COUR DE CASSATION
CHAMBRE MIXTE
Audience publique du 4 novembre 2002
Cassation
M. CANIVET, premier président
Pourvoi n° U 00-13.610
Arrêt n° 214 P
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LA COUR DE CASSATION, siégeant en CHAMBRE MIXTE, a rendu l'arrêt suivant
Sur le pourvoi formé par M. Jean-Pierre Z, demeurant Puteaux,
en cassation d'un arrêt rendu le 14 janvier 2000 par la cour d'appel de Paris (1re chambre, section B), au profit
1°/ de M. Antoine Y, demeurant Marseille,
2°/ de la société Éditions Albin Michel, société anonyme, dont le siège est Paris,
défendeurs à la cassation ;
Par arrêt du 21 février 2002, la Deuxième chambre civile a renvoyé le pourvoi devant une Chambre mixte. Le premier président a, par ordonnance du 21 octobre 2002, indiqué que cette Chambre mixte sera composée de la Deuxième chambre civile, de la Chambre commerciale, économique et financière, et de la Chambre criminelle ;
Le demandeur invoque, devant la Chambre mixte, les moyens de cassation annexés au présent arrêt ;
Ces moyens ont été formulés dans un mémoire déposé au greffe de la Cour de Cassation par Me Blanc, avocat de M. Z ;
Un mémoire en défense a été déposé au greffe de la Cour de Cassation par la SCP Piwnica et Molinié, avocat de M. Y et de la société Albin Michel ;
Sur quoi, LA COUR, siégeant en Chambre mixte, en l'audience publique du 25 octobre 2002, où étaient présents M. U, premier président, MM. T, T, T, présidents, Mme S, conseiller rapporteur, MM. Guerder, Tricot, Joly, Mme Chanet, MM. Mazars, Le Corroller, Mme Lardennois, M. Gomez, conseillers, M. R R, premier avocat général, Mme Q, greffier en chef ;
Sur le rapport de Mme S, conseiller, les observations de Me P, de la SCP Piwnica et Molinié, les conclusions de M. R R, premier avocat général, auxquelles les parties invitées à le faire, n'ont pas souhaité répliquer, et après en avoir délibéré conformément à la loi ;
Sur le premier moyen, pris en sa première branche
Vu les articles 31 et 46 de la loi du 29 juillet 1881 ;
Attendu que l'interdiction d'exercer l'action civile séparément de l'action publique, édictée par l'article 46 de la loi visée, ne concerne que la diffamation commise envers les personnes protégées par l'article 31 de la même loi et notamment les citoyens chargés d'un service public ; qu'une telle qualité est reconnue à celui qui accomplit une mission d'intérêt général en exerçant des prérogatives de puissance publique ;
Attendu, selon l'arrêt attaqué, que la société des éditions Albin X a publié, le 26 mars 1998, un livre de M. Y intitulé "La mafia des tribunaux de commerce" mettant en cause, aux chapitres neuf et dix, M. Z, administrateur judiciaire au tribunal de commerce de Nanterre, accusé de corruption dans deux affaires dont il a eu à connaître ; que s'estimant diffamé, M. Z a fait assigner, par acte d'huissier de justice du 2 juin 1998, M. Y et la société éditrice, en réparation de son préjudice, sur le fondement des articles 29 et 32 de la loi du 29 juillet 1881 ; que les défendeurs ont invoqué la nullité de l'assignation, en application de l'article 53 de ladite loi et l'irrecevabilité de la demande en application de l'article 46 de cette loi ;
Attendu que, pour déclarer l'action irrecevable devant la juridiction civile, l'arrêt retient qu'en application de la loi du 25 janvier 1985 sur le redressement et la liquidation judiciaires, les administrateurs judiciaires et les mandataires judiciaires à la liquidation des entreprises assument une mission de service public dans le cadre d'une activité libérale ; qu'à cette fin, de par leur statut et leur réglementation, il leur est imposé des obligations particulières et donné des pouvoirs et prérogatives propres découlant du mandat de justice qui leur est confié par l'autorité judiciaire et qui font d'eux, non pas de simples mandataires des personnes qu'ils représentent, chargés de la protection d'intérêts privés mais des organes nécessaires de la procédure collective, devant agir pour rechercher les mesures propres à permettre la sauvegarde de l'entreprise, le maintien de l'activité et de l'emploi et l'apurement du passif, et, à défaut d'y parvenir, à la liquidation judiciaire de l'entreprise au mieux des intérêts de toutes les personnes intéressées et de l'intérêt public ; qu'il est le délégué nécessaire de l'autorité judiciaire dans une procédure instituée pour répondre à un besoin d'intérêt général lorsque notamment il engage des poursuites à l'encontre des dirigeants des entreprises placées sous son administration sur le fondement des articles 180 et suivants de la loi du 25 janvier 1985 ; que l'administrateur judiciaire est un citoyen protégé par les dispositions de l'article 31 de la loi du 29 juillet 1881 ;
Attendu qu'en statuant ainsi, alors que les administrateurs judiciaires ne disposent d'aucune prérogative de puissance publique, la cour d'appel a violé les textes susvisés ;
PAR CES MOTIFS, et sans qu'il y ait lieu de statuer sur les autres griefs
CASSE ET ANNULE, dans toutes ses dispositions, l'arrêt rendu le 14 janvier 2000, entre les parties, par la cour d'appel de Paris ; remet en conséquence, la cause et les parties dans l'état où elles se trouvaient avant ledit arrêt et, pour être fait droit, les renvoie devant la cour d'appel de Paris, autrement composée ;
Condamne M. Y et la société des Éditions Albin X aux dépens ;
Vu l'article 700 du nouveau Code de procédure civile, rejette toutes les demandes ;
Dit que sur les diligences du procureur général près la Cour de Cassation, le présent arrêt sera transmis pour être transcrit en marge ou à la suite de l'arrêt cassé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, siégeant en Chambre mixte, et prononcé par le premier président en son audience publique du quatre novembre deux mille deux.
LE CONSEILLER RAPPORTEUR, LE PREMIER PRÉSIDENT,
LE GREFFIER EN CHEF,
Moyens produits par Me Blanc, avocat aux Conseils pour M. Z.
MOYENS ANNEXES à
l'arrêt n° 214.P (Chambre mixte)
PREMIER MOYEN DE CASSATION
Il est reproché à l'arrêt attaqué d'avoir dit que Monsieur Z ne pouvait exercer devant la juridiction civile l'action en réparation du délit de diffamation contre Monsieur Y et la Société des Éditions ALBIN MICHEL ;
AUX MOTIFS QUE le citoyen chargé d'un service public, protégé par l'article 31 de la loi sur la presse était celui qui était investi, dans une mesure quelconque, d'une partie de l'autorité publique ; que les administrateurs judiciaires assumaient une fonction de service public dans leur activité libérale ; que si, dans l'affaire ARBOIS MACABOIS, Monsieur Z n'était pas investi d'un tel mandat, c'est parce qu'il avait, en d'autres circonstances, la qualité de mandataire ; que son intervention dans ce dossier, avait été relatée par Monsieur Y ;
ALORS, d'une part, QUE le citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public est celui qui est investi d'une portion de l'autorité publique et non pas seulement d'une mission de service public ; qu'en considérant que l'administrateur judiciaire chargé d'assister le débiteur, sans avoir reçu de délégation de la puissance publique, était un citoyen chargé d'un service ou d'un mandat public, la Cour d'appel a violé les articles 31 et 46 de la loi du 29 juillet 1881 ;
ALORS, d'autre part, QUE l'article 31 de la loi du 29 juillet 1881 ne reçoit application que lorsque les diffamations établissent que la qualité ou la fonction de la personne visée a été le moyen d'accomplir le fait imputé ; qu'en appliquant ce texte à Monsieur Z à l'occasion de l'affaire ARBOIS MACABOIS après avoir constaté qu'il n'était investi d'aucun mandat public, n'ayant eu qu'une mission de conseil pour un éventuel repreneur de la société, la Cour d'appel en a de nouveau violé les dispositions.
SECOND MOYEN DE CASSATION
Il est reproché à l'arrêt attaqué d'avoir déclaré prescrite l'action de Monsieur Z fondée sur l'atteinte à la présomption d'innocence ;
AUX MOTIFS QUE les actions fondées sur une atteinte à la présomption d'innocence se prescrivent après trois mois révolus à compter de la publication ; que l'atteinte à la présomption d'innocence avait été invoquée pour la première fois par conclusions du 21 octobre 1998 ; qu'à cette date, l'ouvrage incriminé n'avait fait l'objet que de deux éditions successives aux mois de mars et avril 1998 et que les conclusions précitées n'avaient pas visé des réimpressions ultérieures ;
ALORS QUE quand un livre portant atteinte à la présomption d'innocence fait l'objet de plusieurs éditions successives, la prescription est interrompue par chacune des réimpressions successives ; qu'en considérant que les conclusions du 21 octobre 1998 invoquant une atteinte à la présomption d'innocence et visant les propos publiés en mars 1998 n'avaient pas interrompu la prescription, bien que l'ouvrage eût fait l'objet d'une réédition en septembre 1998, interruptive de prescription, la Cour d'appel a violé l'article 65-1 de la loi du 29 juillet 1881.
LE GREFFIER EN CHEF.