N° U 24-80.383 F-D
N° 00049
ODVS
21 JANVIER 2025
REJET
M. BONNAL président,
R É P U B L I Q U E F R A N Ç A I S E
________________________________________
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
_________________________
ARRÊT DE LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE,
DU 21 JANVIER 2025
Les sociétés [1] et [2], parties civiles, ont formé un pourvoi contre l'arrêt de la cour d'appel de Paris, chambre 2-7, en date du 21 décembre 2023, qui, dans la procédure suivie contre M. [Aa] [C] du chef de diffamation publique envers un particulier, a prononcé sur les intérêts civils.
Des mémoires ont été produits, en demande et en défense.
Sur le rapport de M. Dary, conseiller, les observations de la SCP Spinosi, avocat des sociétés [1] et [2], les observations de la SCP Piwnica et Molinié, avocat de M. [O] [C], et les conclusions de M. Dureux, avocat général référendaire, après débats en l'audience publique du 10 décembre 2024 où étaient présents M. Bonnal, président, M. Dary, conseiller rapporteur, Mme Labrousse, conseiller de la chambre, et Mme Dang Van Sung, greffier de chambre,
la chambre criminelle de la Cour de cassation, composée en application de l'
article 567-1-1 du code de procédure pénale🏛, des président et conseillers précités, après en avoir délibéré conformément à la loi, a rendu le présent arrêt.
Faits et procédure
1. Il résulte de l'arrêt attaqué et des pièces de la procédure ce qui suit.
2. Le 24 avril 2020, les sociétés [1] et [2] ont porté plainte et se sont constituées partie civile du chef de diffamation publique envers un particulier, à raison des seuls propos suivants, attribués à M. [O] [C], publiés dans l'édition du journal Le Figaro du 7 avril 2020, dans un article intitulé « [1] et [3] veulent prolonger l'itinérance » : « Le quatrième opérateur n'investit pas suffisamment dans son réseau mobile contrairement à ses promesses répétées depuis douze ans, date de I'obtention de la licence. Il est en effet compliqué de pouvoir investir quand on a une si forte politique de dividendes ».
3. Par ordonnance du 27 juillet 2021, un juge d'instruction a renvoyé M. [C] devant le tribunal correctionnel du chef susvisé.
4. Par jugement du 18 janvier 2023, le tribunal a relaxé le prévenu et a prononcé sur les intérêts civils.
5. Les parties civiles ont relevé appel de cette décision.
Examen des moyens
Sur le premier moyen
Enoncé du moyen
6. Le moyen critique l'arrêt attaqué, confirmant le jugement entrepris, en ce qu'il a déclaré irrecevable la constitution de partie civile de la société [1], alors :
« 1°/ que d'une part, l'action en diffamation est fondée dès lors que le texte diffamatoire permet à la personne qui se prétend diffamée de se reconnaître comme étant personnellement visée et aux lecteurs dudit texte de l'identifier ; qu'en l'espèce, en déclarant la société [1] irrecevable en sa constitution de partie civile aux motifs que « l'imputation ne peut être étendue à la société [1] qui n'est concernée ni par ce réseau ni par ce contrat, le lecteur étant à même de comprendre que l'utilisation du terme [1] » dans le titre et certains passages du texte ne correspond qu'à une facilité de langage, sans viser une entité juridique distincte », tandis que le titre de l'article litigieux visait directement la société « [1] » et que le sujet de cet article portait sur l'annonce de la prolongation de l'accord d'itinérance entre « [1] et [3] », provoquant le mécontentement des concurrents de « [1] », ce qui visait directement et explicitement la partie civile, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard des articles 10 § 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, 29 de la loi du 29 juillet 1881, 2, 3, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
2°/ que d'autre part, pour déterminer la portée de propos diffamatoires, aux fins de savoir si une personne morale est visée, les juges doivent prendre en considération l'ensemble de l'article et son contexte ; qu'avant de retenir que la société [1] n'était pas visée par les propos incriminés, les juges du fond auraient dû s'expliquer, ainsi qu'ils y étaient invités, sur le fait que dès lors que les produits de la société [2] sont commercialisés sous la marque « [1] », l'opinion publique n'est pas en mesure de différencier entre ces deux sociétés et a tendance à les confondre et les considérer comme une entité unique, ceci ayant été reconnu par le ministère public lui-même, de sorte que la société [1], directement citée et identifiée par le lecteur, était parfaitement recevable à défendre son honneur et sa considération, atteinte par les termes de l'article litigieux mettant en cause ses pratiques ; que faute de l'avoir fait, la cour d'appel a privé sa décision de base légale au regard des articles 10 § 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, 29 de la loi du 29 juillet 1881, 2, 3, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
3°/ qu'enfin, en ne recherchant pas, comme elle y était pourtant invitée par les conclusions régulièrement déposées, si l'article litigieux n'a pas porté atteinte à la confiance que les clients et prospects avaient en l'action de la société [1] en dénigrant son choix de prolonger son contrat d'itinérance au détriment des investissements dans son réseau, en sorte qu'elle était recevable à agir et à se constituer partie civile pour défendre son honneur et sa considération, la cour d'appel a de plus fort privé sa décision de base légale au regard des articles 10 § 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, 29 de la loi du 29 juillet 1881, 2, 3, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
4°/ qu'en outre, la contradiction de motifs équivaut à un défaut de motifs ; qu'en l'espèce, pour déclarer la société [1] irrecevable en sa constitution de partie civile, l'arrêt attaqué a retenu que l'imputation ne pouvait être étendue à la société [1], tout en constatant que le titre de l'article litigieux mentionnait explicitement la société [1] et avait pour « sujet principal l'annonce de la prolongation de l'accord d'itinérance entre « [1] et [3] » provoquant le mécontentement des concurrents de « [1] » » ; qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a entaché sa décision d'une contradiction de motifs en violation de l'
article 593 du code de procédure pénale🏛. »
Réponse de la Cour
7. Pour déclarer irrecevable la constitution de partie civile de la société [1], l'arrêt attaqué énonce que l'article litigieux, qui a pour sujet principal l'annonce de la prolongation de l'accord d'itinérance entre « [1] et [3] », précise clairement qu'il s'agit d'un avenant au contrat d'itinérance conclu entre [2] et [3] qui prolonge la période d'extinction graduelle de l'itinérance nationale de [2] sur les réseaux 2G et 3G d'[3].
8. Les juges ajoutent que, dans ce contexte, le passage poursuivi impute au « quatrième opérateur » de ne pas investir « suffisamment dans son réseau mobile contrairement à ses promesses répétées », dès lors qu'il est « compliqué de pouvoir investir quand on a une si forte politique de dividendes », précisant qu'est ainsi visée la société [2] qui reconnaît elle-même être « souvent dénommée quatrième opérateur français », seule concernée par le réseau mobile et partie audit contrat d'itinérance.
9. Ils en déduisent que l'imputation ne peut être étendue à la société [1] qui n'est concernée ni par ce réseau ni par ce contrat, le lecteur étant à même de comprendre que l'utilisation du terme « [1] » dans le titre et certains passages du texte ne correspond qu'à une facilité de langage, sans viser une entité juridique distincte.
10. En se déterminant ainsi, la cour d'appel, qui a exactement retenu, à la lumière des éléments extrinsèques qu'elle a souverainement appréciés, que les propos poursuivis visaient uniquement la société [2], désignée par l'expression « quatrième opérateur », seule concernée par le contrat d'itinérance conclu avec la société [3], et non la société [1], étrangère audit contrat, ce que tout lecteur était à même de comprendre, a justifié sa décision.
11. Dès lors, le moyen doit être écarté.
Sur le second moyen
Enoncé du moyen
12. Le moyen critique l'arrêt attaqué, confirmant le jugement entrepris, en ce qu'il a débouté les sociétés [1] et [2] de leurs demandes, alors :
« 1°/ que d'une part, constitue une diffamation toute imputation ou allégation d'un fait qui porte atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne à laquelle le fait est imputé, même si elle est présentée sous une forme déguisée ou dubitative ou par voie d'insinuation ; qu'en matière de diffamation, le juge doit prendre en considération les éléments intrinsèques et extrinsèques de nature à donner aux propos incriminés leur véritable sens ; que des propos reprochant des manquements à une société, en lui imputant de ne pas avoir investi dans son réseau mobile à la hauteur de ce qu'elle avait annoncé à la date d'obtention de sa licence et réaffirmé depuis, constituent l'imputation d'un fait précis pouvant faire l'objet d'un débat sur la preuve sa vérité et portant nécessairement atteinte à la considération de la personne morale ; qu'en l'espèce, en retenant que « l'insuffisance des investissements promis demeure un fait assez vague » qui ne porterait pas atteinte à l'honneur ou à la considération de l'exposante (arrêt, p. 8), pour écarter le caractère diffamatoire des propos, la cour d'appel a méconnu les articles 10 § 2 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, 29 de la loi du 29 juillet 1881, 2, 3, 591 et 593 du code de procédure pénale ;
2°/ que d'autre part, pour être diffamatoires, les propos ne doivent pas nécessairement porter sur l'insinuation de la commission d'un fait pénalement répréhensible, mais il suffit qu'ils portent sur un fait précis susceptible de faire l'objet d'un débat sur la preuve et portant atteinte à l'honneur ou à la considération de la personne ; qu'en l'espèce, en déniant tout caractère diffamatoire aux propos poursuivis aux motifs que « l'article n'indique pas et n'insinue pas davantage que ce fait serait pénalement répréhensible, illégal, contraire à des obligations impératives sanctionnées par l'ARCEP ou aux règles communément admises » (arrêt, p. 8), la cour d'appel a méconnu de plus fort les articles précités ;
3°/ qu'enfin, des propos présentant, fût-ce sous une forme allusive, une personne morale comme ayant failli à ses engagements portent nécessairement atteinte à sa considération exclusifs d'un simple jugement de valeur ; qu'en l'espèce, en écartant l'existence d'une faute civile aux motifs que « le propos ne constitue que l'expression d'une opinion critique sur la politique d'investissements d'un concurrent ayant choisi de privilégier la distribution de dividendes, favorisant plutôt les actionnaires que les clients », lorsque le propos critiquant la politique d'investissements d'un concurrent ayant choisi de privilégier la distribution de dividendes en favorisant les actionnaires au détriment des clients, au mépris des obligations imposées par l'ARCEP, constitue l'imputation d'un fait précis concernant pouvant faire l'objet d'un débat sur la preuve sa vérité et portant nécessairement atteinte à la considération de la personne morale, la cour d'appel n'a pas davantage légalement justifié sa décision au regard des articles précités ;
4°/ qu'en outre, en considérant péremptoirement que les faits dénoncés par l'article litigieux ne concerneraient pas les obligations impératives sanctionnées par l'ARCEP, sans répondre aux chefs péremptoires des conclusions régulièrement déposées qui faisaient valoir que les propos litigieux se rapportaient directement à l'obligation de déploiement du réseau à laquelle l'exposante était astreinte et soumise au contrôle et aux sanctions de l'ARCEP en vertu de l'article 36-11 du code des postes et des télécommunications dont les objectifs en cause avaient précisément été réalisés et largement dépassés par la partie civile, ce qui, au demeurant, démontrait que les propos litigieux étaient bien susceptibles de faire l'objet d'un débat sur la preuve de leur vérité, la cour d'appel n'a pas légalement justifié sa décision au regard de l'article 593 du code de procédure pénale. »
Réponse de la Cour
13. Pour rejeter l'existence d'une faute civile du prévenu et débouter la société [2] de ses demandes, l'arrêt attaqué relève que le propos, en ce qu'il évoque l'insuffisance des investissements promis, demeure assez vague et, surtout, qu'il ne porte pas atteinte à l'honneur ou à la considération de la société [2], l'article n'indiquant ni n'insinuant que ce fait serait pénalement répréhensible, illégal, contraire à des obligations impératives sanctionnées par l'Autorité de régulation des communications électroniques et des postes (ARCEP) ou aux règles morales communément admises.
14. Les juges en concluent que ledit propos ne constitue que l'expression d'une opinion critique sur la politique d'investissements d'un concurrent ayant choisi de privilégier la distribution de dividendes, favorisant plutôt les actionnaires que les clients.
15. En se déterminant ainsi, la cour d'appel, qui a répondu aux chefs péremptoires des conclusions dont elle était saisie, a justifié sa décision.
16. En effet, les juges ont exactement retenu, à la lumière des éléments extrinsèques qu'ils ont souverainement appréciés, que les propos poursuivis, par leur sens et leur portée, n'imputaient à la société [2] aucun fait précis portant atteinte à son honneur ou à sa considération, se limitant à un jugement de valeur d'ordre général sur la gouvernance de l'entreprise ayant choisi de privilégier les intérêts de ses actionnaires plutôt que d'investir suffisamment dans son réseau mobile au profit de ses clients, opinion exclusive de tout débat sur la preuve.
17. Ainsi, le moyen ne saurait être accueilli.
18. Par ailleurs, l'arrêt est régulier en la forme.
PAR CES MOTIFS, la Cour :
REJETTE le pourvoi ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président en son audience publique du vingt et un janvier deux mille vingt-cinq.