Cour européenne des droits de l'homme
23 janvier 2003
Requête n°55753/00
PAPAZAFIRIS
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
PREMIÈRE SECTION
AFFAIRE PAPAZAFIRIS c. GRÈCE
(Requête n° 55753/00)
ARRÊT
STRASBOURG
23 janvier 2003
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Papazafiris c. Grèce,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Mme F. Tulkens, présidente,
MM. C.L. Rozakis,
G. Bonello,
E. Levits,
Mme S. Botoucharova,
M. A. Kovler,
Mme E. Steiner, juges,
et de M. S. Nielsen, greffier adjoint de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 7 mars et 19 décembre 2002,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 55753/00) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet Etat, M. Athanasios Papazafiris (" le requérant "), a saisi la Cour le 4 janvier 2000 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").
2. Le requérant est représenté devant la Cour par Me I. Kourtovik, avocate à Athènes. Le gouvernement grec (" le Gouvernement ") est représenté par les délégués de son agent, M. V. Kyriazopoulos, conseiller auprès du Conseil juridique de l'Etat et M. I. Bakopoulos, auditeur auprès du Conseil juridique de l'Etat.
3. Le requérant alléguait un dépassement du " délai raisonnable " de la procédure, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention.
4. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la première section ainsi remaniée (article 52 § 1).
5. Par une décision du 7 mars 2002, la chambre a déclaré la requête recevable.
6. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).
EN FAIT
7. Le requérant est né en 1968 et réside à Athènes.
8. Le requérant termina son service militaire en 1990. En septembre 1991, le commandement de l'armée le convoqua à se présenter le 29 septembre 1991 pour une formation d'une durée d'un jour. Le requérant ne s'y présenta pas.
9. Par une lettre du 2 octobre 1991, le requérant exposa les raisons de son refus de s'y présenter ; il invoquait son opposition à l'esprit militaire, ainsi que l'absence de toute disposition juridique l'obligeant à suivre cette formation. Il précisait que les vrais ennemis se trouvaient au parlement, dans les banques, les ministères et les tribunaux.
10. Le commandement de l'armée transmit cette lettre au service juridique de l'armée. Celui-ci estima qu'il n'y avait pas violation de la législation militaire, mais transmit à son tour la lettre au parquet aux fins d'éventuelles poursuites, car le contenu de la lettre avait été considéré comme insultant.
11. Le 28 février 1992, le procureur près le tribunal correctionnel engagea des poursuites contre le requérant pour insubordination et insulte à l'armée. Le 19 mars 1992, le dossier fut transmis au juge d'instruction.
12. Le 10 août 1992, le requérant fut cité à comparaître devant le tribunal correctionnel d'Athènes, à l'audience du 29 janvier 1993.
13. A cette date, l'audience fut reportée au 29 juin 1993 puis au 10 mars 1994, en raison de la participation de l'avocat du requérant à un mouvement de grève du barreau d'Athènes et, enfin, au 5 mai 1995, en raison d'un empêchement de l'avocat du requérant.
14. Par un jugement du 5 mai 1995 (no 39450/1995), le tribunal correctionnel ordonna un supplément d'enquête. Comme le parquet n'avait pas déposé les documents qui lui avaient été demandés par le tribunal, ce dernier ajourna l'audience à nouveau au 18 avril 1996. A cette date, l'audience fut ajournée au 2 décembre 1996 car l'heure d'ouverture du greffe du tribunal était dépassée, puis au 12 février 1997 car le parquet n'avait pas encore déposé les documents sollicités.
15. Le 12 février 1997, en dépit des objections du requérant, le tribunal correctionnel tint audience et condamna le requérant pour insubordination ; il l'acquitta du chef d'insulte à l'armée, infraction qui avait été entre-temps supprimée par la loi n° 2172/1993 (jugement n° 11687/1997).
16. Le requérant interjeta immédiatement appel contre ce jugement. L'audience fut fixée au 2 octobre 1998, mais à cette date, la cour d'appel reporta l'affaire en attendant la rectification du jugement n° 11687/1997 dont le dispositif comportait une erreur. Le 3 novembre 1998, la cour d'appel renvoya le dossier au tribunal correctionnel qui rectifia son jugement, le 8 janvier 1999.
17. Le 19 avril 1999, l'audience se poursuivit devant la cour d'appel et, en dépit du fait que les documents sollicités par le tribunal correctionnel n'avaient pas encore été déposés, celle-ci déclara le requérant coupable pour insubordination et le condamna à une peine d'emprisonnement de quatre mois avec sursis (arrêt n° 4945/1999).
18. Le 25 mai 1999, le requérant se pourvut en cassation contre cet arrêt.
19. Le 2 août 1999, la Cour de cassation cassa l'arrêt de la cour d'appel (arrêt n° 1327/1999) et renvoya l'affaire devant cette même cour, où l'audience fut fixée au 29 septembre 1999. A cette date, la cour d'appel reporta l'audience au 1er octobre 1999, car la ville d'Athènes venait de subir un fort tremblement de terre qui avait entraîné l'adoption des mesures spéciales, dont l'ajournement d'audiences devant les tribunaux.
20. Le 1er octobre 1999, la cour d'appel arrêta les poursuites contre le requérant car l'infraction dont il était accusé était prescrite.
EN DROIT
I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION
21. Le requérant allègue une violation de l'article 6 § 1 de la Convention, qui dans sa partie pertinente, se lit ainsi :
" Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue (...) dans un délai raisonnable, par un tribunal (...), qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. "
22. Le Gouvernement souligne que du 28 février 1992, date à laquelle le requérant fut poursuivi, au 5 mai 1995, date à laquelle le tribunal correctionnel rendit sa décision, les retards dans la procédure sont exclusivement imputables au requérant : l'instruction fut menée avec célérité (28 février 1992 - 29 octobre 1992, mais les ajournements d'audience devant le tribunal correctionnel, des 29 janvier 1993, 29 juin 1993 et 10 mars 1994, étaient imputables à l'avocat du requérant qui n'était pas disponible pour comparaître devant ce tribunal. Le Gouvernement admet qu'il pourrait être responsable pour la durée de la procédure entre le 5 mai 1995 et le 12 février 1997, lorsque l'audience fut ajournée car les autorités n'avaient pas déposé les documents demandés par le tribunal ; toutefois, admettre que ce délai était excessif serait exagéré, compte tenu de l'importance et de la complexité de l'affaire, notamment en raison du nombre des infractions incriminées. Quant à l'examen de l'affaire par la cour d'appel, elle n'a pas dépassé deux ans et deux mois et ne peut ainsi être l'objet d'aucune critique. De même, le pourvoi en cassation et le renvoi de l'affaire devant la cour d'appel furent examinés rapidement.
23. Le requérant souligne que treize audiences furent fixées pour l'examen de son affaire dont huit furent ajournées pour des raisons diverses. Un seul ajournement lui serait imputable, celui du 10 mars 1994, ceux des 29 janvier et 29 juin 1993 étant dus à la grève des avocats. En revanche, l'audience fut ajournée d'office cinq fois pour des motifs relevant de la compétence des juridictions compétentes.
A. Période à prendre en considération
24. La Cour note que la période à prendre en considération débuta le 28 février 1992, lorsque le procureur près le tribunal correctionnel d'Athènes engagea des poursuites contre le requérant, et prit fin le 1er octobre 1999, avec la décision de la cour d'appel d'Athènes. Elle dura donc sept ans et sept mois devant quatre juridictions différentes.
B. Caractère raisonnable de la procédure
25. La Cour rappelle que la durée " raisonnable " d'une procédure doit s'apprécier suivant les circonstances de la cause et à l'aide des critères suivants : la complexité de l'affaire, le comportement du requérant et celui des autorités compétentes ainsi que l'enjeu du litige pour l'intéressé (voir notamment Frydlender c. France [GC], n° 30979/96, § 43 CEDH 2000-VII). Elle rappelle aussi que seules les lenteurs imputables aux autorités judiciaires compétentes peuvent amener à constater un dépassement du délai raisonnable contraire à la Convention. De plus, les retards causés à une procédure par une grève d'avocats ne sauraient être attribués à l'Etat (Pafitis et autres c. Grèce, arrêt du 26 février 1998, Recueil des arrêts et décisions 1998-I, §§ 93 et 96).
26. Toutefois, la Cour note que le 29 juin 1993, le tribunal correctionnel ajourna l'audience au 10 mars 1994 et à cette date à nouveau au 5 mai 1995. S'il est vrai que le premier ajournement était dû à la grève des avocats et le deuxième à un empêchement de l'avocat du requérant, des reports d'audience aussi longs décidés par le tribunal lui-même ne sauraient passer pour raisonnables au regard de l'article 6 § 1. De plus, du 5 mai 1995 au 12 février 1997, l'audience fut encore ajournée à quatre reprises pour des motifs relevant du comportement des autorités, à savoir l'omission du parquet de déposer les documents demandés par le tribunal et les horaires d'ouverture du greffe.
27. Tout en relevant que le retard principal, imputable aux autorités judiciaires, se situe au niveau du tribunal correctionnel, la Cour note aussi que du 12 février 1997, date à laquelle le requérant interjeta appel, au 19 avril 1999, date de l'audience devant la cour d'appel, deux ans ses sont écoulés.
28. A la lumière des critères dégagés par la jurisprudence et compte tenu de l'ensemble des circonstances de l'espèce, la Cour considère que la durée de la procédure litigieuse est excessive et ne répond pas à la condition du délai raisonnable. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention.
II. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION
29. Aux termes de l'article 41 de la Convention,
" Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. "
A. Dommage
30. Pour dommage matériel, le requérant sollicite les salaires journaliers qu'il a perdu en étant obligé d'être présent aux audiences et qu'il évalue à 400 euros (EUR), à raison de 10 000 drachmes par jour. Pour dommage moral, il réclame EUR 30 000.
31. La Cour rejette la demande du requérant relative au dommage matériel. En revanche, elle estime que le requérant a subi un dommage moral du fait de la longueur de la procédure. Statuant en équité, elle accorde au requérant EUR 4 500 à ce titre.
B. Frais et dépens
32. Pour frais et dépens devant les juridictions nationales, le requérant demande EUR 5 500 et pour ceux devant la Cour EUR 5 000.
33. Le Gouvernement estime qu'une somme globale de 6 000 euros constituerait une satisfaction équitable suffisante.
34. Selon la jurisprudence constante de la Cour, l'allocation de frais et dépens au titre de l'article 41 présuppose que se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (Iatrides c. Grèce (satisfaction équitable) [GC], n° 31107/96, § 54, non publié). La Cour considère aussi que la durée de la procédure a quelque peu augmenté les frais y afférents du requérant. De plus, le requérant a eu gain de cause devant la Cour (Sakellaropoulos c. Grèce, n° 46806/99, 11 avril 2002, non publié).
Statuant en équité et en fonction des critères susmentionnés, la Cour accorde au requérant EUR 2 000 pour frais et dépens.
C. Intérêts moratoires
35. La Cour juge approprié de baser le taux des intérêts moratoires sur le taux d'intérêt de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne majoré de trois points de pourcentage.
PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,
1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;
2. Dit
a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :
i. EUR 4 500 ( quatre mille cinq cents euros) pour dommage moral;
ii. EUR 2 000 (deux mille euros) pour frais et dépens ;
iii. tout montant pouvant être dû à titre d'impôt sur lesdites sommes ;
b) qu'à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement, ces montants seront à majorer d'un intérêt simple à un taux égal à celui de la facilité de prêt marginal de la Banque centrale européenne applicable pendant cette période, augmenté de trois points de pourcentage ;
3. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.
Fait en français, puis communiqué par écrit le 23 janvier 2003 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.
Greffier adjoint
Søren Nielsen
Présidente
Françoise Tulkens