Tribunal de première instance des Communautés européennes25 février 2003
Affaire n°T-183/00
Conseil de l'Union européenne
ARRÊT DU TRIBUNAL (cinquième chambre)
25 février 2003 (1)
"Marchés publics de travaux - Inexistence de la décision attaquée - Motivation de la décision d'attribution - Critères d'attribution - Recours en annulation - Responsabilité non contractuelle de la Communauté"
Dans l'affaire T-183/00,
Strabag Benelux NV, établie à Stabroek (Belgique), représentée par Mes A. Delvaux et V. Bertrand, avocats, ayant élu domicile à Luxembourg,
partie requérante,
contre
Conseil de l'Union européenne, représenté par M. F. van Craeyenest et Mme M. Arpio Santacruz, en qualité d'agents, assistés de Me J. Stuyck, avocat,
partie défenderesse,
ayant pour objet, d'une part, une demande d'annulation de la décision du Conseil du 12 avril 2000 d'attribuer à la société Entreprises Louis De Waele le marché ayant fait l'objet de l'appel d'offres n° 107865 émis le 30 juillet 1999 (JO S 146) pour la réalisation de travaux d'aménagement et d'entretien généraux des bâtiments du Conseil et, d'autre part, une demande de réparation du préjudice prétendument subi par la requérante du fait du comportement du Conseil,
LE TRIBUNAL DE PREMIÈRE INSTANCE
DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (cinquième chambre),
composé de MM. J. D. Cooke, président, R. García-Valdecasas et Mme P. Lindh, juges,
greffier: Mme D. Christensen, administrateur,
vu la procédure écrite et à la suite de l'audience du 7 février 2002,
rend le présent
Arrêt
Cadre juridique
1.
La passation des marchés publics de travaux par le Conseil est régie par les dispositions contenues dans la première section du titre IV (articles 56 à 64 bis) du règlement financier du 21 décembre 1977, applicable au budget général des Communautés européennes (JO 1977, L 356, p. 1), modifié en dernier lieu avant l'introduction du présent recours par le règlement (CE, CECA, Euratom) n° 2673/1999 du Conseil, du 13 décembre 1999 (JO L 326, p. 1).
2.
Selon l'article 56 du règlement financier, "chaque institution doit se conformer aux mêmes obligations que celles qui incombent aux entités des États membres" en vertu des directives en matière de marchés publics, lorsque le montant d'un marché atteint ou dépasse les seuils prévus par lesdites directives.
3.
En l'espèce, la réglementation de référence est constituée par la directive 93/37/CEE du Conseil, du 14 juin 1993, portant coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux (JO L 199, p. 54), telle que modifiée par la directive 97/52/CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 octobre 1997 (JO L 328, p. 1).
4.
L'article 8 de la directive 93/37, tel que modifié par la directive 97/52, prévoit:
"1. Le pouvoir adjudicateur communique, dans un délai de quinze jours à compter de la réception d'une demande écrite, à tout candidat ou soumissionnaire écarté les motifs du rejet de sa candidature ou de son offre et, à tout soumissionnaire ayant fait une offre recevable, les caractéristiques et avantages relatifs de l'offre retenue ainsi que le nom de l'adjudicataire.
Toutefois, les pouvoirs adjudicateurs peuvent décider que certains renseignements concernant l'adjudication des marchés, mentionnés au premier alinéa, ne sont pas communiqués lorsque leur divulgation ferait obstacle à l'application des lois, ou serait contraire à l'intérêt public, ou porterait préjudice aux intérêts commerciaux légitimes d'entreprises publiques ou privées, ou pourrait nuire à une concurrence loyale entre entrepreneurs.
2. [...]
3. Pour chaque marché passé, les pouvoirs adjudicateurs établissent un procès-verbal comportant au moins:
- le nom et l'adresse du pouvoir adjudicateur, l'objet et la valeur du marché,
- les noms des candidats ou soumissionnaires retenus et la justification de leur choix,
- les noms des candidats ou soumissionnaires exclus et les motifs de leur rejet,
- le nom de l'adjudicataire et la justification du choix de son offre [...]"
5.
L'article 18 de la directive 93/37, tel que modifié, prévoit:
"L'attribution du marché se fait sur base des critères prévus [aux articles 30 à 32 de la présente directive] [...]"
6.
L'article 30 de la directive 93/37 dispose:
"1. Les critères sur lesquels le pouvoir adjudicateur se fonde pour attribuer les marchés sont:
a) soit uniquement le prix le plus bas;
b) soit, lorsque l'attribution se fait à l'offre économiquement la plus avantageuse, divers critères variables suivant le marché en question: par exemple, le prix, le délai d'exécution, le coût d'utilisation, la rentabilité, la valeur technique.
2. Dans le cas visé au paragraphe 1 point b), le pouvoir adjudicateur mentionne, dans le cahier des charges ou dans l'avis de marché, tous les critères d'attribution dont il prévoit l'utilisation, si possible dans l'ordre décroissant de l'importance qui leur est attribuée.
[...]"
Faits à l'origine du litige
7.
Par l'avis n° 107865, publié le 30 juillet 1999 (JO S 146), le secrétariat général du Conseil a lancé une procédure d'appel d'offres restreint pour des travaux d'aménagement et d'entretien généraux à réaliser dans les bâtiments du Conseil à Bruxelles; cet avis a remplacé un avis publié le 4 juin 1999 (JO S 107). La procédure devait entraîner la conclusion d'un contrat-cadre d'une durée de cinq ans, reconductible par périodes de douze mois. Il était également précisé dans l'avis que, "[e]n 1998, le coût des travaux d'aménagement et d'entretien généraux était de l'ordre de 5 000 000 EUR".
8.
Le cahier des charges relatif à l'appel d'offres prévoyait sous son point IV.5 intitulé "Critères de sélection":
"a) Le [secrétariat général du Conseil] choisit parmi les offres reçues celle qu'il juge la plus intéressante en tenant compte des informations que l'entreprise a fournies. Sont notamment considérés comme critères prépondérants:
- la conformité de l'offre;
- le montant de l'offre;
- l'expérience et la capacité de l'équipe permanente dans l'exécution de prestations similaires à celles décrites dans le cahier des charges;
- l'expérience et la capacité technique de l'entreprise;
- la proposition faite pour ce qui concerne le coordinateur-sécurité;
- la qualité des éventuels sous-traitants et fournisseurs proposés;
- la qualité technique des équipements et matériaux proposés;
- les mesures proposées pour respecter les délais d'exécution imposés.
[...]"
9.
Trois entreprises ont déposé une offre conforme, à savoir Renco SpA (ci-après "Renco"), la société Entreprises Louis De Waele (ci-après "De Waele") et la requérante.
10.
L'offre de la requérante, présentée le 11 janvier 2000, était d'un montant de 4 468 110,74 euros par an.
11.
Par décision du 12 avril 2000 (ci-après la "décision attaquée"), prise sur la base d'un avis de la Commission consultative des achats et des marchés du 5 avril 2000 (ci-après la "CCAM") et d'un rapport de la même date qui a été transmis à cette dernière (ci-après le "rapport à la CCAM"), le Conseil a attribué le marché à De Waele, dont l'offre s'élevait à 4 088 938,10 euros par an. Cette décision a fait l'objet d'un avis n° 054869 publié le 29 avril 2000 (JO S 84).
12.
Par lettres du 14 avril 2000, le Conseil a informé la requérante et Renco du rejet de leurs offres .
13.
Par lettre du 26 avril 2000, la requérante a demandé au Conseil de lui transmettre une copie de la décision d'attribution du marché ainsi que la motivation de celle-ci.
14.
Par lettre du 11 mai 2000, le Conseil a répondu comme suit à cette demande:
"Conformément aux dispositions de la directive 93/37 [...], les critères d'attribution du marché étaient repris dans le cahier des charges d'appel d'offres (p. 16 du doc. IMM 99/2046).
Par conséquent, les trois offres reçues en date du 11 janvier 2000 ont été analysées et comparées en vertu de ces huit critères. Il en résulte que le marché a été attribué à De Waele qui avait présenté l'offre économiquement la plus avantageuse.
Pour votre information, j'ajoute que votre offre était également classée en bonne position pour les critères d'évaluation qualitatifs, mais qu'elle n'a pas pu être retenue en raison de son prix."
15.
Par lettre du 19 juin 2000, la requérante a demandé au Conseil de lui transmettre copie du "dossier complet ayant conclu au rejet de [son offre] ainsi qu'à l'attribution du marché à [...] De Waele".
16.
Par lettre du 4 juillet 2000, le Conseil a répondu à cette lettre dans les termes suivants:
"[...]
L'analyse à laquelle se sont livrés les services du Secrétariat général du Conseil a conduit à l'appréciation suivante de votre offre par rapport aux deux offres concurrentes, sur chacun des huit critères servant de base à la sélection:
- conformité administrative de l'offre: égalité des trois candidats,
- montant de l'offre: en deuxième position,
- expérience et capacité technique de l'équipe permanente: en 1re position,
- expérience et capacité technique de l'entreprise: en 1re position ex aequo,
- proposition de coordinateur-sécurité: en 1re position,
- qualité des sous-traitants et fournisseurs: en 1re position,
- qualité technique des équipements et matériaux proposés: égalité des trois candidats,
- mesures proposées pour respecter les délais: égalité des trois candidats.
En résumé, les services du Secrétariat général du Conseil ont conclu que:
'La proposition de [la requérante] est, pour quasi tous les critères, classée en première position: toutefois, elle n'a pas été retenue en raison du coût plus élevé' (environ 10 % de plus que la proposition de De Waele).
Il ne m'est pas possible de donner une suite favorable à votre demande d'obtenir le dossier complet, compte tenu de l'article 8 de la directive [93/37] telle que modifiée par la directive 97/52 [...]"
Procédure et conclusions des parties
17.
Par requête déposée au greffe du Tribunal le 13 juillet 2000, la requérante a introduit le présent recours.
18.
Sur rapport du juge rapporteur, le Tribunal (cinquième chambre) a décidé d'ouvrir la procédure orale. Dans le cadre des mesures d'organisation de la procédure prévues à l'article 64 du règlement de procédure du Tribunal, le Tribunal a invité le Conseil à communiquer certaines informations, ce qui a été fait dans le délai imparti.
19.
Les parties ont été entendues en leurs plaidoiries et en leurs réponses aux questions du Tribunal lors de l'audience qui s'est déroulée le 7 février 2002. Lors de l'audience, la requérante a renoncé à trois de ses moyens, tirés de ce que:
- en attribuant le marché à une société dont l'offre n'était pas conforme au cahier des charges, le Conseil a violé ce dernier ainsi que le principe de l'égalité entre soumissionnaires;
- en classant De Waele et la requérante ex aequo sur les premier, quatrième et huitième critères du cahier des charges, le Conseil a commis trois erreurs manifestes d'appréciation;
- en acceptant des prix anormalement bas de De Waele, le Conseil a violé l'article 30, paragraphe 4, de la directive 93/37.
Le Tribunal a pris acte de la renonciation à ces moyens dans le procès-verbal d'audience.
20.
La requérante conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:
- déclarer les recours en annulation et en indemnité recevables et fondés;
- annuler la décision attaquée;
- condamner le Conseil à payer, sous réserve de majoration, la somme de 153 421 286 francs belges (BEF) ou de 3 803 214 euros, à majorer d'intérêts au taux de 6 % à compter du 12 avril 2000;
- condamner le Conseil aux dépens.
21.
Le Conseil conclut à ce qu'il plaise au Tribunal:
- déclarer le recours en annulation irrecevable ou, à tout le moins, non fondé;
- déclarer le recours en indemnité non fondé;
- condamner la requérante aux dépens.
Sur la demande en annulation
Sur la recevabilité
Arguments des parties
22.
Le Conseil conteste la recevabilité du recours en annulation au motif que la requérante n'est pas destinataire de la décision attaquée et qu'elle n'est pas directement et individuellement concernée par celle-ci.
23.
Il relève qu'il a adopté, d'une part, la décision attaquée - dont le destinataire était De Waele - et, d'autre part, les deux décisions du 14 avril 2000 - dont lesdestinataires étaient la requérante et Renco - informant celles-ci du rejet de leurs offres. Invoquant l'arrêt du Tribunal du 8 mai 1996, Adia interim/Commission (T-19/95, Rec. p. II-321), il soutient que la requérante aurait dû attaquer la décision du 14 avril 2000 qui lui avait été adressée, ou à tout le moins cette décision et la décision attaquée.
24.
La requérante soutient qu'elle est directement et individuellement concernée par la décision attaquée. Elle estime que cette décision comporte un faisceau de décisions, à savoir, d'une part, une décision positive d'attribution du marché à De Waele et, d'autre part, deux décisions négatives de ne pas attribuer ce marché aux deux autres soumissionnaires . De ce fait, elle serait destinataire de la décision attaquée. Par conséquent, l'argument du Conseil selon lequel elle aurait dû attaquer la décision du 14 avril 2000 de ne pas lui attribuer le marché serait fallacieux. Cette décision négative et la décision positive d'attribution constitueraient, en effet, les deux facettes d'une même décision .
25.
La requérante ajoute que la décision attaquée produit des effets juridiques obligatoires de nature à affecter sa situation en ce qu'elle a pour effet de rejeter son offre, laquelle cesse en outre de produire ses effets.
26.
À titre subsidiaire, la requérante avance que, du fait de sa qualité particulière de soumissionnaire, elle est individuellement concernée par la décision attaquée. En outre, dès lors que cette décision a pour effet de l'écarter directement de l'attribution du marché, sans nécessiter l'intervention d'une quelconque autorité, la requérante serait directement concernée par celle-ci.