Jurisprudence : CEDH, 21-05-2002, Req. 32872/96, PELTIER

CEDH, 21-05-2002, Req. 32872/96, PELTIER

A6933AYG

Référence

CEDH, 21-05-2002, Req. 32872/96, PELTIER. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1091673-cedh-21052002-req-3287296-peltier
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Cour européenne des droits de l'homme

21 mai 2002

Requête n°32872/96

PELTIER



COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME


DEUXIÈME SECTION


AFFAIRE PELTIER c. FRANCE


(Requête n° 32872/96)


ARRÊT


STRASBOURG


21 mai 2002


Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Peltier c. France,


La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :


MM. A.B. Baka, président,


J.-P. Costa,


Gaukur Jörundsson,


K. Jungwiert,


V. Butkevych,


Mme W. Thomassen,


M. M. Ugrekhelidze, juges,


et de Mme S. Dollé, greffière de section,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 juin 1999 et 30 avril 2002,


Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :


PROCÉDURE


1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 32872/96) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, Jean Peltier (" le requérant "), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (" la Commission ") le 12 juillet 1996 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").


2. Le requérant est représenté devant la Cour par Me Rio, avocat à Paris. Le gouvernement français (" le Gouvernement ") est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, directeur des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.


3. Le requérant alléguait en particulier une violation du droit d'accès à un tribunal pour contester la réalité d'une infraction d'excès de vitesse à l'origine d'un retrait de points du permis. Il alléguait également une violation du principe de la présomption d'innocence et invoquait l'article 6 §§ 1 et 2 de la Convention.


4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).


5. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.


6. Par une décision du 29 juin 1999, la chambre a déclaré la requête recevable.


7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement). La chambre ayant décidé après consultation des parties qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l'affaire (article 59 § 2 in fine du règlement), les parties ont chacune soumis des observations sur le fond. Le 12 décembre 2000, la chambre a décidé de demander aux parties des observations complémentaires sur le fond de l'affaire. Le Gouvernement et le requérant ont déposé les observations complémentaires écrites demandées.


8. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement), et en conséquence la requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour, dont la composition a été remaniée (article 52 § 1).


EN FAIT


I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE


9. Le 14 octobre 1995, le requérant fit l'objet d'un contrôle routier de vitesse à l'occasion duquel il fut relevé à son encontre un dépassement de 33 km/h de la vitesse maximale autorisée. Un procès-verbal de contravention fut établi, entraînant comme unique sanction l'acquittement d'une amende forfaitaire.


10. Par lettre du 6 novembre 1995, le requérant contesta la réalité de l'infraction auprès du ministère public de Reims et sollicita l'exonération de l'amende sur la base de l'article 529-2 du code de procédure pénale.


11. Cette réclamation fut rejetée le 23 janvier 1996 et, le 11 avril 1996, un avis de mise en recouvrement de l'amende forfaitaire majorée lui fut notifié.


12. Le 4 mai 1996, le requérant déposa - sur la base de l'article 530 alinéa 2 du code de procédure pénale - une réclamation à l'encontre de l'avis de recouvrement de l'amende et demanda à être convoqué devant le tribunal compétent pour contester la réalité de l'infraction d'excès de vitesse. Le 31 mai 1996, l'officier du ministère public rejeta sa réclamation et sa demande pour les motifs suivants :


" l'infraction étant parfaitement constituée et le procès-verbal transmis au ministère public parfaitement régulier en la forme, conformément à l'article 530-1 du Code de procédure pénale, j'ai l'honneur de vous faire connaître que votre réclamation est irrecevable car juridiquement non fondée, et, qu'en conséquence, je ne puis y réserver une suite favorable. "


13. Pendant ce temps-là, le 28 mars 1996, le requérant se vit notifier le retrait de trois points de son permis de conduire, réduisant à neuf le total de ses points. Le 7 mai 1996, le tribunal administratif de Versailles enregistra le recours du requérant tendant à l'annulation de la décision de retrait de points de son permis. Le 4 mai 1999, le tribunal administratif de Versailles annula la décision du 28 mars 1996 par un jugement ainsi motivé :


" Considérant qu'il ressort des pièces du dossier que le 14 octobre 1995 M. Peltier a fait l'objet d'un procès-verbal pour dépassement de la vitesse maximale autorisée (...) ; qu'il a refusé de payer l'amende forfaitaire ; qu'il a reçu le 11 avril 1996 un avis l'invitant à payer une amende forfaitaire majorée pour le même motif ; qu'il a formé une réclamation motivée à l'encontre dudit titre de recette dans le délai de 30 jours ; qu'ainsi, M. Peltier n'ayant, à la date du 28 mars 1996 à laquelle le retrait de trois points lui a été notifié, ni payé l'amende forfaitaire, ni fait l'objet d'une condamnation définitive, la réalité de l'infraction ne saurait être regardée comme établie ; que le requérant est, par suite, fondé à soutenir que le ministre de l'intérieur ne pouvait pas légalement, par la décision attaquée, prononcer le retrait de trois points de son permis de conduire, et à en demander l'annulation ; (...) "


14. Le paiement de l'amende forfaitaire a été effectué par le requérant le 6 juillet 1996.


II. LE DROIT ET LA PRATIQUE INTERNES PERTINENTS


A. Code de procédure pénale


Procédure relative à l'amende forfaitaire


Article 529


" Pour les contraventions des quatre premières classes à la réglementation des transports par route, (...) l'action publique est éteinte par le paiement d'une amende forfaitaire (...) "


Article 529-1


" Le montant de l'amende forfaitaire peut être acquitté soit entre les mains de l'agent verbalisateur au moment de la constatation de l'infraction, soit auprès du service indiqué dans l'avis de contravention ou, si cet avis est ultérieurement envoyé à l'intéressé, dans les trente jours qui suivent cet envoi. "


Article 529-2, premier alinéa


" Dans le délai prévu à l'article précédent, le contrevenant doit s'acquitter du montant de l'amende forfaitaire, à moins qu'il ne formule dans le même délai une requête tendant à son exonération auprès du service indiqué dans l'avis de contravention. Cette requête est transmise au ministère public (...)


A défaut de paiement ou d'une requête présentée dans le délai de trente jours, l'amende forfaitaire est majorée de plein droit et recouvrée au profit du Trésor public en vertu d'un titre rendu exécutoire par le ministère public. "


Article 530, alinéa 2


" Dans les trente jours de l'envoi de l'avis invitant le contrevenant à payer l'amende forfaitaire majorée, l'intéressé peut former auprès du ministère public une réclamation motivée qui a pour effet d'annuler le titre exécutoire en ce qui concerne l'amende contestée. "


Article 530-1


" (...) Au vu de la réclamation faite en application du deuxième alinéa de l'article 530 (...), le ministère public peut, soit renoncer à l'exercice de poursuites pénales, soit procéder conformément aux articles 524 à 528-2 [procédure simplifiée de l'ordonnance pénale] ou aux articles 531 et suivants [saisine du tribunal de police], soit aviser l'intéressé de l'irrecevabilité de la réclamation non motivée ou non accompagnée de l'avis. "


Circulaire générale du 1er mars 1993


" L'alinéa premier de l'article 530-1 prévoit le choix qui s'offre au ministère public en cas de recours contre une amende forfaitaire, une amende forfaitaire majorée ou une indemnité forfaitaire.


Le ministère public peut soit renoncer à exercer les poursuites, soit décider de recourir à la procédure d'ordonnance pénale ou de saisir le tribunal de police, soit constater l'irrecevabilité de la réclamation.


Dans ce dernier cas, l'article 155 de la loi du 4 janvier 1993 a prévu que le ministère public doit aviser l'intéressé de l'irrecevabilité de sa réclamation dès lors qu'elle n'est pas motivée ou qu'elle n'est pas accompagnée d'un avis (...) "


Article 530-2


" Les incidents contentieux relatifs à l'exécution du titre exécutoire et à la rectification des erreurs matérielles qu'il peut comporter sont déférés au tribunal de police, qui statue conformément aux dispositions de l'article 711. "


Article 711


" Le tribunal ou la cour, sur requête du ministère public ou de la partie intéressée, statue en chambre du conseil après avoir entendu le ministère public, le conseil de la partie s'il le demande et, s'il échet, la partie elle-même, sous réserve des dispositions de l'article 712 (...) "


Jurisprudence relative à l'article 530-2 : arrêt de la Cour de cassation, chambre criminelle du 29 octobre 1997, Fevret (rendu sur cassation d'un jugement du tribunal de police d'Aix-en-Provence) (JCP 1998, éd. G, IV, p. 1271).


" (...) attendu que selon l'article 530-2 du Code de procédure pénale, donne lieu à un incident contentieux relatif à l'exécution du titre exécutoire la décision de l'officier du ministère public de déclarer irrecevable la réclamation formée par le contrevenant pour un motif autre que ceux prévus par l'article 530-1, alinéa 1 du même Code ;


attendu que, pour déclarer irrecevable la requête présentée par F. sur le fondement de l'article 530-2 du code de procédure pénale, le tribunal de police énonce que la décision prise par le ministère public en application de l'article 530-1, alinéa 1, contre laquelle la loi n'a organisé aucun recours, ne saurait être la source d'un incident contentieux relatif à l'exécution du titre exécutoire ;


Mais attendu qu'en se prononçant ainsi, alors que la réclamation n'avait pas été déclarée irrecevable en raison de l'absence de motivation ou du défaut d'accompagnement des avis correspondant aux amendes considérées et que, dès lors, l'officier du ministère public devait, en application de l'article R. 49-8 du Code précité, informer le comptable du trésor de l'annulation des titres exécutoires, le tribunal de police a méconnu le sens et la portée du texte susvisé ; (...) "


R. 49-8


" L'officier du ministère public saisi d'une réclamation recevable informe sans délai le comptable du Trésor de l'annulation du titre exécutoire en ce qui concerne l'amende contestée. "


Code de la route


Article L. 11-1 du Code de la route


" Le nombre de points affecté au permis de conduire est réduit de plein droit lorsqu'est établie la réalité de l'une des infractions suivantes : (...)


La réalité de ces infractions est établie par le paiement d'une amende forfaitaire ou par une condamnation devenue définitive.


Le contrevenant est dûment informé que le paiement de l'amende entraîne reconnaissance de la réalité de l'infraction et par là même réduction de son nombre de points. "


EN DROIT


I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 1 DE LA CONVENTION


15. Le requérant se plaint des décisions de l'officier du ministère public rejetant sa demande d'exonération de l'amende forfaitaire et déclarant irrecevable sa réclamation contre l'amende forfaitaire majorée. Il estime que l'officier du ministère public n'avait pas compétence pour juger du bien-fondé de sa réclamation. Il ajoute qu'en prenant ces décisions, l'officier du ministère public l'a empêché de comparaître devant le tribunal compétent pour contester la réalité de l'infraction d'excès de vitesse reprochée. Le requérant allègue une violation du droit d'accès à un tribunal. Il invoque l'article 6 §1 de la Convention.


16. Le requérant se plaint de la procédure de l'amende forfaitaire et de la mesure de retrait de points de son permis. Il estime que la procédure par laquelle il s'est trouvé obligé de payer une amende sur simple décision du ministère public, ce qui a entraîné le retrait systématique et automatique de points sans intervention d'une autorité judiciaire, est contraire à l'article 6 § 1 de la Convention.


17. En ses dispositions pertinentes, l'article 6 § 1 de la Convention prévoit ce qui suit :


" Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement et (...), par un tribunal indépendant et impartial établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle (...) "


A. Sur l'exception préliminaire du Gouvernement


18. Le Gouvernement défendeur soulève, à nouveau, une exception de non-épuisement des voies de recours internes. Il affirme que le requérant pouvait contester les décisions de l'officier du ministère public en saisissant le tribunal de police sur le fondement de l'article 530-2 du code de procédure pénale. En effet le refus opposé par l'officier du ministère public, sur le fondement d'un motif non prévu par le texte de la loi, constituait incontestablement un " incident contentieux " relatif à l'exécution du titre exécutoire émis à l'encontre du requérant. L'arrêt de la Cour de cassation en date du 29 octobre 1997 confirme, selon le Gouvernement, l'efficacité de ce recours. En effet, cette jurisprudence déroge à la règle selon laquelle le ministère public dispose d'un monopole de saisine du tribunal de police. Selon le Gouvernement, cette dérogation a été dictée par le souci de donner sa pleine portée à l'article 530-2 du code de procédure pénale, et de protéger le droit des requérants d'accéder à une juridiction. Il demande à la Cour, au stade de l'examen au fond de la requête, d'analyser à nouveau le bien-fondé de l'exception préliminaire soulevée.


19. Le requérant rétorque que l'article 530-2, invoqué par le Gouvernement, traite non pas de l'appréciation de la culpabilité d'un prévenu par le juge pénal mais des seuls incidents contentieux relatifs à l'exécution du titre exécutoire ; selon lui, cet article ne permet pas de comparaître devant le tribunal de police pour y contester la réalité de l'infraction d'excès de vitesse. Il se réfère à cet égard à la décision sur la recevabilité de la requête.


20. La Cour rappelle qu'elle dispose de la plénitude de juridiction pour statuer sur le fond du litige, tel qu'il est délimité par sa décision sur la recevabilité ; à l'intérieur du cadre ainsi tracé, elle peut traiter toute question de fait ou de droit qui surgit pendant l'instance engagée devant elle (arrêt Iatridis c. Grèce [GC], n° 31107/96, § 69, CEDH 1999-II ; arrêt Erdagöz c. Turquie du 22 octobre 1997, Recueil 1997-VI, pp. 2310-2311, §§ 31-36).


21. Comme elle l'a déjà relevé dans sa décision sur la recevabilité de la requête, la Cour rappelle qu'en vertu de l'article 35 § 1 " il incombe au Gouvernement excipant du non-épuisement de convaincre la Cour que le recours était effectif et disponible tant en théorie qu'en pratique à l'époque des faits, c'est-à-dire qu'il était accessible, était susceptible d'offrir au requérant le redressement de ses griefs et présentait des perspectives raisonnables de succès. Cependant, une fois cela démontré, c'est au requérant qu'il revient d'établir que le recours évoqué par le Gouvernement a en fait été employé ou bien, pour une raison quelconque, n'était ni adéquat ni effectif compte tenu des faits de la cause ou encore que certaines circonstances particulières le dispensaient de cette obligation (...) " (arrêt Akdivar et autres c. Turquie du 16 septembre 1996, Recueil des arrêts et décisions 1996-IV, fasc. 15, p. 1211, § 68).


22. En l'espèce, la Cour relève une nouvelle fois que le recours invoqué par le Gouvernement ne concernait que la question de " l'exécution " du titre rendu exécutoire par le ministère public pour permettre au Trésor public de recouvrer l'amende forfaitaire majorée réclamée au requérant. Ainsi que l'arrêt du 29 octobre 1997 cité par le Gouvernement le précise, ce recours concernait l'obligation pour l'officier du ministère public d'informer le comptable du Trésor de l'annulation du titre exécutoire de l'amende du fait que la réclamation du requérant n'avait pas été déclarée irrecevable en raison de l'absence de motivation ou du défaut d'accompagnement des avis correspondant à l'amende forfaitaire. Or - dans le cadre du présent grief - le requérant met en cause le rejet de sa demande d'exonération de l'amende forfaitaire, la validité de la motivation de la décision de l'officier du ministère public rejetant sa réclamation contre l'amende forfaitaire majorée, ainsi que l'entrave subséquente à son droit d'accès au tribunal de police pour contester la réalité de l'infraction reprochée. En outre, le paiement de l'amende (voir le paragraphe 33 ci-après) montre l'inanité, en l'espèce, de l'obligation d'information d'un comptable de l'annulation des titres exécutoires.


23. La Cour doit constater dès lors que le recours invoqué par le Gouvernement ne permettait pas de remédier au grief soulevé en l'espèce par le requérant. Ce recours n'était donc pas un recours " effectif " au sens de la jurisprudence.


24. Il s'ensuit que l'exception soulevée par le Gouvernement doit être rejetée.


B. Sur le fond


25. Concernant le droit d'accès à un tribunal, le Gouvernement confirme que l'officier du ministère public n'a pas la faculté d'entraver l'accès du prévenu au tribunal de police. Il note qu'il résulte en effet clairement des termes de l'article 530-1 du code de procédure pénale que, lorsqu'il est saisi d'une réclamation dirigée contre une contravention, l'officier du ministère public ne peut déclarer celle-ci irrecevable que dans deux cas limitativement énumérés : soit lorsque cette réclamation n'est pas motivée, soit lorsqu'elle n'est pas accompagnée de l'avis de contravention. Dans les autres cas, l'officier du ministère public est tenu de saisir le tribunal de police de la réclamation du contrevenant.


26. Le Gouvernement reconnaît que, par conséquent, " dans un cas analogue à celui du requérant, la saisine du tribunal de police est donc de droit et c'est en commettant une erreur de droit que l'officier du ministère public en a décidé autrement dans la mesure où il ressort clairement des pièces du dossier que sa réclamation était motivée et accompagnée de l'avis de mise en recouvrement de l'amende ". Il estime que les deux décisions de l'officier du ministère public peuvent donc s'analyser en des restrictions illicites du droit d'accéder à un tribunal et s'en remet à la sagesse de la Cour pour apprécier le bien-fondé de ce grief.


27. Toutefois, le Gouvernement note qu'en dépit du comportement de l'officier du ministère public, la réalité de l'infraction n'a jamais été établie dans cette affaire. En se fondant sur les dispositions du code de procédure pénale applicables, le Gouvernement expose que la culpabilité de l'auteur d'une contravention peut être établie selon deux modalités : soit en s'acquittant de l'amende forfaitaire, l'auteur reconnaissant alors lui-même la réalité de l'infraction, soit en faisant l'objet d'une condamnation par le tribunal de police. En l'espèce, le Gouvernement soutient que le requérant ne s'est jamais acquitté du montant de l'amende et que sa culpabilité n'a pas été établie par le tribunal de police, comme le relève le tribunal administratif de Versailles dans son jugement du 4 mai 1999 (paragraphe 13 ci-dessus). Il s'ensuit, selon le Gouvernement, qu'il est douteux que le requérant puisse se prévaloir de la qualité de victime. Cela est particulièrement vrai en ce qui concerne la question de la présomption d'innocence.


28. A titre subsidiaire, le Gouvernement soutient que la procédure de l'amende forfaitaire en tant que telle est conforme aux garanties de l'article 6 § 1 de la Convention, et qu'elle ne peut être exposée à la critique.


29. A titre subsidiaire également, le Gouvernement soutient que la procédure de retrait de points du permis de conduire est conforme aux garanties de l'article 6 § 1 de la Convention. Il rappelle que la Cour a jugé suffisant - au regard de cet article - le contrôle juridictionnel incorporé dans la décision de condamnation prononcée par le juge pénal (arrêt Malige c. France du 23 septembre 1998, Recueil 1998-VII, fasc. 93). De l'avis du Gouvernement, la saisine du tribunal de police aurait été de nature en l'espèce à assurer au requérant un tel contrôle. Les raisons de l'absence de saisine du tribunal de police tiendraient en premier lieu à la carence du requérant à saisir directement cette juridiction.


30. Le requérant souligne, en réponse, que le Gouvernement reconnaît que l'officier du ministère public a commis une " erreur de droit " en jugeant du bien-fondé de sa réclamation. Selon le requérant, démonstration est ainsi faite qu'il a été privé du " droit d'accès à un tribunal " au sens de l'article 6 § 1 de la Convention. Il estime que la violation de cet article est confirmée par le fait qu'un officier du ministère public (qui est partie au procès pénal et qui a la charge de l'accusation) a pu, en jugeant du bien-fondé juridique d'une réclamation, refuser à un prévenu le droit d'accès à un tribunal qui seul, pourtant, peut statuer sur le bien-fondé des moyens de défense soulevés par le contrevenant.


31. Le requérant souligne qu'en dépit de ses deux demandes de comparution devant le tribunal de police, il n'a pu avoir accès au juge pénal pour bénéficier d'un contrôle juridictionnel suffisant. Bien qu'il s'opposât par deux fois au paiement de l'amende, il dut l'acquitter, ce qui entraîna, conformément à l'article L. 11-1 du code de la route, le retrait de trois points de son permis.


32. La Cour observe que, depuis l'introduction de la requête devant elle, le tribunal administratif de Versailles, saisi par le requérant, a rendu, le 4 mai 1999, un jugement établissant qu'à la date à laquelle le retrait des points avait été notifié au requérant, à savoir le 28 mars 1996, la réalité de l'infraction n'était pas établie, puisque le requérant n'avait alors ni payé l'amende forfaitaire, ni fait l'objet d'une condamnation définitive. Par ces motifs, le tribunal annula la décision de retrait de points du permis de conduire du requérant. Il s'ensuit que, compte tenu de ce jugement, la Cour estime que le requérant ne peut plus se prévaloir de la qualité de victime en ce qui concerne la mesure de retrait de points.


33. En revanche, la Cour considère que, au vu des éléments fournis par les parties, il est suffisamment établi que le paiement de l'amende forfaitaire a été effectué par le requérant le 6 juillet 1996. Le paiement de l'amende est donc postérieur à la notification de la décision de retrait de points. La Cour considère que le requérant, qui a effectivement payé l'amende forfaitaire, peut se prévaloir de la qualité de victime à ce titre.


34. Il appartient donc à la Cour de rechercher si l'irrecevabilité d'office opposée par l'officier du ministère public aux réclamations du requérant contre l'avis de recouvrement de l'amende forfaitaire a, au vu des circonstances de l'espèce, porté atteinte à son droit d'accès à un tribunal.


35. La Cour rappelle que le droit à un tribunal, dont le droit d'accès constitue un aspect (arrêt Golder c. Royaume-Uni du 21 février 1975, série A n° 18, p. 18, § 36), n'est pas absolu et qu'il se prête à des limitations implicites, notamment en ce qui concerne les conditions de recevabilité d'un recours (arrêt Ashingdane c. Royaume-Uni du 28 mai 1985, série A n° 93, pp. 24-25, § 57). Celles-ci ne peuvent toutefois pas en restreindre l'exercice d'une manière ou à un point tels qu'il se trouve atteint dans sa substance même. Elles doivent tendre à un but légitime et il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé (voir notamment les arrêts Fayed c. Royaume-Uni du 21 septembre 1994, série A n° 294-B, pp. 49-50, § 65, Tolstoy Miloslavsky c. Royaume-Uni du 13 juillet 1995, série A n? 316-B, pp. 78-79, § 59, Bellet c. France du 4 décembre 1995, série A n? 333-B, p. 41, § 31, et Levages Prestations Services c. France du 23 octobre 1996, Recueil 1996-V, p. 1543, § 40).


36. La Cour rappelle sa jurisprudence constante selon laquelle le but de la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs (voir notamment parmi d'autres l'arrêt Artico c. Italie du 13 mai 1980, série A n° 37, § 33).


37. En l'espèce, la réclamation du requérant à l'encontre de l'avis de recouvrement de l'amende et sa demande d'être convoqué devant un tribunal compétent pour contester la réalité de l'infraction d'excès de vitesse ont été rejetées par l'officier du ministère public comme étant " irrecevable[s] car juridiquement non fondée[s] ". Ce motif de rejet, non prévu par les textes, constitue, selon le gouvernement défendeur lui-même, une erreur de droit de la part de l'officier du ministère public, alors que la saisine du tribunal compétent était de droit dans le cas du requérant. La Cour ne peut donc que constater que le droit d'accès du requérant à un tribunal a été atteint dans sa substance même, sans but légitime et de façon disproportionnée.


38. La Cour constate par ailleurs que la présente affaire se distingue de l'arrêt Malige auquel se réfère le Gouvernement. Elle rappelle que, dans cet arrêt, elle a estimé que le contrôle exercé par le juge pénal sur la réalité de l'infraction pénale consistant en l'excès de vitesse était un " contrôle juridictionnel suffisant " au regard de l'article 6 § 1 (arrêt Malige précité, § 51). Il ressort de l'arrêt que ceci est applicable dans la mesure où ce contrôle est pleinement exercé. En effet, dans cette affaire, M. Malige, qui n'avait pas payé l'amende forfaitaire, avait pu contester la réalité de l'infraction consistant dans l'excès de vitesse devant un tribunal de police puis une cour d'appel.


39. Tel n'est pas le cas en l'espèce, puisque les décisions de l'officier du ministère public ont empêché la saisine par le requérant du tribunal compétent. Par conséquent, la Cour ne peut que constater que le requérant a été privé, pour des raisons illicites, du contrôle de pleine juridiction sur la réalité de l'infraction à l'origine de l'amende forfaitaire.


40. Eu égard à l'ensemble des circonstances de la cause, la Cour estime que le requérant a subi une entrave excessive à son droit d'accès à un tribunal.


41. Partant, il y a eu violation de l'article 6 § 1.


II. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 6 § 2 DE LA CONVENTION


42. Le requérant allègue également une violation du principe de la présomption d'innocence et invoque l'article 6 § 2 de la Convention, ainsi libellé :


" Toute personne accusée d'une infraction est présumée innocente jusqu'à ce que sa culpabilité ait été légalement établie. "


43. Eu égard à la conclusion figurant au paragraphe 40 ci-dessus, la Cour estime qu'aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l'article 6 § 2 de la Convention.


III. SUR L'APPLICATION DE L'ARTICLE 41 DE LA CONVENTION


44. Aux termes de l'article 41 de la Convention,


" Si la Cour déclare qu'il y a eu violation de la Convention ou de ses Protocoles, et si le droit interne de la Haute Partie contractante ne permet d'effacer qu'imparfaitement les conséquences de cette violation, la Cour accorde à la partie lésée, s'il y a lieu, une satisfaction équitable. "


A. Dommage


45. Le requérant réclame au titre du préjudice matériel une somme de 2 500 francs français (FRF) correspondant au montant de l'amende forfaitaire majorée payée, et 1 FRF au titre du préjudice moral qu'il aurait subi.


La Cour estime qu'il y a lieu d'octroyer au requérant la somme demandée au titre du préjudice matériel, à savoir 381,12 euros (EUR). Elle considère qu'il n'y a pas lieu d'octroyer une somme supplémentaire au titre du préjudice moral, le constat de violation étant suffisant.


B. Frais et dépens


46. Le requérant demande également une somme de 3 412 FRF pour les frais et dépens exposés pour sa défense devant les juridictions françaises (en l'occurrence le tribunal de police de Reims), ainsi qu'une somme de 24 120 FRF au titre des frais et dépens exposés pour sa défense devant la Cour.


Le Gouvernement propose une somme globale de 20 000 FRF, tous chefs de préjudice confondus.


Selon la jurisprudence de la Cour, un requérant ne peut obtenir le remboursement de ses frais et dépens que dans la mesure où se trouvent établis leur réalité, leur nécessité et le caractère raisonnable de leur taux (voir, par exemple, l'arrêt Bottazzi c. Italie [GC], n° 34884/97, § 22, CEDH 1999-V, § 30). En l'espèce, compte tenu des éléments en sa possession et des critères susmentionnés, la Cour estime raisonnable la somme de 3 500 EUR pour la procédure devant elle, et l'accorde au requérant.


C. Intérêts moratoires


47. Selon les informations dont dispose la Cour, le taux d'intérêt légal applicable en France à la date d'adoption du présent arrêt est de 4,26 % l'an.


PAR CES MOTIFS, LA COUR, À l'UNANIMITÉ,


1. Dit qu'il y a eu violation de l'article 6 § 1 de la Convention ;


2. Dit qu'aucune question distincte ne se pose sur le terrain de l'article 6 § 2 de la Convention ;


3. Dit que le constat d'une violation fournit en soi une satisfaction équitable suffisante pour le dommage moral subi par le requérant ;


4. Dit


a) que l'Etat défendeur doit verser au requérant, dans les trois mois à compter du jour où l'arrêt sera devenu définitif conformément à l'article 44 § 2 de la Convention, les sommes suivantes :


i. 381,12 EUR (trois cent quatre-vingt-un euros douze centimes) pour dommage matériel ;


ii. 3 500 EUR (trois mille cinq cents euros) pour frais et dépens ;


b) que ces montants seront à majorer d'un intérêt simple de 4,26 % l'an à compter de l'expiration dudit délai et jusqu'au versement ;


5. Rejette la demande de satisfaction équitable pour le surplus.


Fait en français, puis communiqué par écrit le 21 mai 2002 en application de l'article 77 §§ 2 et 3 du règlement.


S. Dollé A.B. BAKA


Greffière Président

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