CIV. 2
LM
COUR DE CASSATION
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Audience publique du 23 janvier 2025
Cassation partielle
Mme MARTINEL, président
Arrêt n° 61 F-D
Pourvoi n° Z 22-24.421
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
_________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
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ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, DEUXIÈME CHAMBRE CIVILE, DU 23 JANVIER 2025
M. [V] [F], domicilié [Adresse 2], a formé le pourvoi n° Z 22-24.421 contre l'
arrêt n° RG : 21/01389 rendu le 17 octobre 2022 par la cour d'appel de Paris⚖️ (pôle 5, chambre 10), dans le litige l'opposant :
1°/ à la société MMA IARD,
2°/ à la société MMA IARD assurances mutuelles,
ayant toutes deux leur siège [Adresse 1],
défenderesses à la cassation.
Le demandeur invoque, à l'appui de son pourvoi, un moyen unique de cassation.
Le dossier a été communiqué au procureur général.
Sur le rapport de Mme Brouzes, conseiller référendaire, les observations de la SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois et Sebagh, avocat de M. [F], de la SARL Boré, Aa de Bruneton et Mégret, avocat des sociétés MMA IARD et MMA IARD assurances mutuelles, et l'avis de Mme Nicolétis, avocat général, après débats en l'audience publique du 4 décembre 2024 où étaient présentes Mme Martinel, président, Mme Brouzes, conseiller référendaire rapporteur, Mme Isola, conseiller doyen, et Mme Cathala, greffier de chambre,
la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, composée des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Selon l'arrêt attaqué (Paris, 17 octobre 2022), afin de bénéficier de la réduction d'impôts sur le revenu prévue par l'
article 199 undecies B du code général des impôts🏛, au titre du dispositif dit « Girardin industriel », M. [F] a souscrit à un projet, monté par la société Diane et proposé par la société Gesdom, consistant en un investissement dans des centrales photovoltaïques sur l'Île de La Réunion par l'intermédiaire de sociétés en participation (SEP).
2. M. [F] a ainsi versé à la société Diane les sommes de 12 105 euros et 17 982 euros, outre celles de 63 et 65 euros au titre des frais de souscription, et a bénéficié d'une réduction d'impôts sur ses revenus 2010 de 39 194 euros.
3. Cependant, l'administration fiscale a estimé qu'une installation dans le secteur photovoltaïque devait être considérée comme constitutive d'un investissement réalisé, ouvrant droit à réduction d'impôt, uniquement à compter de la date de raccordement au réseau électrique ou du dépôt d'un dossier complet de demande de raccordement. Dans la mesure où ces démarches n'avaient pas été effectuées au 31 décembre de l'année considérée pour les installations concernées par l'investissement de M. [F], une procédure de rectification a été engagée contre lui.
4. M. [F], estimant avoir subi un préjudice du fait des sociétés Diane et Gesdom, a assigné en indemnisation l'assureur de ces dernières, la société Covea Risks, aux droits de laquelle sont venues les sociétés MMA IARD et MMA A assurances mutuelles (l'assureur).
Examen du moyen
Sur le moyen, pris en ses trois premières branches
5. En application de l'
article 1014, alinéa 2, du code de procédure civile🏛, il n'y a pas lieu de statuer par une décision spécialement motivée sur ces griefs, qui ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation.
Sur le moyen, pris en ses cinquième à dixième branches
6. M. [F] fait grief à l'arrêt de fixer sa créance à la somme de 30 087 euros au titre du sinistre afférent à l'investissement de 2010, en application du contrat d'assurance de responsabilité civile professionnelle n° 120.137.363 souscrit par la société Diane, de constater que le plafond de garantie est épuisé et de rejeter toutes ses autres demandes contre l'assureur, alors :
« 5°/ qu'en affirmant péremptoirement, pour écarter l'application de la police d'assurance n° 112 788 909 (CNCIF), que l'activité de monteur d'une opération de défiscalisation exercée par la société Diane ne constituait pas une activité d'ingénierie financière telle que mentionnée dans la liste des activités assurées aux termes de cette police, la cour d'appel a statué par voie de simple affirmation, et a violé l'
article 455 du code de procédure civile🏛 ;
6°/ en toute hypothèse, qu'il appartient au juge de tirer les conséquences légales de ses propres constatations ; qu'en constatant que la société Diane était intervenue en qualité de monteur et réalisateur d'une opération de défiscalisation à caractère immobilier outre-mer sans en tirer la conséquence que cette société exerçait, à cet égard, une activité d'ingénierie financière, mentionnée dans la liste des activités assurées par la police d'assurance n° 112 788 909 (CNCIF), la cour d'appel a violé l'
article 1134 devenu 1103 du code civil🏛 ;
7°/ en toute hypothèse, qu'en énonçant que « la police n° 112 788 909 vise parmi les activités assurées : "les activités d'ingénierie financière et l'assistance ou l'accompagnement concernant les déclarations fiscales" » mais que « l'activité de monteur d'une opération de défiscalisation ne constitue pas une activité d'ingénierie financière, telle que mentionnée dans la liste des activités assurées » et que « le contrat précise que ne sont assurées que les activités qui se rattachent à une activité de CIF, démarcheur bancaire et financier, intermédiaire en opérations de banque, ce qui écarte l'application de la garantie au cas présent », quand une telle restriction ne se trouve nullement dans cette police, la cour d'appel en a dénaturé les termes clairs et précis, et a violé l'obligation faite au juge de ne pas dénaturer l'écrit qui lui est soumis ;
8°/ que le défaut de réponse aux conclusions constitue un défaut de motifs ; qu'en ne répondant pas aux conclusions de M. [F] soutenant que la société Gesdom était, non un simple intermédiaire, mais un acteur à part entière du montage, eu égard notamment à la circonstance que, postérieurement à la souscription du portefeuille litigieux, cette société, par un courrier-type, avait conseillé à chaque investisseur de demander à l'administration fiscale une réduction des versements provisionnels ou des mensualités en raison de l'avantage fiscal à venir, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;
9°/ qu'en laissant sans réponse les conclusions de M. [F] soutenant que, dès 2008, la constitution de la société SFER par les fondateurs des sociétés Diane et Gesdom pour fournir les centrales photovoltaïques aux sociétés de portage, rechercher les exploitants locaux et réaliser les démarches techniques et administratives pour l'installation des centrales, révélait une collaboration entre ces sociétés dès la conception du montage, bien en amont de sa commercialisation, et que le rôle central de la société Gesdom dans le montage était, en outre, corroboré par la domiciliation à son siège des sociétés intervenantes (SFER, SMCP, Factdom), ce dont il se déduisait que la société Gesdom était intervenue dans le montage de l'opération de défiscalisation, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile ;
10°/ qu'en laissant sans réponse les conclusions de M. [F] soutenant que l'obligation de la société Gesdom de fournir un investissement remplissant les conditions légales pour l'obtention de l'avantage fiscal était une obligation de résultat de sorte que le seul fait que l'avantage fiscal ait été repris pour ce motif suffisait à caractériser un manquement de la part de cette dernière, la cour d'appel a violé l'article 455 du code de procédure civile. »
Réponse de la Cour
7. Le moyen unique de cassation présenté par M. [F] critique l'arrêt d'appel seulement en ce qu'il fixe sa créance à la somme de 30 087 euros au titre du sinistre afférent à l'investissement de 2010 en application du contrat d'assurance de responsabilité civile professionnelle n° 120.137.363 souscrit par la société Diane, constate que le plafond de garantie est épuisé et rejette toutes ses autres demandes contre l'assureur. Il résulte de la lecture de l'arrêt attaqué et du jugement que le chef de dispositif rejetant « toute autre demande », figurant au dispositif de l'arrêt d'appel ne porte pas sur les demandes fondées sur la responsabilité de la société Gesdom ni sur l'application du contrat d'assurances n° 112 788 909 souscrit par la CNCIF qui avaient été écartées par le jugement et dont le rejet a été confirmé par l'arrêt d'appel.
8. Le demandeur au pourvoi soutient qu'il n'est pas exigé que le moyen attaque formellement la confirmation du chef de dispositif qu'il critique. La question se pose dès lors de savoir si déclarer ce moyen inopérant serait faire preuve de formalisme excessif et porterait atteinte à l'
article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales🏛.
9. La Cour européenne des droits de l'homme juge que si le droit d'accès à un tribunal n'est pas absolu et se prête à des limitations implicitement admises, car il appelle par nature une réglementation par l'État, lequel jouit à cet égard d'une certaine marge d'appréciation (Ab c. Hongrie [GC], n° 20261/12, § 120, 23 juin 2016, et Ac Ad c. Suisse, n° 74989/11, § 73, 13 juillet 2021), les limitations appliquées ne sauraient restreindre l'accès ouvert à l'individu d'une manière ou à un point tels que le droit s'en trouve atteint dans sa substance même.
10. Selon la Cour européenne, ces limitations ne se concilient avec l'article 6, § 1, que si elles poursuivent un but légitime et s'il existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (Zubac c. Croatie [GC], n° 40160/12, § 78, 5 avril 2018). Pour apprécier la proportionnalité de la restriction en cause, la Cour prend en considération notamment le point de savoir si le requérant a dû supporter une charge excessive en raison des erreurs éventuellement commises en cours de procédure (Zubac, précité, §§ 90-95 et jurisprudence citée) et celui de savoir si cette restriction est empreinte d'un formalisme excessif (Henrioud c. France, n° 21444/11, § 67, 5 novembre 2015 et Zubac, précité, §§ 96-99). En effet, en appliquant les règles de procédure, les tribunaux doivent éviter à la fois un excès de formalisme qui porterait atteinte à l'équité de la procédure, et une souplesse excessive qui aboutirait à supprimer les conditions de procédure établies par les lois (Ae c. France, n° 35787/03, § 29, 26 juillet 2007).
11. S'agissant de la procédure devant les juridictions supérieures, en général, et devant la Cour de cassation en particulier, la Cour européenne des droits de l'homme a récemment rappelé qu'en ce qui concerne l'application de restrictions légales à l'accès aux juridictions supérieures, elle prend en considération, à différents degrés, certains autres facteurs : i) la prévisibilité de la restriction, ii) le point de savoir si c'est le requérant ou l'État défendeur qui doit supporter les conséquences négatives des erreurs commises au cours de la procédure et qui ont eu pour effet de priver le requérant d'un accès à la juridiction supérieure, et iii) celui de savoir si les restrictions en question peuvent passer pour révéler un « formalisme excessif ».
12. Pour déterminer si les juridictions internes ont fait preuve d'un formalisme excessif, la Cour examine en principe l'affaire dans son ensemble, eu égard aux circonstances particulières de celle-ci. En procédant à cet examen, elle insiste souvent sur la « sécurité juridique » et la « bonne administration de la justice », deux éléments centraux permettant de distinguer entre formalisme excessif et application acceptable des formalités procédurales. Elle a notamment jugé que le droit d'accès à un tribunal se trouve atteint dans sa substance lorsque sa réglementation cesse de servir les buts de la sécurité juridique et de la bonne administration de la justice et constitue une sorte de barrière qui empêche le justiciable de voir son litige tranché au fond par la juridiction compétente (
CEDH, 21 novembre 2024, Justine c. France, n° 78664/17⚖️).
13. Dans la procédure devant la Cour de cassation, le dernier alinéa de l'
article 978 du code de procédure civile🏛 impose à l'auteur d'un pourvoi, à peine d'être déclaré d'office irrecevable, pour chaque moyen ou chaque élément de moyen de cassation, de préciser la partie critiquée de la décision.
14. Or, en l'espèce, le moyen ne critiquant pas les chefs de dispositif confirmés par le jugement, ni la confirmation de ces chefs par la cour d'appel, les griefs relatifs à l'application du contrat d'assurance n° 112.788.909 et à la responsabilité de la société Gesdom ne sont manifestement pas de nature à entraîner la cassation de l'arrêt à ce titre.
15. Une telle analyse, dont il ne résulte pas que la Cour de cassation exige que le demandeur au pourvoi attaque formellement la confirmation du chef de dispositif du jugement ayant rejeté ses demandes, dès lors qu'est critiquée en elle-même la disposition confirmée, est conforme aux exigences de l'article 6, § 1, de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, telles qu'interprétées par la Cour européenne des droits de l'homme.
16. Il résulte de ce qui précède que le moyen ne peut être accueilli.
Mais sur le moyen, pris en sa quatrième branche
Enoncé du moyen
17. M. [F] fait le même grief à l'arrêt, alors « que s'analyse en un préjudice réparable les intérêts de retard payés par le contribuable qui n'a pas acquitté à l'échéance l'impôt légalement dû en raison du manquement du professionnel chargé de monter une opération d'optimisation fiscale ; qu'en énonçant, pour limiter à la somme de 30 087 euros le montant des préjudices subis par M. [F], et ainsi rejeter la demande de ce dernier tendant au remboursement du montant des intérêts de retard, que lesdits intérêts de retard constituaient la contrepartie du paiement différé de l'impôt, la cour d'appel a violé l'
article 1147 devenu 1231-1 du code civil🏛. »
Réponse de la Cour
Vu les
articles 1147 et 1149 du code civil🏛, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'
ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016🏛 :
18. Il résulte de ces textes que le paiement des pénalités de retard mises à la charge d'un contribuable à la suite d'une rectification fiscale lui refusant le bénéfice de la réduction d'impôt escomptée d'une opération de défiscalisation ne constitue pas un préjudice indemnisable, sauf s'il est établi que, sans la faute des personnes en charge de cette opération dont la responsabilité est recherchée, ce contribuable n'aurait pas été exposé au paiement de ces pénalités.
19. Pour rejeter la demande d'indemnisation formées par l'investisseur au titre du préjudice correspondant au montant des intérêts de retard, l'arrêt retient qu'ils constituent la contrepartie d'un paiement différé de l'impôt.
20. En se déterminant ainsi, sans rechercher si, sans les fautes commises par la société Diane dans le montage de l'opération de défiscalisation et le suivi de son exécution, l'investisseur aurait échappé aux intérêts de retard mis à sa charge, la cour d'appel n'a pas donné de base légale à sa décision.
Et sur le moyen relevé d'office
21. Après avis donné aux parties conformément à l'
article 1015 du code de procédure civile🏛, il est fait application de l'article 620, alinéa 2, du même code.
Vu l'
article L. 124-1-1 du code des assurances🏛 :
22. Les dispositions du texte susvisé consacrant la globalisation des sinistres
ne sont pas applicables à la responsabilité encourue par un professionnel
en cas de manquements à ses obligations d'information et de conseil, celles-ci, individualisées par nature, excluant l'existence d'une cause technique, au sens de ce texte, permettant de les assimiler à un fait dommageable unique.
23. Pour constater l'épuisement de la garantie prévue au contrat d'assurance souscrit par la société Diane, l'arrêt énonce qu'aux termes de l'article L. 124-1-1 du code des assurances, constitue un sinistre tout dommage ou ensemble de dommages causés à des tiers, engageant la responsabilité de l'assuré, résultant d'un fait dommageable et ayant donné lieu à une ou plusieurs réclamations, que le fait dommageable est celui qui constitue la cause génératrice du dommage et qu'un ensemble de faits dommageables ayant la même cause technique est assimilé à un fait dommageable unique.
24. L'arrêt retient que le fait générateur doit s'entendre, non des circonstances de temps et de lieu propres à chaque réclamation, mais de la cause technique qui est commune et que les différentes réclamations formées à l'encontre de la responsabilité de la société Diane ont la même cause, à savoir de ne pas s'être assurée de l'éligibilité de son produit au dispositif Girardin et plus précisément de la condition du raccordement au réseau EDF.
25. En statuant ainsi, alors qu'elle retenait que la société Diane avait manqué à son obligation d'information, ce dont il résultait que la responsabilité de l'assurée était engagée au titre de ses manquements dans l'exécution d'obligations dont elle était spécifiquement débitrice à l'égard de M. [F], la cour d'appel a violé le texte susvisé.
Portée et conséquences de la cassation
26. La cassation prononcée n'emporte pas celle des chefs de dispositif de l'arrêt condamnant l'assureur aux dépens ainsi qu'au paiement d'une somme en application de l'
article 700 du code de procédure civile🏛, justifiés par d'autres dispositions de l'arrêt non remises en cause.
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs du pourvoi, la Cour :
CASSE ET ANNULE, mais seulement en ce qu'il fixe la créance de M. [F] à la somme de 30 087 euros au titre du sinistre afférent à l'investissement de 2010, en application du contrat d'assurance de responsabilité civile professionnelle numéro 120 137 363 souscrit par la société Diane, constate que le plafond de la garantie est épuisé et rejette la demande en paiement formée par M. [F] contre les sociétés MMA IARD et MMA A assurances mutuelles à ce titre, l'arrêt rendu le 17 octobre 2022, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ;
Remet, sur ces points, l'affaire et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant cet arrêt et les renvoie devant la cour d'appel de Paris autrement composée ;
Condamne les sociétés MMA IARD et MMA A assurances mutuelles aux dépens ;
En application de l'article 700 du code de procédure civile, rejette la demande formée par les sociétés MMA IARD et MMA IARD assurances mutuelles et les condamne in solidum à payer à M. [F] la somme de 3 000 euros ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, deuxième chambre civile, et prononcé par le président en son audience publique du vingt-trois janvier deux mille vingt-cinq.