Cour de justice des Communautés européennes4 juin 2002
Affaire n°C-367/98
Commission des Communautés européennes
c/
République portugaise
ARRÊT DE LA COUR
4 juin 2002 (1)
"Manquement d'État - Articles 52 du traité CE (devenu, après modification, article 43 CE) et 73 B du traité CE (devenu article 56 CE) - Régime d'autorisation administrative relatif à des entreprises privatisées"
Dans l'affaire C-367/98,
Commission des Communautés européennes, représentée initialement par M. A. Caeiro, puis par MM. F. Benyon et F. de Sousa Fialho, en qualité d'agents, ayant élu domicile à Luxembourg,
partie requérante,
contre
République portugaise, représentée initialement par MM. L. Fernandes et L. Bigotte Chorão, puis par M. L. Fernandes et Mme J. Vasconcelos, en qualité d'agents, ayant élu domicile à Luxembourg,
partie défenderesse,
ayant pour objet de faire constater que, en adoptant et en maintenant en vigueur la loi n° 11/90, du 5 avril 1990, loi-cadre sur les privatisations (Diário da República I, série A, n° 80, du 5 avril 1990, p. 1664), notamment son article 13, paragraphe 3, les décrets-lois portant privatisation d'entreprises adoptés postérieurement en application de ladite loi, ainsi que les décrets-lois n° 380/93, du 15 novembre 1993 (Diário da República I, série A, n° 267, du 15 novembre 1993, p. 6362), et n° 65/94, du 28 février 1994 (Diário da República I, série A, n° 49, du 28 février 1994, p. 933), la République portugaise a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité CE, notamment ses articles 52 (devenu, après modification, article 43 CE), 56 (devenu, après modification, article 46 CE), 58 (devenu article 48 CE), 73 B (devenu article 56 CE) et suivants ainsi que son article 221 (devenu, après modification, article 294 CE), et des articles 221 à 231 de l'acte relatif aux conditions d'adhésion du royaume d'Espagne et de la République portugaise et aux adaptations des traités (JO 1985, L 302, p. 23),
LA COUR,
composée de M. G. C. Rodríguez Iglesias, président, M. P. Jann (rapporteur), Mme N. Colneric et M. S. von Bahr, présidents de chambre, MM. C. Gulmann, D. A. O. Edward, A. La Pergola, J.-P. Puissochet, R. Schintgen, V. Skouris et J. N. Cunha Rodrigues, juges,
avocat général: M. D. Ruiz-Jarabo Colomer,
greffier: M. H. A. Rühl, administrateur principal,
vu le rapport d'audience,
ayant entendu les parties en leur plaidoirie à l'audience du 2 mai 2001, au cours de laquelle la Commission a été représentée par M. F. de Sousa Fialho et par Mme M. Patakia, en qualité d'agent, et la République portugaise par M. L. Fernandes et par M. C. Botelho Moniz, en qualité d'agent,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 3 juillet 2001,
rend le présent
Arrêt
1.
Par requête déposée au greffe de la Cour le 14 octobre 1998, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CE (devenu article 226 CE), un recours visant à faire constater que, en adoptant et en maintenant en vigueur la loi n° 11/90, du 5 avril 1990, loi-cadre sur les privatisations (Diário da República I, série A, n° 80, du 5 avril 1990, p. 1664, ci-après la "loi n° 11/90"), notamment son article 13, paragraphe 3, les décrets-lois portant privatisation d'entreprises adoptés postérieurement en application de ladite loi, ainsi que les décrets-lois n° 380/93, du 15 novembre 1993 (Diário da República I, série A, n° 267, du 15 novembre 1993, p. 6362, ci-après le "décret-loi n° 380/93"), et n° 65/94, du 28 février 1994 (Diário da República I, série A, n° 49, du 28 février 1994, p. 933, ci-après le "décret-loi n° 65/94"), la République portugaise a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu du traité CE, notamment ses articles 52 (devenu, après modification, article 43 CE), 56 (devenu, après modification, article 46 CE), 58 (devenu article 48 CE), 73 B (devenu article 56 CE) et suivants ainsi que son article 221 (devenu, après modification, article 294 CE), et des articles 221 à 231 de l'acte relatif aux conditions d'adhésion du royaume d'Espagne et de la République portugaise et aux adaptations des traités (JO 1985, L 302, p. 23, ci-après l'"acte d'adhésion").
Cadre juridique du litige
Droit communautaire
2.
L'article 73 B, paragraphe 1, du traité est libellé comme suit:
"Dans le cadre des dispositions du présent chapitre, toutes les restrictions aux mouvements de capitaux entre les États membres et entre les États membres et les pays tiers sont interdites."
3.
En vertu de l'article 73 D, paragraphe 1, sous b), du traité CE [devenu article 58, paragraphe 1, sous b), CE]:
"L'article 73 B ne porte pas atteinte au droit qu'ont les États membres:
[...]
b) de prendre toutes les mesures indispensables pour faire échec aux infractions à leurs lois et règlements, notamment en matière fiscale ou en matière de contrôle prudentiel des établissements financiers, de prévoir des procédures de déclaration des mouvements de capitaux à des fins d'information administrative ou statistique ou de prendre des mesures justifiées par des motifs liés à l'ordre public ou à la sécurité publique."
4.
L'annexe I de la directive 88/361/CEE du Conseil, du 24 juin 1988, pour la mise en oeuvre de l'article 67 du traité (JO L 178, p. 5), comporte une nomenclature desmouvements de capitaux visés à l'article 1er de cette directive. Elle énumère notamment les mouvements suivants:
"I. Investissements directs [...]
1) Création et extension de succursales ou d'entreprises nouvelles appartenant exclusivement au bailleur de fonds, et acquisition intégrale d'entreprises existantes
2) Participation à des entreprises nouvelles ou existantes en vue de créer ou maintenir des liens économiques durables
[...]"
5.
En vertu des notes explicatives figurant à la fin de l'annexe I de la directive 88/361, on entend par "investissements directs":
"Les investissements de toute nature auxquels procèdent les personnes physiques, les entreprises commerciales, industrielles ou financières et qui servent à créer ou à maintenir des relations durables et directes entre le bailleur de fonds et le chef d'entreprise ou l'entreprise à qui ces fonds sont destinés en vue de l'exercice d'une activité économique. Cette notion doit donc être comprise dans son sens le plus large.
[...]
En ce qui concerne les entreprises mentionnées au point I 2 de la nomenclature et qui ont le statut de sociétés par actions, il y a participation ayant le caractère d'investissements directs, lorsque le paquet d'actions qui se trouve en possession d'une personne physique, d'une autre entreprise ou de tout autre détenteur donne à ces actionnaires, soit en vertu des dispositions de la législation nationale sur les sociétés par actions, soit autrement, la possibilité de participer effectivement à la gestion de cette société ou à son contrôle.
[...]"
6.
La nomenclature figurant à l'annexe I de la directive 88/361 vise également les mouvements suivants:
"III. Opérations sur titres normalement traités sur le marché des capitaux [...]
[...]
A. Transactions sur titres du marché des capitaux
1) Acquisition par des non-résidents de titres nationaux négociés en bourse [...]
[...]
3) Acquisition par des non-résidents de titres nationaux non négociés en bourse [...]
[...]"
7.
L'article 222 du traité CE (devenu article 295 CE) dispose:
"Le présent traité ne préjuge en rien le régime de la propriété dans les États membres."
8.
Aux termes de l'article 222 de l'acte d'adhésion:
"1. Jusqu'au 31 décembre 1989, la République portugaise peut maintenir un régime d'autorisation préalable pour les investissements directs, au sens de la première directive du Conseil du 11 mai 1960 pour la mise en oeuvre de l'article 67 du traité CEE, modifiée et complétée par la deuxième directive 63/21/CEE du Conseil, du 18 décembre 1962, et par l'acte d'adhésion de 1972, effectués au Portugal par des ressortissants des autres États membres et liés à l'exercice du droit d'établissement et de la libre prestation de services et dont la valeur globale dépasse respectivement les montants suivants:
[...]
2. Le paragraphe 1 ne s'applique pas aux investissements directs concernant le secteur des établissements de crédit.
3. Pour tout projet d'investissement soumis à autorisation préalable en vertu du paragraphe 1, les autorités portugaises doivent prendre position au plus tard deux mois après l'introduction de la demande. À défaut d'une telle prise de position dans ce délai, l'investissement projeté est réputé autorisé.
4. Les investisseurs visés au paragraphe 1 ne peuvent être discriminés entre eux ni recevoir un traitement moins favorable que celui accordé aux ressortissants de pays tiers."
9.
L'article 231 de l'acte d'adhésion est libellé comme suit:
"La République portugaise réalisera, si les circonstances le permettent, la libération des mouvements de capitaux et des transactions invisibles prévue aux articles 224 à 230 avant l'expiration des délais prévus dans ces articles."
Droit national
10.
La loi n° 11/90 dispose à son article 3:
"Les reprivatisations obéissent principalement aux objectifs suivants:
a) moderniser les facteurs économiques et augmenter leur compétitivité, ainsi que contribuer aux stratégies de restructuration du secteur ou de l'entreprise;
b) renforcer la capacité nationale d'entreprise;
c) favoriser la réduction du poids de l'État dans l'économie;
d) contribuer au développement du marché des capitaux;
e) permettre une large participation des citoyens portugais à la détention du capital des entreprises, par une répartition adéquate du capital, en accordant une attention particulière aux travailleurs des entreprises concernées et aux petits actionnaires;
f) préserver les intérêts patrimoniaux de l'État et valoriser les autres intérêts nationaux;
g) favoriser la réduction du poids de la dette publique dans l'économie."
11.
L'article 13, paragraphe 3, de la loi n° 11/90 prévoit:
"Le texte qui prévoit la transformation pourra également limiter le montant des actions pouvant être acquises ou souscrites par l'ensemble des entités étrangères ou dont le capital est majoritairement détenu par des entités étrangères. Il pourra aussi fixer la valeur maximale de leur participation respective dans le capital social et le mode de contrôle correspondant, sous peine, dans les conditions qui auront été prévues, de vente forcée des actions dépassant ces limites, de perte du droit de vote conféré par ces actions, ou encore de nullité de ces acquisitions ou souscriptions."
12.
La possibilité offerte par l'article 13, paragraphe 3, de la loi n° 11/90 semble avoir été utilisée dans un grand nombre de décrets-lois qui réglementent la privatisation de certaines entreprises et précisent, dans chaque cas, la participation étrangère maximale autorisée. Dans sa requête, la Commission fait état de quinze décrets-lois qui prévoient des participations étrangères maximales variant entre 5 % et 40 %, en ce qui concerne des entreprises opérant dans les secteurs bancaire, des assurances, de l'énergie et des transports.
13.
L'article unique du décret-loi n° 65/94 dispose:
"Aux fins de l'application de l'article 13, paragraphe 3, de la loi n° 11/90, du 5 avril 1990, le plafond de la participation d'entités étrangères dans le capital des sociétés dont le processus de reprivatisation est achevé est désormais fixé à 25 %, sauf si un plafond supérieur a déjà été fixé par le texte qui a prévu leur reprivatisation."
14.
Le décret-loi n° 380/93 prévoit à son article 1er:
"1. L'acquisition, entre vifs, à titre gratuit ou onéreux, par une seule personne physique ou morale, d'actions représentant plus de 10 % du capital avec droit de vote de même que l'acquisition d'actions qui, ajoutées à celles déjà détenues, dépassent ce seuil, dans des sociétés qui viendraient à faire l'objet d'une reprivatisation, sont soumises à l'autorisation préalable du ministre des Finances.
2. Sous réserve des dispositions qui pourront être prises pour chaque opération de privatisation, les dispositions du paragraphe 1 ne s'appliquent qu'aux opérations d'acquisition postérieures aux opérations de privatisation."
La procédure précontentieuse
15.
Après des contacts en 1992, en 1993 et en 1994 qui sont restés infructueux, la Commission a adressé au gouvernement portugais, le 4 juillet 1994, une lettre de mise en demeure dans laquelle elle faisait valoir que la loi n° 11/90 ainsi que les décrets-lois nos 380/93 et 65/94 constituaient une infraction aux articles 52, 56, 58, 73 B et suivants ainsi que 221 du traité et aux articles 221 à 231 de l'acte d'adhésion.
16.
Le gouvernement portugais a répondu à cette mise en demeure par lettre du 28 septembre 1994, dans laquelle il soutenait que la situation spéciale du Portugal depuis 1975 justifiait les restrictions en cause. Simultanément, ce gouvernement s'engageait, pour des privatisations futures, à ne plus imposer des restrictions à l'acquisition d'actions fondées sur la nationalité des investisseurs.
17.
N'ayant pas été convaincue par les arguments présentés par le gouvernement portugais, la Commission a, le 29 mai 1995, adressé à la République portugaise un avis motivé.
18.
Le gouvernement portugais a répondu à l'avis motivé par lettre du 7 septembre 1995. Dans cette lettre, il s'engageait de nouveau à ne pas utiliser lors de prochaines privatisations la possibilité de limiter la participation des investisseurs communautaires en vertu de la loi n° 11/90. En outre, il soutenait que le régime fixé par le décret-loi n° 380/93 était applicable sans aucune discrimination fondée sur la nationalité des investisseurs et qu'il visait à permettre la réalisation des objectifs poursuivis par les opérations de reprivatisation conformément à l'article 3 de la loi n° 11/90.
19.
Insatisfaite de ces réponses, la Commission a décidé de saisir la Cour du présent recours.
Moyens et arguments des parties
20.