c/
Nordic Construction Company Baumanagement GmbH (NCC)
ARRÊT DE LA COUR
5 novembre 2002 (1)
"Articles 43 CE et 48 CE - Société constituée conformément à la législation d'un État membre et y ayant son siège statutaire - Société exerçant sa liberté d'établissement dans un autre État membre - Société réputée avoir transféré son siège effectif sur le territoire de l'État membre d'accueil selon le droit de cet État - Non-reconnaissance par l'État membre d'accueil de la capacité juridique et de la capacité d'ester en justice de la société - Restriction à la liberté d'établissement - Justification"
Dans l'affaire C-208/00,
ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 234 CE, par le Bundesgerichtshof (Allemagne) et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre
Überseering BV
et
Nordic Construction Company Baumanagement GmbH (NCC),
une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation des articles 43 CE et 48 CE,
LA COUR,
composée de M. G. C. Rodríguez Iglesias, président, MM. J.-P. Puissochet, M. Wathelet (rapporteur) et R. Schintgen, présidents de chambre, MM. C. Gulmann, D. A. O. Edward, A. La Pergola, P. Jann et V. Skouris, Mmes F. Macken et N. Colneric, MM. S. von Bahr et J. N. Cunha Rodrigues, juges,
avocat général: M. D. Ruiz-Jarabo Colomer,
greffier: M. H. A. Rühl, administrateur principal,
considérant les observations écrites présentées:
- pour Überseering BV, par Me W. H. Wagenführ, Rechtsanwalt,
- pour Nordic Construction Company Baumanagement GmbH (NCC), par Me F. Kösters, Rechtsanwalt,
- pour le gouvernement allemand, par M. A. Dittrich et Mme B. Muttelsee-Schön, en qualité d'agents,
- pour le gouvernement espagnol, par Mme M. López-Monís Gallego, en qualité d'agent,
- pour le gouvernement italien, par M. U. Leanza, en qualité d'agent, assisté de Mme F. Quadri, avvocato dello Stato,
- pour le gouvernement du Royaume-Uni, par Mme R. Magrill, en qualité d'agent, assistée de Mme J. Stratford, barrister,
- pour la Commission des Communautés européennes, par Mmes M. Patakia et C. Schmidt, en qualité d'agents,
- pour l'Autorité de surveillance AELE, par MM. P. Dyrberg et J. F. Jónsson ainsi que par Mme E. Wright, en qualité d'agents,
vu le rapport d'audience,
ayant entendu les observations orales d'Überseering BV, représentée par Me W. H. Wagenführ, de Nordic Construction Company Baumanagement GmbH (NCC), représentée par Me F. Kösters, du gouvernement allemand, représenté par M. A. Dittrich, du gouvernement espagnol, représenté par Mme N. Díaz Abad, en qualité d'agent, du gouvernement néerlandais, représenté par Mme H. G. Sevenster, en qualité d'agent, du gouvernement du Royaume-Uni, représenté par Mme R. Magrill, assistée de Mme J. Stratford, de la Commission, représentée par Mme C. Schmidt, et de l'Autorité de surveillance AELE, représentée par M. P. Dyrberg, à l'audience du 16 octobre 2001,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 4 décembre 2001,
rend le présent
Arrêt
1.
Par ordonnance du 30 mars 2000, parvenue au greffe de la Cour le 25 mai suivant, le Bundesgerichtshof a posé, en application de l'article 234 CE, deux questions préjudicielles relatives à l'interprétation des articles 43 CE et 48 CE.
2.
Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant Überseering BV (ci-après "Überseering"), société de droit néerlandais, immatriculée le 22 août 1990 au registre du commerce d'Amsterdam et Haarlem, à Nordic Construction Company Baumanagement GmbH (ci-après "NCC"), société établie en Allemagne, à propos de la réparation de vices dans l'exécution en Allemagne de travaux confiés par Überseering à NCC.
Le droit national
3.
La Zivilprozessordnung (code de procédure civile allemand) prévoit que le recours d'une partie qui ne possède pas la capacité d'ester en justice doit être rejeté comme irrecevable. Conformément à son article 50, paragraphe 1, jouit de la capacité d'ester en justice toute personne, y compris les sociétés, qui a la capacité juridique, définie comme la capacité d'être titulaire de droits et d'obligations.
4.
Selon la jurisprudence constante du Bundesgerichtshof, approuvée par la doctrine allemande dominante, la capacité juridique d'une société s'apprécie conformément au droit applicable à l'endroit où est établi son siège effectif ("Sitztheorie" ou théorie du siège), par opposition à la "Gründungstheorie" ou théorie de la constitution, selon laquelle la capacité juridique est déterminée conformément au droit de l'État dans lequel la société a été constituée. Cette règle s'applique également lorsqu'une société a été légalement constituée dans un autre État et que son siège effectif est ensuite transféré en Allemagne.
5.
Dans la mesure où la capacité juridique d'une telle société s'apprécie au regard du droit allemand, elle ne peut être ni titulaire de droits et d'obligations ni partie à une procédure judiciaire, à moins de se reconstituer en Allemagne de manière à acquérir la capacité juridique au regard du droit allemand.
Le litige au principal
6.
En octobre 1990, Überseering a acquis un terrain situé à Düsseldorf (Allemagne), qu'elle a utilisé à des fins professionnelles. Par contrat de maîtrise d'oeuvre en date du 27 novembre 1992, Überseering a confié à NCC la rénovation d'un garage et d'un motel construits sur ce terrain. Les prestations ont été exécutées, mais Überseering a fait valoir l'existence de vices dans l'exécution des travaux de peinture.
7.
En décembre 1994, deux ressortissants allemands résidant à Düsseldorf se sont portés acquéreurs de la totalité des parts sociales d'Überseering.
8.
Après avoir vainement demandé à NCC réparation des vices constatés dans l'exécution des travaux, Überseering a, en 1996, sur le fondement du contrat de maîtrise d'oeuvre la liant à NCC, assigné cette dernière devant le Landgericht Düsseldorf aux fins de l'entendre condamner à lui payer la somme de 1 163 657,77 DEM, majorée des intérêts, au titre des coûts de réparation des vices allégués et des dommages qui en ont découlé.
9.
Le Landgericht a rejeté ce recours. L'Oberlandesgericht Düsseldorf a confirmé cette décision de rejet. Selon les constatations de ce dernier, Überseering a transféré son siège effectif à Düsseldorf à la suite de l'acquisition de ses parts par deux ressortissants allemands. L'Oberlandesgericht a considéré que, en qualité de société de droit néerlandais, Überseering n'avait pas la capacité juridique en Allemagne et, par conséquent, ne pouvait pas y ester en justice.
10.
Dès lors, l'Oberlandesgericht a jugé le recours d'Überseering irrecevable.
11.
Überseering s'est pourvue en cassation contre l'arrêt de l'Oberlandesgericht devant le Bundesgerichtshof.
12.
Il ressort, par ailleurs, des observations d'Überseering que, parallèlement à la procédure actuellement pendante devant le Bundesgerichtshof, Überseering a été, en application d'autres règles de droit allemand non précisées, attraite en justice devant une juridiction allemande en qualité de défenderesse. Elle aurait ainsi été condamnée par le Landgericht Düsseldorf à régler des honoraires d'architectes, vraisemblablement en raison de son inscription, le 11 septembre 1991, au registre foncier de Düsseldorf, comme propriétaire du terrain sur lequel sont bâtis le garage et le motel rénovés par NCC.
Les questions préjudicielles
13.
Bien qu'il constate que sa jurisprudence exposée aux points 4 et 5 du présent arrêt est contestée à divers égards par une partie de la doctrine allemande, le Bundesgerichtshof juge préférable, en l'état actuel du droit communautaire et du droit des sociétés dans l'Union européenne, de continuer à l'appliquer pour diverses raisons.
14.
D'abord, il conviendrait d'écarter toute solution consistant, par la prise en compte de différents éléments de rattachement, à apprécier la situation juridique d'une société au regard de plusieurs ordres juridiques. Selon le Bundesgerichtshof, une telle solution aboutirait à une insécurité juridique, car les domaines de réglementation qui devraient être soumis à différents ordres juridiques ne pourraient être clairement distingués les uns des autres.
15.
Ensuite, l'élément de rattachement que représente le lieu de constitution avantagerait les fondateurs de la société qui pourraient, en même temps que ledit lieu, choisir l'ordre juridique qui leur convient le mieux. Ce serait là la faiblesse essentielle de la théorie de la constitution, qui méconnaîtrait le fait que la constitution et l'exploitation d'une société affectent également les intérêts de tiers et ceux de l'État où se trouve le siège effectif si ce dernier est situé dans un État autre que celui dans lequel la société a été constituée.
16.
Enfin, l'élément de rattachement constitué par le lieu du siège effectif permettrait, en revanche, d'éviter que, par le biais d'une constitution de société à l'étranger, ne soient contournées les dispositions du droit des sociétés de l'État où se trouve le siège effectif visant à protéger certains intérêts primordiaux. En l'occurrence, les intérêts que le droit allemand vise à préserver seraient notamment ceux des créanciers de la société: la législation relative aux "Gesellschaften mit beschränkter Haftung (GmbH)" (sociétés à responsabilité limitée de droit allemand) assurerait cette protection par des règles détaillées sur la libération et la conservation du capital social. Devraient également être protégés les sociétés dépendantes et leurs associés minoritaires en cas de liens interentreprises, cette protection étant assurée, en Allemagne, par des règles telles que celles du droit des groupes et, en cas d'accords de contrôle et de contrats de cession de bénéfices, celles relatives à l'indemnisation et à la compensation financière des associés désavantagés par ces accords et contrats. Enfin, les règles sur la cogestion garantiraient la protection des travailleurs employés par la société. Le Bundesgerichtshof souligne que des dispositions équivalentes n'existent pas dans tous les États membres.
17.
Le Bundesgerichtshof se demande toutefois si, dans le cas d'un transfert transfrontalier du siège effectif, la liberté d'établissement garantie par les articles 43 CE et 48 CE ne fait pas obstacle au rattachement de la situation juridique de la société au droit de l'État membre où se trouve son siège effectif. La réponse à cette question ne peut, selon lui, être clairement déduite de la jurisprudence de la Cour.
18.
Il relève, à cet égard, que, dans son arrêt du 27 septembre 1988, Daily Mail and General Trust (81/87, Rec. p. 5483), la Cour, après avoir indiqué que les sociétés pouvaient faire usage de leur liberté d'établissement en constituant des agences, succursales ou filiales ou en transférant l'intégralité de leur capital à une société nouvelle dans un autre État membre, a constaté que, à la différence des personnes physiques, les sociétés n'ont aucune réalité au-delà de l'ordre juridique national qui réglemente leur constitution et leur existence. Il ressortirait également du même arrêt que le traité CE a accepté la disparité des règles nationales de conflit de lois et réservé la solution des problèmes qui y sont liés à des travaux législatifs futurs.
19.
Dans l'arrêt du 9 mars 1999, Centros (C-212/97, Rec. p. I-1459), la Cour aurait censuré le refus d'une autorité danoise d'inscrire au registre du commerce la succursale d'une société légalement constituée au Royaume-Uni. Le Bundesgerichtshof relève toutefois que cette société n'avait pas transféré son siège puisque, depuis sa création, son siège statutaire se trouvait au Royaume-Uni et son siège effectif au Danemark.
20.
Le Bundesgerichtshof se demande, au vu de l'arrêt Centros, précité, si les dispositions du traité relatives à la liberté d'établissement s'opposent, dans une situation telle que celle en cause au principal, à l'application des règles de conflit des lois en vigueur dans l'État membre où se trouve le siège effectif d'une société légalement constituée dans un autre État membre, lorsque ces règles ont pour conséquence la non-reconnaissance de la capacité juridique de cette société et, partant, de sa capacité d'ester en justice dans ledit État membre pour y faire valoir les droits nés d'un contrat.
21.
Dans ces circonstances, le Bundesgerichtshof a décidé de surseoir à statuer et de poser à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
"1) Les articles 43 CE et 48 CE doivent-ils être interprétés en ce sens que la liberté d'établissement des sociétés s'oppose à ce que la capacité juridique et la capacité d'ester en justice d'une société légalement constituée en vertu du droit d'un État membre soient appréciées au regard du droit d'un autre État dans lequel ladite société a transféré son siège effectif lorsqu'il résulte de ce droit qu'elle ne peut plus faire valoir en justice dans l'État d'établissement les droits tirés du contrat?
2) En cas de réponse positive:
La liberté d'établissement des sociétés (articles 43 CE et 48 CE) impose-t-elle d'apprécier la capacité juridique et la capacité d'ester en justice d'une société au regard du droit de l'État où elle a été constituée?"
Sur la première question préjudicielle
22.
Par sa première question, la juridiction de renvoi demande en substance si les articles 43 CE et 48 CE s'opposent à ce que, lorsqu'une société constituée conformément à lalégislation d'un État membre sur le territoire duquel elle a son siège statutaire est réputée, selon le droit d'un autre État membre, avoir transféré son siège effectif dans cet État, ce dernier dénie à ladite société la capacité juridique et, partant, la capacité d'ester en justice devant ses juridictions nationales pour faire valoir les droits tirés d'un contrat conclu avec une société établie dans ledit État.
Observations soumises à la Cour
23.
Pour NCC ainsi que pour les gouvernements allemand, espagnol et italien, les dispositions du traité relatives à la liberté d'établissement ne s'opposent pas à ce que la capacité juridique et la capacité d'ester en justice d'une société légalement constituée en vertu du droit d'un État membre soient appréciées au regard des règles de droit d'un autre État membre dans lequel cette société est réputée avoir transféré son siège effectif et, le cas échéant, à ce que ladite société ne puisse faire valoir en justice dans cet autre État les droits tirés d'un contrat passé avec une société établie dans ledit État.