TA Cergy-Pontoise, du 16-01-2025, n° 2105690
A36046RW
Référence
L'État peut voir sa responsabilité engagée dans le cadre de l'abandon tardif de la réhabilitation d'un monument classé monument historique.
Par une requête et des mémoires enregistrés le 27 avril 2021, le 20 mai 2022, le 2 septembre 2022, le 13 janvier 2023, le 28 février 2023 et le 20 mai 2023, la société par action simplifiée (SAS) Groupe Duval, la société civile de construction vente (SCCV) Clichy MDP et la SAS Duval Développement Ile-de-France, représentées par Me Tenailleau et Me de La Hosseraye, demandent au tribunal, dans le dernier état de leurs écritures :
1°) de condamner l'Etat, solidairement avec la commune de Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine), à verser les sommes de 3 520 406 euros hors taxes (HT), 9 701 337 euros HT et 10 973 925 euros HT respectivement à la SAS Groupe Duval, à la SAS Duval Développement Ile-de-France et à la SCCV Clichy MDP, majorées des intérêts de droit à compter du 31 décembre 2020 et de la capitalisation des intérêts, en réparation des préjudices nés de l'abandon du projet de restauration de la maison du peuple à Clichy-la-Garenne ;
2°) de mettre à la charge de l'Etat, solidairement avec la commune de Clichy-la-Garenne, la somme de 3 000 euros à verser à chacune des sociétés requérantes au titre des dispositions de l'article L. 761-1 du code de justice administrative🏛.
Elles soutiennent que :
Concernant la responsabilité de l'Etat et de la commune de Clichy-la-Garenne :
- la responsabilité quasi-délictuelle de l'Etat est engagée pour faute dès lors qu'il n'a pas tenu ses engagements en abandonnant le projet de restauration de la maison du peuple de manière tardive et sans motif d'intérêt général ;
- la commune de Clichy-la-Garenne a commis des fautes de nature à engager sa responsabilité en ne les avertissant pas du risque que l'Etat se désengage du projet en raison des contraintes d'urbanisme existantes, qu'elle ne pouvait ignorer ;
- elles n'ont commis aucune imprudence dès lors que l'Etat et la commune de Clichy-la-Garenne, par leur comportement, les ont incitées à exposer des frais en vue de la réalisation du projet sans attendre l'ensemble des autorisations requises ;
- en tout état de cause, la responsabilité de l'Etat et de la commune de Clichy-la-Garenne est engagée même en l'absence de faute, eu égard au préjudice anormal et spécial qu'elles ont subi.
Concernant les préjudices subis :
- elles ont subi des préjudices, en lien avec le comportement fautif de l'Etat et de la commune de Clichy-la-Garenne, procédant des sommes versées au titre de la convention de mécénat avec le centre Georges Pompidou, de la mobilisation de ses dirigeants et salariés et du préjudice d'image pour la SAS Groupe Duval, de l'ensemble des dépenses pour les prestataires extérieurs et du manque à gagner pour la SCCV Clichy MDP, et des dépenses de personnels, du manque à gagner né de l'abandon du projet et de la perte d'opportunité subséquente de développer d'autres affaires, pour la société Duval Développement Ile-de-France.
Par des mémoires en défense, enregistrés le 15 mars 2022, le 17 juin 2022 et le 16 janvier 2023, le ministre de la culture conclut :
1°) au rejet de la requête ;
2°) à défaut, à ce que la commune de Clichy-la-Garenne la garantisse de toute condamnation qui serait, le cas échéant, prononcée à son encontre.
Il fait valoir que :
- il n'a commis aucune faute de nature à engager sa responsabilité ;
- les conditions d'engagement de sa responsabilité sans faute ne sont pas remplies ;
- les sociétés requérantes ont en tout état de cause été imprudentes en engageant des frais alors pourtant que l'Etat avait alerté à de nombreuses reprises sur le caractère non acquis des autorisations de travaux requises, qui relevaient d'ailleurs des conditions suspensives mentionnées dans le document " conditions particulières du site " ;
- les préjudices invoqués ne sont pas établis et en tout état de cause pas objectivés ;
- en raison des manquements commis par la commune de Clichy-la-Garenne, celle-ci devra le garantir de toute condamnation qui pourrait être prononcée à son encontre.
Par des mémoires en défense, enregistrés le 22 mars 2022, le 5 septembre 2022 et le 20 mars 2023, la commune de Clichy-la-Garenne, représentée par Me Drai, conclut :
1°) à titre principal, au rejet de la requête ;
2°) à titre subsidiaire, à ce qu'une expertise comptable à fin de déterminer l'étendue exacte du préjudice soit ordonnée ;
3°) à ce que l'Etat la garantisse de toute condamnation qui serait, le cas échéant, prononcée à son encontre ;
4°) à ce que la somme de 5 000 euros soit solidairement mise à la charge des sociétés requérantes au titre des dispositions de l'article L.761-1 du code de justice administrative.
Elle fait valoir que :
- elle n'a commis aucune faute de nature à engager sa responsabilité ;
- les conditions d'engagement de sa responsabilité sans faute ne sont pas remplies ;
- les sociétés requérantes ont fait preuve d'imprudence en engageant des dépenses alors qu'il n'était pas certain que le projet puisse définitivement aboutir.
Par une ordonnance du 6 juin 2023, la clôture de l'instruction a été fixée au 17 juillet 2023.
Vu les autres pièces du dossier.
Vu :
- le code civil ;
- le code du patrimoine ;
- le code de justice administrative.
Les parties ont été régulièrement averties du jour de l'audience.
Ont été entendus au cours de l'audience publique :
- le rapport de Mme Cordary, première conseillère ;
- les conclusions de M. Sitbon, rapporteur public ;
- les observations de Me Tenailleau, pour la SAS Groupe Duval, la SCCV Clichy MDP et la SAS Duval Développement Ile-de-France ;
- les observations de Mme A et M. B pour la ministre de la cuture ;
- et les observations de Me Cocrelle, substituant Me Drai, pour la commune de Clichy-la-Garenne.
Une note en délibéré a été produite pour la ministre de la culture le 21 décembre 2024. Elle n'a pas été communiquée.
1. Dans le cadre de l'appel à projet " Inventons la Métropole du Grand Paris ", organisé par l'Etat, la Métropole du Grand Paris (MGP) et la Société du Grand Paris (SGP), le jury, par décision du 18 octobre 2017, a retenu le projet porté par le groupement mandaté par la société par action simplifiée (SAS) Groupe Duval pour réhabiliter la maison du peuple de Clichy-la-Garenne (Hauts-de-Seine), classé monument historique, via l'adjonction d'une tour de 96 mètres. Toutefois, le 20 septembre 2019, le ministre de la culture a annoncé par voie de presse que l'Etat ne donnerait pas son autorisation à la réalisation du projet en l'état, ce qui a été confirmé lors d'une réunion du 4 novembre 2019. Par la présente requête, la SAS Groupe Duval, la SAS Duval Développement Ile-de-France et la SCCV Clichy MDP (groupement Duval) demandent au tribunal condamner l'Etat, solidairement avec la commune de Clichy-la-Garenne, à leur verser respectivement les sommes de 3 520 406 euros hors taxes (HT), 9 701 337 euros HT et 10 973 925 euros HT, majorées des intérêts de droit à compter du 31 décembre 2020 et de la capitalisation des intérêts, en réparation des préjudices subis en raison de l'abandon du projet.
Sur les responsabilités de l'Etat, de la commune de Clichy-la-Garenne et des sociétés requérantes :
2. Si une personne publique a toujours la faculté de renoncer pour un motif d'intérêt général à ce qu'elle a promis, sa responsabilité peut être engagée si son comportement a légitimement conduit le destinataire de la promesse à prendre des décisions qu'il n'aurait pas prises sans elle. La promesse doit être suffisamment ferme et précise pour avoir engagé celui qui l'a reçue à effectuer des prestations. Celui-ci doit de son côté avoir fait preuve de la prudence qui s'impose face à des promesses et ne saurait être indemnisé des risques qu'il a éventuellement pris en tenant pour acquis ce qui ne l'était pas.
En ce qui concerne les fautes de l'Etat :
3. En premier lieu, le groupement Duval soutient que la responsabilité de l'Etat est engagée dès lors qu'en annonçant l'abandon du projet près de deux ans après l'appel d'offre mentionné au point 1 ci-dessus, il n'a pas tenu ses engagements et que, par son comportement, il l'a incité à exposer des frais en vue de la réhabilitation de la maison du peuple. Pour s'en défendre, l'Etat fait valoir, d'une part, que la sélection du projet porté par la SAS Groupe Duval dans le cadre de l'appel d'offre pour la réhabilitation de la maison du peuple de Clichy-la-Garenne ne valait pas autorisation de travaux sur ce bâtiment classé monument historique dès lors, d'une part, que l'article 3.5 du document " conditions particulières du site " mentionnait que l' " obtention des autorisations administratives nécessaires à la réalisation du projets du candidat retenu, devenues définitives " constituait une condition suspensive, et, d'autre part, qu'il a manifesté des réserves à de nombreuses reprises. Toutefois, il résulte de l'instruction que l'Etat, représenté par le préfet de la région Ile-de-France et la Société du Grand Paris, établissement public de l'Etat, était co-organisateur de l'appel à projet et membre du jury ayant désigné lauréat le groupement Duval. De plus, ce dernier s'est vu délivrer une autorisation, le 4 septembre 2018, pour la réalisation de sondages pressiométriques et de fouilles de reconnaissance de fondations de la maison du peuple, tandis que la direction régionale des affaires culturelles (DRAC) l'a informé par courrier du 28 mai 2019 que le projet ne portait pas atteinte au patrimoine archéologique, ce qui constitue autant d'étapes préalables, franchies avec succès, dans l'objectif de réaliser le projet. De même, l'Etat, saisi sur le fondement de l'article L. 621-22 du code du patrimoine🏛, ne s'est pas opposé à la cession de la maison du peuple au groupement Duval. Il s'ensuit que le groupement Duval, nonobstant l'existence non contestée de conditions suspensives, a pu légitimement penser que les autorisations administratives, délivrées par l'autorité qui l'avait désigné lauréat, avaient toutes les chances de lui être par la suite accordées. A cet égard, il ne résulte d'ailleurs pas de l'instruction que l'avis défavorable émis le 18 août 2017 par la DRAC, saisie par la commune de Clichy-la-Garenne sur les trois projets présentés dans le cadre de l'appel à projet, pas plus d'ailleurs que le courrier du 28 septembre 2018 adressé au président de la Métropole du Grand Paris par lequel la ministre de la culture aurait fait part de sa " vive préoccupation " concernant ce projet architectural et de sa décision de confier une mission d'analyse du projet à l'inspection des patrimoines, auraient été adressés aux sociétés requérantes. De même, s'il est indiqué dans le procès-verbal de la réunion du 17 septembre 2017 à l'issue de laquelle le jury a choisi le projet proposé par la SAS Groupe Duval, que le représentant de l'Etat a indiqué " ne pas prendre part au vote compte tenu des contraintes que tous les projets proposés, en leur proposition actuelle, feraient porter au bâtiment classé ", il ne résulte pas de l'instruction que le groupement Duval en aurait été informé. Enfin, si des représentants du groupement, de la commune de Clichy-la-Garenne et du ministère de la culture se sont réunis le 18 janvier 2019, il résulte de l'instruction, notamment du compte rendu de cette réunion qui s'est tenue quinze mois après le résultat de l'appel d'offre et était en tout état de cause tardive, qu'il a seulement été " rappelé que le projet, s'il devait être poursuivi, ferait l'objet d'une demande d'autorisation de travaux sur monument historique et probablement d'un passage en commission nationale de l'architecture et du patrimoine ". En l'état, ni une telle mention, ni même le refus, le 7 mai 2019, par le préfet de la région Ile-de-France d'accorder une autorisation relative à la " réalisation de sondages sur la structure en acier ", ne peuvent être considérés comme des alertes suffisantes pour que le groupement Duval eût dû suspendre l'engagement des frais exposés pour la mise en œuvre du projet, alors au demeurant que les sociétés requérantes, au regard de l'ampleur du projet et de l'article 3.6 du document " conditions particulières du site " qui prévoyait une pénalité forfaitaire en cas de retard dans la signature de l'acte authentique de transfert de droits, se devaient sans retard de le mener à bien. Dans ces conditions, elles sont fondées à soutenir qu'en abandonnant le projet près de deux ans après l'appel à projet, l'Etat n'a pas tenu ses engagements, et que, par son comportement, il les a incitées à prendre des décisions en vue de la réalisation du projet. Il s'ensuit que l'Etat a commis une faute et engagé sa responsabilité à ce titre.
4. En second lieu, le groupement Duval soutient que la responsabilité de l'Etat est engagée faute d'un intérêt général justifié pour l'abandon du projet, près de deux ans après qu'il eut été retenu. Si, pour s'en défendre, l'Etat fait valoir que le risque d'illégalité du projet en raison des choix architecturaux retenus constituait un motif d'intérêt général, il résulte de l'instruction que le ministre de la culture s'est borné à affirmer par voie de presse, le 20 septembre 2019, qu'" il y a des règles en matière de patrimoine et la tour () dénature le bâtiment ", sans préciser le cadre juridique sur lequel il s'est fondé. Ce faisant, il n'a pas justifié en droit l'opposition au projet alors pourtant que l'Etat avait participé au jury de sélection, que les contraintes invoquées a posteriori étaient connues dès l'origine du projet sans que l'avis de la DRAC n'ait alors été pris en compte et qu'aucune modification de droit ni de fait n'est intervenue entre la désignation du lauréat, le 18 octobre 2017, et l'abandon du projet, annoncé le 20 septembre 2019 par voie de presse, confirmé lors de la réunion du 4 novembre 2019 pour laquelle il n'existe d'ailleurs aucun compte rendu qui serait venu précisé le motif retenu. Dans ces conditions, l'Etat n'établit pas que l'abandon du projet était justifié par un motif d'intérêt général au non d'opportunité. Sa responsabilité est donc engagée à ce titre.
En ce qui concerne les fautes de la commune de Clichy-la-Garenne :
5. Le groupement Duval soutient que la commune de Clichy-la-Garenne, qui avait connaissance des alertes données à plusieurs reprises par l'Etat, a commis une faute de nature à engager sa responsabilité en s'abstenant de l'en informer et en prenant au contraire des décisions de nature à confirmer la promesse non tenue de l'Etat, évoquée au point 3 ci-dessus. Toutefois, il résulte de l'instruction que si la commune de Clichy-la-Garenne a adressé un courrier à la DRAC et au préfet de région le 13 décembre 2017, espérant ainsi " renouer les dialogue " et démontrant par là même qu'elle n'ignorait pas l'existence de difficultés potentielles quant à la faisabilité du projet, elle n'avait ni pour mission ni pour obligation d'en informer le groupement Duval, ni même la légitimité, alors qu'un lauréat avait été désigné par le préfet de la région Ile-de-France, de décider de ne pas conduire les actions lui incombant pour que le projet aboutisse. Dès lors, il ne saurait lui être reproché d'avoir modifié son plan local d'urbanisme et préparé les délibérations préalables du conseil municipal pour permettre la cession de la maison du peuple au groupement Duval, points qu'elle a au demeurant et de manière cohérente retirés de l'ordre du jour du conseil municipal du 23 septembre 2019 dès lors qu'elle a été informée de l'abandon du projet par l'Etat. Dans ces conditions, la commune de Clichy-la-Garenne n'a commis aucune illégalité fautive de nature à engager sa responsabilité.
En ce qui concerne la responsabilité sans faute de l'Etat et de la commune de Clichy-la-Garenne :
6. Le groupement Duval soutient que la responsabilité sans faute de l'Etat et de la commune de Clichy-la-Garenne est engagée dès lors qu'elle a subi un préjudice anormal et spécial en lien avec l'abandon du projet. Toutefois, en sa qualité de professionnel de l'immobilier, le groupement Duval, qui bénéficiait de conseils de professionnels de la préservation architecturale des bâtiments classés, ne pouvait ignorer les aléas pesant nécessairement sur la réalisation d'un projet tel que celui qui était prévu dans le cadre de la réhabilitation et de la transformation de la maison du peuple, bâtiment classé monument historique. Dans ces conditions, le groupement Duval ne peut se prévaloir d'un préjudice anormal et spécial. La responsabilité sans faute de l'Etat et de la commune de Clichy-la-Garenne n'est donc pas engagée à ce titre.
En ce qui concerne l'imprudence des sociétés requérantes :
7. Aux termes de l'article R. 621-21 du code du patrimoine🏛 : " Lorsque le propriétaire, l'affectataire, son mandataire ou toute personne justifiant d'un titre l'habilitant à faire réaliser des travaux fait part au préfet de région de son intention de réaliser un projet de travaux sur un immeuble classé, le préfet de région met à sa disposition l'état des connaissances dont il dispose sur l'immeuble en cause et lui indique les contraintes réglementaires, architecturales et techniques que le projet devra respecter ". Selon l'article L. 621-9 du même code🏛 : " L'immeuble classé au titre des monuments historiques ne peut être détruit ou déplacé, même en partie, ni être l'objet d'un travail de restauration, de réparation ou de modification quelconque, sans autorisation de l'autorité administrative. ".
8. L'Etat et la commune de Clichy-la-Garenne font à juste titre valoir que les sociétés requérantes ont fait preuve d'imprudence en engageant des frais avant même d'avoir obtenu ou demandé une autorisation de travaux en application des dispositions précitées de l'article L. 621-9 du code du patrimoine, et ce alors que, étant accompagnées pas deux architectes en chef des monuments historiques et fortes de leur expérience professionnelle, elles ne pouvaient ignorer qu'il s'agissait d'un projet qui, portant sur un bâtiment classé et présentant un intérêt historique et architectural, était soumis à de nombreux aléas. Il résulte en outre de l'instruction que les sociétés requérantes se sont abstenues de saisir le préfet de région sur le fondement des dispositions précitées de l'article R. 621-21 du code du patrimoine, alors pourtant qu'il s'agissait d'un préalable à l'aboutissement du projet et que le document " conditions particulières du site ", en ses articles 2.4 et 3.5 mentionnaient que des " autorisations administratives particulières auprès du ministre de la culture " étaient nécessaires à la réalisation d'un projet ayant trait à un " bâtiment classé dans son intégralité monument historique ", ces dernières étant suspensives et acceptées par le porteur de projet. Dans ces conditions, les sociétés requérantes ont commis une imprudence en engageant des dépenses avant de s'être assurées de la levée de conditions suspensives qu'elles ne pouvaient ignorer. Une telle imprudence est donc de nature à exonérer partiellement l'Etat de sa responsabilité.
9. Il résulte de ce qui précède qu'il y a lieu de procéder à un partage de responsabilité et de ne tenir l'Etat pour responsable de l'abandon du projet de réhabilitation de la maison du peuple qu'à hauteur de 50 % des dommages causés aux sociétés requérantes.
Sur les préjudices subis :
En ce qui concerne l'étendue des préjudices :
10. En premier lieu, il ne résulte pas de l'instruction, et n'est d'ailleurs pas allégué, que la procédure de l'appel à projet ait été entachée d'illégalité. En l'absence de préjudice directement causé par l'appel à projet, et alors au demeurant que le risque inhérent à la réponse à un appel à projet repose sur les candidats, la SAS Groupe Duval ne saurait être indemnisée à ce titre. Dans ces conditions, le préjudice doit être regardé comme étant constitué à compter du 18 octobre 2017, date à laquelle la SAS Groupe Duval a été déclarée lauréate de l'appel à projet.
11. En second lieu, il ne résulte pas de l'instruction que les sociétés requérantes aient eu connaissance du courrier du 28 septembre 2018 par lequel la ministre de la culture a fait part de sa " vive préoccupation " au président de la Métropole du Grand Paris, la circonstance, à la supposer établie, que ce courrier soit paru dans la presse n'étant pas à elle seule suffisante pour l'établir. En revanche, il résulte de l'instruction que l'abandon du projet a été annoncé par la déclaration ministérielle publiée dans la presse le 20 septembre 2019 et confirmée lors de la réunion du 4 novembre 2019 à laquelle participaient notamment les sociétés requérantes et l'Etat. Dans ces conditions, les frais devant être indemnisés sont ceux compris entre la proclamation du lauréat de l'appel à projet le 18 octobre 2017 et l'abandon du projet annoncé le 20 septembre 2019, confirmé le 4 novembre 2019.
En ce qui concerne l'indemnisation des préjudices :
12. En premier lieu, le groupement Duval soutient avoir subi un préjudice dès lors qu'il a conclu avec le centre national d'art et de culture Georges Pompidou une convention de mécénat d'un montant de 400 000 euros destinée " à la programmation pédagogique d'évènements destinés aux habitants de la commune de Clichy-la-Garenne ", qu'il a dû résilier, faute d'objet, à la suite de l'abandon du projet de réhabilitation de la maison du peuple de Clichy-la-Garenne. Toutefois, il résulte de l'instruction que cette convention de mécénat ne comportait aucune mention de ce projet et que la seule cause de résiliation mentionnée dans le courrier du 27 avril 2020 était le cas de force majeure lié à l'épidémie de covid-19. Par suite, en l'absence de lien de causalité entre le préjudice invoqué et la faute de l'Etat, il n'y a pas lieu d'indemniser les sociétés requérantes à ce titre.
13. En deuxième lieu, la SCCV Clichy MDP soutient qu'elle a été créée spécialement pour porter l'opération de promotion immobilière du projet et que ses dépenses ont été exposées en pure perte, à hauteur de 1 120 249 euros. Pour en justifier, elle produit un rapport d'expertise du 27 avril 2022, réalisé par le cabinet d'expertise comptable Nahum Expertises, qui souligne qu'elle a effectivement réalisé des travaux dans le cadre d'un contrat de maîtrise d'œuvre conclu avec des bureaux d'étude et un cabinet d'architectes, lesquels concernent principalement des frais de géomètres, des études et sondage des sols, des constats d'huissier, ainsi que des honoraires d'architectes. A ce titre, sont produites en annexe 2 de l'expertise les factures sur lesquelles l'expert s'est appuyé pour réaliser son chiffrage. Les dépenses supportées par la SCCV Clichy MDP doivent donc être regardées comme ayant un lien de causalité direct et certain avec le projet et être indemnisées à ce titre, à l'exception toutefois, comme le souligne l'Etat, d'une part, des indemnités de rupture qui ont été versées à l'architecte Antoine Dufour pour un montant de 30 000 euros, dès lors qu'il résulte de l'instruction qu'il a été mis fin à leur collaboration en raison de l'absence d'" entente sur la répartition des honoraires et des missions ", sans lien direct avec l'abandon du projet, et, d'autre part, des honoraires du cabinet Briard à hauteur de 43 000 euros HT, pour lesquels est seulement produite une facture portant la mention " Groupe Duval contre Etat ", sans lien établi avec la réclamation indemnitaire préalable du groupement. De même, comme il a été dit au point 10 ci-dessus, il y a lieu d'exclure les dépenses qui sont en lien avec l'appel d'offre et antérieures au 18 octobre 2017, pour un montant de 94 475 euros. En revanche, si l'Etat fait valoir en défense que les frais financiers d'un montant de 31 175 euros sont liés à un choix de gestion exclusivement imputable aux sociétés requérantes, il résulte de l'instruction que les commissions de mouvement sont des frais bancaires en lien avec le compte bancaire depuis lequel étaient réalisés les paiements, indépendamment de la forme juridique de la société ad hoc créée pour le projet, au demeurant classique, ce que l'Etat ne conteste d'ailleurs pas utilement. Il sera donc fait une exacte appréciation du préjudice de la SCCV Clichy MPD au titre des dépenses extérieures engagées en lui allouant à ce titre la somme de 992 826,80 euros. En retenant le partage de responsabilité mentionné au point 9 ci-dessus, il y a donc lieu de condamner l'Etat à verser à la SCCV Clichy MDP la somme de 496 413,40 euros en réparation de ses préjudices.
14. En troisième lieu, les sociétés Groupe Duval et Duval Développement Ile-de-France demandent l'indemnisation des sommes de 120 406 euros et 359 462 euros respectivement au titre des salaires des dirigeants, cadres et salariés vainement mobilisés sur le projet de la maison du peuple. Si l'Etat fait valoir que de tels frais concernent les sociétés Duval Développement et Financière Duval qui ne sont pas parties à l'instance, il résulte toutefois de l'instruction, notamment de l'expertise produite par le groupement, qu'ils ont fait l'objet d'une refacturation aux sociétés Groupe Duval et Duval Développement Ile-de-France, de sorte qu'elles peuvent à bon droit en demander l'indemnisation. A ce titre, ainsi qu'il a été dit au point 10 ci-dessus, les dépenses de personnels liées à la réponse à l'appel d'offre initial, à hauteur de 51 752,44 euros, ne peuvent faire l'objet d'une indemnisation. De même, si les sociétés requérantes soutiennent avoir investi du temps de dirigeants et de salariés à hauteur de 101 637,72 euros dans des actions de lobbying sous forme d'envoi de courriers et de rencontres, ces dépenses révèlent de choix stratégiques sans lien avec l'abandon fautif du projet, dont l'Etat ne peut par suite être tenu pour responsable. Enfin, si la société Duval Développement Ile-de-France demande l'indemnisation d'un montant forfaitaire de 5 000 euros au titre des frais engagés tels que les " courriers, copies et déplacements ", de tels frais, au demeurant réputés intégrés dans les frais généraux, ne peuvent être indemnisés en l'absence de toute pièce justificative. Dans ces conditions, il sera fait une exacte appréciation du préjudice au titre des dépenses de dirigeants et personnels des sociétés Groupe Duval et Duval Développement Ile-de-France en leur allouant les sommes de 68 066 euros et 253 411,86 euros respectivement. Compte tenu du partage de responsabilité mentionné au point 9 ci-dessus, il y a lieu de ramener ces sommes respectivement à 34 033 euros et 126 705,93 euros respectivement.
15. En quatrième lieu, le manque à gagner procédant de l'impossibilité de réaliser une opération immobilière en raison du comportement fautif de l'Etat ou d'une collectivité territoriale revêt un caractère éventuel et ne peut, en principe, ouvrir droit à réparation, sauf à ce que la société requérante justifie de circonstances particulières, telles que des engagements souscrits par de futurs acquéreurs ou l'état avancé des négociations commerciales avec ces derniers, permettant de faire regarder ce préjudice comme présentant un caractère certain et direct.
16. En se bornant à produire une plaquette de commercialisation du projet éditée en 2019, qui, au demeurant, souligne que la " programmation initiale de 15 000 m² comprenant un hôtel quatre étoiles () a dû être revue pour deux raisons : aucun des exploitants hôteliers consultés n'a proposé le loyer attendu () " et ne mentionne aucune négociation commerciale en cours sous le paragraphe " commercialisation ", les sociétés requérantes n'établissent pas le caractère certain et direct du manque à gagner dont elles se prévalent, à concurrence de 14 962 837 euros HT. Dans ces conditions, leur demande d'indemnisation présentée à ce titre est insusceptible de prospérer.
17. En cinquième lieu, les sociétés requérantes soutiennent que le temps consacré au projet de réhabilitation de la maison du peuple leur a fait perdre l'opportunité d'obtenir d'autres marchés et de réaliser le chiffre d'affaires subséquent, sollicitant à ce titre une indemnisation de de 4 232 714 euros pour la société Duval Développement Ile-de-France. Toutefois, il résulte de l'instruction, notamment d'une plaquette de commercialisation du groupe Duval, que le groupe employait en 2019 plusieurs milliers de collaborateurs et générait un chiffre d'affaires de 700 millions d'euros. Dans ces conditions, il n'est pas démontré que la mobilisation d'un maximum de douze salariés, dont il n'est d'ailleurs ni soutenu ni même allégué qu'ils aient travaillé à temps plein sur le projet de rénovation de la maison du peuple, a privé les intéressées d'opportunités de réaliser d'autres opérations.
18. En sixième lieu, la SAS Groupe Duval soutient que le projet de réhabilitation et de transformation de la maison du peuple de Clichy-la-Garenne aurait dû être une " vitrine " lui apportant une visibilité internationale, au regard notamment de son ampleur et de ses innovations architecturales. Toutefois, le projet ayant été abandonné avant même le début de sa réalisation, aucun préjudice d'image n'est caractérisé en l'espèce. Dès lors, aucun préjudice ne peut être indemnisé à ce titre.
19. Il résulte de tout ce qui précède que les sociétés requérantes ont droit à la réparation de leurs préjudices nés du comportement fautif de l'Etat à concurrence de 496 413,40 euros pour la SCCV Clichy MPD, 34 033 euros pour la SAS Groupe Duval et 126 705,93 euros société Duval Développement Ile-de-France.
Sur les appels en garantie :
20. Comme il a été dit au point 5 du présent jugement, la commune de Clichy-la-Garenne n'a pas commis de faute de nature à engager sa responsabilité. Dès lors, il n'y a pas lieu de faire droit à sa demande d'appel en garantie. Pour les mêmes raisons, l'Etat n'est pas davantage fondé à demander que la commune de Clichy-la-Garenne le garantisse de sa condamnation. Il s'ensuit que les appels en garantie de l'Etat et de la commune de Clichy-la-Garenne doivent être rejetés.
Sur les intérêts moratoires et leur capitalisation :
21. En premier lieu, aux termes de l'article 1231-6 du code civil🏛 : " Les dommages et intérêts dus à raison du retard dans le paiement d'une obligation de somme d'argent consistent dans l'intérêt au taux légal, à compter de la mise en demeure. / () ".
22. Il résulte de l'instruction que les sociétés requérantes ont adressé une réclamation indemnitaire préalable à l'Etat, notifiée le 31 décembre 2020. Dans ces conditions, les condamnations prononcées au point 19 ci-dessus porteront intérêts au taux légal à compter de cette date.
23. En second lieu, aux termes de l'article 1343-2 du code civil🏛 : " Les intérêts échus, dus au moins pour une année entière, produisent intérêt si le contrat l'a prévu ou si une décision de justice le précise. ". Pour l'application de ces dispositions, la capitalisation des intérêts peut être demandée à tout moment devant le juge du fond. Cette demande prend toutefois effet au plus tôt à la date à laquelle elle est enregistrée et pourvu qu'à cette date il s'agisse d'intérêts dus au moins pour une année entière. Le cas échéant, la capitalisation s'accomplit à nouveau à l'expiration de chaque échéance annuelle ultérieure sans qu'il soit besoin de formuler une nouvelle demande.
24. La capitalisation des intérêts a été demandée pour la première fois le 27 avril 2021, date d'enregistrement de la présente requête. A cette date, les intérêts au taux légal n'étaient pas dus pour une année entière. Il y a donc lieu d'assortir les sommes dues de la capitalisation des intérêts à compter du 30 décembre 2021, date à laquelle une année entière d'intérêts était due, puis à chaque échéance annuelle à compter de cette date.
Sur les frais liés au litige :
25. Dans les circonstances de l'espèce, il y a lieu de mettre à la charge de l'Etat la somme de 3 000 euros à verser aux sociétés Groupe Duval, Clichy MDP et Duval Développement Ile-de-France, au titre des dispositions de l'article L.761-1 du code de justice administrative. En revanche, il n'y a pas lieu de faire droit aux conclusions de la commune de Clichy-la-Garenne présentées sur le même fondement.
Par ces motifs, le tribunal décide :
Article 1er : L'Etat est condamné à verser la somme de 496 413,40 euros à la SCCV Clichy MDP, assortie des intérêts moratoires et de leur capitalisation dans les conditions prévues aux articles 21 à 24 du présent jugement.
Article 2 : L'Etat est condamné à verser la somme de 34 033 euros à la SAS Groupe Duval, assortie des intérêts moratoires et de leur capitalisation dans les conditions prévues aux articles 21 à 24 du présent jugement.
Article 3 : L'Etat est condamné à verser la somme de 126 705,93 euros à la société Duval Développement Ile-de-France, assortie des intérêts moratoires et de leur capitalisation dans les conditions prévues aux articles 21 à 24 du présent jugement.
Article 4 : L'Etat versera la somme de 3 000 euros aux sociétés Groupe Duval, Clichy MDP et Duval Développement Ile-de-France au titre des dispositions de l'article L.761-1 du code de justice administrative.
Article 5 : Les conclusions des parties sont rejetées pour le surplus.
Article 6 : Le présent jugement sera notifié à la société par actions simplifiées Groupe Duval, à la société par actions simplifiées Duval Développement Ile-de-France, à la société civile de construction vente Clichy MDP, à la commune de Clichy-la-Garenne et à la ministre de la culture.
Délibéré après l'audience du 19 décembre 2024, à laquelle siégeaient :
Mme Oriol, présidente, Mme Cordary, première conseillère, et Mme Lusinier, conseillère.
Rendu public par mise à disposition au greffe le 16 janvier 2025.
La rapporteure,
signé
C. CORDARY
La présidente,
signé
C. ORIOLLa greffière,
signé
V. RICAUD
La République mande et ordonne à la ministre de la culture en ce qui la concerne ou à tous commissaires de justice à ce requis en ce qui concerne les voies de droit commun contre les parties privées, de pourvoir à l'exécution de la présente décision.
Pour ampliation,
La greffière
Article, 1343-2, C. civ. Article, 1231-6, C. civ. Société de constructions Préjudice né Responsabilité engagée pour faute Intérêt général Autorisation requise Préjudice anormal et spécial Manque à gagner Dépenses de personnel Autorisation des travaux Expertise Valeur des bâtiments Candidat retenu Établissement public de l'etat Membre du jury Autorisation délivrée Projet architectural Signature de l'acte Transfert des droits Modification de leurs droits Modification du plan local d'urbanisme Illégalité fautive Mandataire Projets de travaux Immeuble classé Autorisation administrative Obligation in solidum Participation de l'etat Force majeure Promotion immobilière Cabinet d'expertise Huissier Causalité directe Entente Choix de gestion Comptes bancaires Réparation d'un préjudice Chiffre d'affaires Projet de rénovation Garantie de l'etat Mise en demeure Enregistrement