Tribunal de première instance des Communautés européennes4 mars 2003
Affaire n°T-319/99
Federación Nacional de Empresas de Instrumentación Científica, Médica, Técnica y Dental (FENIN)
c/
Commission des Communautés européennes
ARRÊT DU TRIBUNAL (première chambre élargie)
4 mars 2003 (1)
"Concurrence - Abus de position dominante - Service public de santé - Retards de paiement des factures - Plainte des fournisseurs - Notion d'entreprise"
Dans l'affaire T-319/99,
Federación Nacional de Empresas de Instrumentación Científica, Médica, Técnica y Dental (FENIN), établie à Madrid (Espagne), représentée par Mes R. García-Gallardo Gil-Fournier, G. Pérez Olmo et M. D. Domínguez Pérez, avocats,
partie requérante,
contre
Commission des Communautés européennes, représentée par MM. W. Wils et É. Gippini Fournier, en qualité d'agents, assistés de Me J. Rivas Andrés, avocat, ayant élu domicile à Luxembourg,
partie défenderesse,
ayant pour objet l'annulation de la décision de la Commission du 26 août 1999 [SG (99) D/7.040] rejetant une plainte au titre de l'article 82 CE,
LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (première chambre élargie),
composé de MM. B. Vesterdorf, président, K. Lenaerts, J. Azizi, N. J. Forwood et H. Legal, juges,
greffier: M. J. Plingers, administrateur,
vu la procédure écrite et à la suite de l'audience du 26 février 2002,
rend le présent
Arrêt
Faits à l'origine du litige et procédure
1.
La requérante est une association qui regroupe la majorité des entreprises commercialisant des produits sanitaires utilisés en milieu hospitalier en Espagne. Le 12 décembre 1997, elle a dénoncé à la Commission un abus de position dominante, au sens de l'article 82 CE, prétendument commis par les 26 entités, dont trois ministères du gouvernement espagnol, qui gèrent le système national de santé espagnol (ci-après le "SNS"). La requérante reprochait, en particulier, à ces organismes de régler systématiquement leurs dettes envers ses membres avec un retard moyen de 300 jours, alors qu'ils s'acquittaient de leurs dettes envers d'autres prestataires de services dans des délais beaucoup plus raisonnables. Cette discrimination s'expliquerait par le fait que les organismes gérant le SNS sont en situation de position dominante sur le marché espagnol des produits sanitaires, ce qui leur donnerait la possibilité de retarder le paiement des dettes afférentes à cesproduits sans que leurs créanciers puissent exercer une pression commerciale quelconque afin d'obliger les organismes en cause à renoncer à cette pratique.
2.
La requérante a soumis à la Commission un mémoire supplémentaire le 12 mai 1998. Par lettre du 2 décembre 1998, la Commission a informé la requérante de sa décision provisoire de rejeter sa plainte. La requérante a adressé des observations complémentaires à la Commission dans un deuxième mémoire du 10 février 1999.
3.
Par décision du 26 août 1999 (ci-après la "décision attaquée"), notifiée à la requérante le 31 août 1999, la Commission a définitivement rejeté la plainte de la requérante au double motif que, d'une part, "les 26 ministères et organismes mis en cause ne sont pas des entreprises lorsqu'ils participent à la gestion du service de santé publique" et que, d'autre part, "la position de demandeur des 26 ministères et organismes mis en cause ne peut être dissociée de l'offre postérieure". Par conséquent, les entités qui gèrent le SNS n'agiraient pas en tant qu'entreprises lorsqu'elles achètent des produits sanitaires aux membres de la requérante. L'une des conditions d'application de l'article 82 CE faisant ainsi défaut en l'espèce, la Commission a considéré que "[i]l n'[était] donc pas nécessaire d'examiner si les autres conditions de l'article 82 CE [étaient] réunies".
4.
Par requête déposée au greffe du Tribunal le 10 novembre 1999, la requérante a introduit le présent recours.
5.
Les parties entendues, le Tribunal a renvoyé l'affaire, conformément à l'article 51 de son règlement de procédure, devant une chambre composée de cinq juges.
6.
Le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord a été admis à intervenir au soutien des conclusions de la Commission par ordonnance du président de la première chambre élargie du Tribunal du 26 septembre 2000, mais il n'a pas déposé de mémoire en intervention. Par lettre déposée au greffe du Tribunal le 19 décembre 2001, il a signalé son intention de renoncer à son intervention. Par ordonnance du 4 février 2002, le président de la première chambre élargie du Tribunal a pris acte de cette renonciation.
7.
Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal (première chambre élargie) a décidé d'ouvrir la procédure orale et, dans le cadre des mesures d'organisation de la procédure prévues à l'article 64 du règlement de procédure, a posé par écrit des questions à la partie requérante et à la Commission.
8.
Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions du Tribunal lors de l'audience du 26 février 2002.
Conclusions des parties
9.
La requérante conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:
ordonner à la Commission de lui transmettre toutes les pièces dont disposent ses services relatives à la plainte qu'elle a introduite;
statuer en formation plénière, conformément à l'article 14 du règlement de procédure du Tribunal, un avocat général étant, le cas échéant, désigné;
déclarer le recours recevable;
annuler la décision attaquée;
prescrire toute autre mesure que le Tribunal jugera opportune afin que la Commission s'acquitte de ses obligations découlant de l'article 233 CE et, en particulier, procède à un nouvel examen de la plainte déposée le 12 décembre 1997;
condamner la Commission aux dépens;
condamner la Commission au paiement des frais qu'elle a exposés au cours de la procédure administrative.
10.
La Commission conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:
déclarer irrecevable les cinquième et septième chefs de conclusions de la requérante;
rejeter le recours comme non fondé pour le surplus;
condamner la requérante aux dépens.
11.
Lors de l'audience, la requérante a indiqué au Tribunal qu'elle se désistait des cinquième et septième chefs de conclusions.
En droit
12.
La requérante avance trois moyens tirés, respectivement, d'une violation des droits de la défense, d'une erreur de droit ou d'une erreur manifeste d'appréciation dans l'application des articles 82 CE et 86 CE et d'une violation des formes substantielles consistant en un défaut de motivation ainsi qu'en un manque de transparence.
13.
Il convient d'examiner d'abord le moyen tiré d'une erreur de droit ou d'une erreur manifeste d'appréciation dans l'application des articles 82 CE et 86 CE, dès lors que ce moyen remet en cause la prémisse fondamentale sur laquelle la décision attaquée est basée quant à la définition de la notion d'entreprise.
Sur le moyen tiré d'une erreur de droit ou d'une erreur manifeste d'appréciation dans l'application des articles 82 CE et 86 CE
Arguments des parties
14.
La requérante reproche à la Commission d'avoir considéré que les organismes qui gèrent le SNS ne sont pas des entreprises et que, partant, les articles 82 CE et 86 CE ne leur sont pas applicables. Ce serait à tort que la Commission a appliqué la solution retenue dans l'arrêt de la Cour du 17 février 1993, Poucet et Pistre (C-159/91 et C-160/91, Rec. p. I-637), au cas d'espèce, dès lors que la situation de fait à l'origine de cet arrêt était bien différente de celle de la présente espèce. Dans les deux affaires, certes, les organismes en cause auraient été chargés de la gestion d'un service public relevant de la sécurité sociale. Cependant, dans l'arrêt Poucet et Pistre, la Cour aurait traité la question de savoir si de tels organismes agissent en tant qu'entreprises, au sens des articles 81 CE et 82 CE, dans leurs relations avec leurs affiliés, et non celle de savoir s'ils ont cette qualité lorsqu'ils achètent, auprès de parties tierces, les produits nécessaires à la prestation du service en question aux affiliés.
15.
La présente espèce correspondant à la seconde hypothèse, la jurisprudence issue de l'arrêt Poucet et Pistre, cité au point 14 ci-dessus, ne lui serait pas transposable. En effet, dans cette affaire, les requérants auraient mis en cause l'obligation légale de s'affilier et de verser des cotisations. La Cour aurait expressément précisé que c'était parce que les activités en question relevaient d'un régime de sécurité sociale fondé sur le principe de la solidarité nationale qu'elles n'étaient pas des activités économiques et que les organismes en question n'étaient pas à traiter comme des entreprises (arrêt Poucet et Pistre, cité au point 14 ci-dessus, points 18 à 20).
16.
Cette approche fonctionnelle serait conforme à la thèse de la requérante selon laquelle, lors d'une procédure d'examen au titre de l'article 82 CE portant sur une activité particulière d'une entité donnée, c'est la nature de cette activité, et non celle de l'entité, qui est déterminante quant à la question de savoir si cette dernière doit être considérée comme une entreprise au sens de cette disposition. Cette approche exclurait d'ailleurs l'application de la solution retenue dans l'arrêt Poucet et Pistre, cité au point 14 ci-dessus, à l'ensemble des activités entreprises par les organismes en cause dans le cas d'espèce.
17.
D'autres arrêts de la Cour conforteraient la thèse de la requérante. En effet, il ressortirait de la jurisprudence que "dans le contexte du droit de la concurrence [...] la notion d'entreprise comprend toute entité exerçant une activité économique, indépendamment du statut juridique de cette entité et de son mode de financement [...]" (arrêt de la Cour du 23 avril 1991, Höfner et Elser, C-41/90, Rec. p. I-1979, point 21). Cette jurisprudence aurait donc consacré l'application d'un critère fonctionnel pour déterminer si une entité est à considérer comme une entreprise aux fins de l'application du droit de la concurrence.
18.
Par ailleurs, dans une affaire portant sur le champ d'application de la directive 80/723/CEE de la Commission, du 25 juin 1980, relative à la transparence des relations financières entre les États membres et les entreprises publiques (JO L 195, p. 35), la Cour aurait souligné, aux fins de distinguer les entreprises publiques des autres entités étatiques: "[Cette distinction] procède de la reconnaissance du fait que l'État peut agir soit en exerçant l'autorité publique, soit en exerçant des activités économiques de caractère industriel ou commercial consistant à offrir des biens et des services sur le marché. Afin de pouvoir opérer une telle distinction, il est donc nécessaire, dans chaque cas, d'examiner les activités exercées par l'État, et de déterminer à quelle catégorie ces activités appartiennent [.]" (arrêt de la Cour du 16 juin 1987, Commission/Italie, 118/85, Rec. p. 2599, point 7). Là encore, la nature de l'activité exercée par l'entité en cause aurait donc été déterminante.
19.
En tout état de cause, le fait que le SNS soit géré par des entités étatiques ne constituerait nullement un indice de ce que l'achat de matériel sanitaire par celles-ci n'est pas une activité économique, contrairement à ce qu'affirmerait la Commission dans la décision attaquée. En effet, des opérateurs privés fourniraient les mêmes services que le SNS, en Espagne, mais surtout dans d'autres États membres. Par ailleurs, il arriverait que les hôpitaux publics espagnols fournissent des services privés qui sont facturés au patient, notamment dans le cas de touristes étrangers qui ne sont pas affiliés au SNS. La thèse de la Commission aboutirait à des incohérences dès lors que l'activité d'achat effectuée par les hôpitaux publics, ou pour leur compte, est exactement la même, que les services dont la prestation est permise par ces achats soient facturés au patient, comme ce serait le cas en Espagne pour les touristes étrangers, ou qu'ils soient financés par le système fondé sur le principe de solidarité nationale, comme ce serait le cas pour les personnes affiliées au SNS.
20.
Par ailleurs, le fait que l'existence du SNS crée, selon la décision attaquée, "un volume de demande de fournitures médicales qui n'existerait pas nécessairement dans un système à but lucratif" serait également sans pertinence.
21.
En outre, la requérante considère que c'est à tort que la Commission a invoqué, dans la décision attaquée, le "principe de solidarité nationale" sur lequel repose le SNS, ainsi que la "forte composante de redistribution des ressources" que comporte ce système et, enfin, le fait que le SNS ne poursuit pas un "but lucratif". Ces facteurs seraient sans pertinence dès lors qu'il s'agit, dans le cas d'espèce, des achats de matériel effectués par les organismes qui gèrent le SNS, activité qui serait étrangère au principe de solidarité, et non du mode de financement solidaire du SNS par le biais des recettes provenant de l'imposition, que la requérante ne remet pas en cause. En effet, les autorités publiques ne sauraient demander des sacrifices de la part de fournisseurs tiers au nom du principe de solidarité.
22.
En tout état de cause, il serait inadmissible que la Commission s'appuie sur le principe de solidarité pour permettre des abus de position dominante de la part duSNS, dénoncés par la requérante dans sa plainte et consistant dans le non-paiement systématique de certaines de ses dettes dans un délai raisonnable.
23.
La jurisprudence espagnole ainsi que la doctrine et la pratique décisionnelle de la Commission elle-même seraient également favorables à l'application d'un critère fonctionnel. La requérante fait valoir que certains auteurs vont plus loin encore et critiquent l'approche retenue par la Cour dans l'arrêt Poucet et Pistre, cité au point 14 ci-dessus. Elle cite, notamment, les observations de José Luis Buendía Sierra, dans son ouvrage intitulé Exclusive Rights and State Monopolies under EC Law. Article 86 (former Article 90) of the EC Treaty [Droits exclusifs et monopoles étatiques en droit communautaire. Article 86 (ex-article 90) du traité CE], qui considère qu'il n'est pas approprié de faire de la sécurité sociale un "domaine protégé" qui échappe aux règles en matière de concurrence. En effet, selon cet auteur, l'existence même de l'exception prévue à l'article 86, paragraphe 2, CE impliquerait que les activités financées selon le principe de solidarité restent, en principe, soumises aux règles de concurrence.