Jurisprudence : CEDH, 11-04-2002, Req. 46044/99, LALLEMENT

CEDH, 11-04-2002, Req. 46044/99, LALLEMENT

A4989AYG

Référence

CEDH, 11-04-2002, Req. 46044/99, LALLEMENT. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1088459-cedh-11042002-req-4604499-lallement
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Cour européenne des droits de l'homme

11 avril 2002

Requête n°46044/99

LALLEMENT



COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME


TROISIÈME SECTION


AFFAIRE LALLEMENT c. FRANCE


(Requête n° 46044/99)


ARRÊT


STRASBOURG


11 avril 2002


Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Lallement c. France,


La Cour européenne des Droits de l'Homme (troisième section), siégeant en une chambre composée de :


MM. G. Ress, président,


I. Cabral Barreto,


J.-P. Costa,


P. Kuris,


B. Zupancic,


J. Hedigan,


K. Traja, juges,


et de M. V. Berger, greffier de section,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 3 juillet 2001 et 28 février 2002,


Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :


PROCÉDURE


1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 46044/99) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Henri Lallement (" le requérant "), a saisi la Cour européenne des Droits de l'Homme le 26 novembre 1998 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").


2. Le requérant, qui a été admis au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représenté devant la Cour par Me Eric Delfly, avocat au bareau de Lille. Le gouvernement français (" le Gouvernement ") est représenté par son agent, M. Ronny Abraham, directeur des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.


3. Le requérant se plaignait d'une violation de l'article 1 du Protocole n° 1.


4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.


5. Par une décision du 3 juillet 2001, la chambre a déclaré la requête recevable.


6. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribué à la troisième section ainsi remaniée (article 52 § 1).


7. Tant le requérant que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).


EN FAIT


I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE


8. Le requérant est né en 1954 et réside à Gué-d'Hossus (France). Agriculteur dans cette commune, il avait pris la suite de son père dans l'exploitation familiale. Le domaine comprenait 135 528 m2, jouxtant la ferme, et affectés à l'élevage de trente vaches laitières pour la production de lait. A cela s'ajoutaient environ douze hectares de prés situés à une dizaine de kilomètres de Gué-d'Hossu, affectés au pâturage de jeunes bêtes destinées à la vente. Lui-même, sa mère - dont il a la charge -, son frère - aide-familial déclaré sur l'exploitation - et les deux enfants de ce dernier vivaient de cette activité.


9. Le 20 juin 1994, le département des Ardennes informa le requérant que la réalisation d'un projet d'aménagement routier nécessitait l'acquisition d'une emprise sur sa propriété et lui fit une proposition d'achat. Les parties n'étant pas parvenues à un accord, le département engagea une procédure d'expropriation et, par une ordonnance du 23 mars 1995, le juge de l'expropriation du département des Ardennes déclara expropriés pour cause d'utilité publique, 81 803 m2 des 135 528 m2 susmentionnés (soit environ 60 %).


10. Le requérant n'ayant pas accepté les indemnités proposées par le département (325 308,59 FRF, dont une indemnité principale de dépossession de 147 245,40 FRF, une indemnité de remploi de 40 561,35 FRF et une indemnité pour éviction agricole de 137 501,84 FRF), ce dernier, le 6 février 1995, saisit le juge de l'expropriation (tribunal de grande instance de Charleville Mezières). Le requérant précisa que, pour des raisons " personnelles, familiales et sentimentales ", il ne demandait pas l'emprise totale prévue à l'article L. 13-11 du code de l'expropriation. Il exposa en revanche que l'expropriation de 60 % des terres affectées à la production laitière ferait obstacle à ce qu'il poursuive cette activité et entraînerait " un grave déséquilibre de l'exploitation " au point qu'il " ne pourrait plus continuer et qu'il perdrait par là même les moyens de sa subsistance et ceux de sa famille ", et réclama le versement d'une indemnité calculée en conséquence et compensant la perte de ses revenus. Par un jugement du 11 juillet 1995, le juge retint les sommes proposées par le département et y ajouta 36 992 FRF d'indemnité pour défiguration de parcelle.


11. Saisie par le requérant, la chambre de l'expropriation de la cour d'appel de Reims, par un arrêt du 7 mars 1997, confirma le jugement du 11 juillet 1995.


12. Par un arrêt du 30 juin 1998, la Cour de cassation (troisième chambre civile) rejeta le pourvoi formé par le requérant. Elle souligna notamment ce qui suit :


" Sur la dépréciation du surplus (...)


Attendu que l'existence d'un grave déséquilibre de l'exploitation est allégué par l'exproprié, alors [qu'il] n'a pas requis l'emprise totale, comme il l'aurait pu en application de l'article L. 13-11 du code de l'expropriation, lorsqu'une emprise partielle résultant de l'expropriation compromet gravement la structure de l'exploitation ; que [le requérant] ne peut à la fois, conserver son exploitation en ne demandant pas l'emprise totale et solliciter l'indemnisation correspondante dans les termes du décret du 5 avril 1968 ; que sa demande de ce chef ne peut qu'être rejetée, faute d'éléments caractérisant le déséquilibre grave de la structure de l'exploitation et la position ambiguë [du requérant] ".


II. LE DROIT INTERNE PERTINENT


1. Code de l'expropriation pour cause d'utilité publique


13. Les dispositions pertinents du code sont ainsi libellées :


Article L. 13-10


" (...) l'exproprié peut, dans les quinze jours de la notification [par l'expropriant du montant de ses offres] prévue à l'article L. 13-3, demander au juge l'emprise totale, (...) lorsque l'emprise partielle d'une parcelle empêche l'exploitation agricole dans des conditions normales de la ou des parties restantes de ladite parcelle en raison soit de leur dimension, soit de leur configuration, soit de leurs conditions d'accès ; dans ce cas, l'exproprié peut demander l'emprise totale soit de la parcelle, soit de la ou des parties restantes devenues inexploitables de fait.


Si la demande est admise, le juge fixe, d'une part, le montant de l'indemnité d'expropriation, d'autre part, le prix d'acquisition de la portion acquise en sus de la partie expropriée.


La décision du juge emporte transfert de propriété dans les conditions du droit commun en ce qui concerne la portion d'immeuble non soumise à la procédure de l'expropriation. "


Article L. 13-11


" Lorsqu'une emprise partielle résultant de l'expropriation compromet la structure d'une exploitation agricole en lui occasionnant un grave déséquilibre au sens de l'article L. 23-1 :


1. Le propriétaire exproprié peut, dans les quinze jours de la notification prévue à l'article L. 13-3, demander au juge l'emprise totale. Il doit en informer le ou les exploitants. Si la demande est admise, le juge de l'expropriation fixe, d'une part, le montant de l'indemnité d'expropriation, d'autre part, le prix d'acquisition de la portion acquise en sus de la partie expropriée, majoré de l'indemnité de réemploi. La décision du juge emporte transfert de propriété dans les conditions du droit commun en ce qui concerne la portion d'immeuble non soumise à la procédure de l'expropriation. Dans le cas où le propriétaire exproprié n'est pas lui-même exploitant, le versement par l'expropriant du prix d'acquisition de la portion acquise en sus de la partie expropriée entraîne de plein droit la résiliation du bail, sans indemnité et nonobstant toute clause contraire ; (...) "


Article L. 13-13


" Les indemnités allouées doivent couvrir l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain, causé par l'expropriation. "


Article R. 13-46


" L'indemnité de remploi est calculée compte tenu des frais de tous ordres normalement exposés pour l'acquisition de biens de même nature moyennant un prix égal au montant de l'indemnité principale. (...) "


2. Code civil


14. L'article 545 du code dispose :


" Nul ne peut être contraint de céder sa propriété, si ce n'est pour cause d'utilité publique, et moyennant une juste et préalable indemnité. "


EN DROIT


I. SUR LA VIOLATION ALLÉGUÉE DE L'ARTICLE 1 DU PROTOCOLE N° 1


15. Le requérant expose qu'en raison de l'expropriation dont il a fait l'objet, il se trouve privé de 60 % des terres qui étaient affectées à la production laitière, son activité principale et la source essentielle de ses revenus, et que la surface restante ne permet le maintien sur son exploitation que d'un cheptel insuffisant pour assurer sa subsistance et celle de sa famille. Il affirme que l'administration et les juridictions n'ont pas pris en compte le fait que cette privation de propriété aboutissait à la perte de son " outil de travail " et à l'impossibilité de poursuivre son activité et que les indemnités fixées par les juridictions ne suffisent manifestement pas à réparer un tel préjudice. Il se dit en conséquence victime d'une violation de l'article 1 du Protocole n° 1, ainsi libellé :


" Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.


Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes. "


16. Le Gouvernement soutient que ce grief a été dûment examiné et souverainement apprécié par les juridictions nationales, et rappelle que les Etats disposent d'une certaine " marge de manuvre " dans la fixation des indemnités dues à l'exproprié. Il ajoute que, dans sa configuration résultant de l'expropriation litigieuse, l'exploitation du requérant " apparaît viable ". En tout état de cause, le requérant ne saurait se plaindre du " déséquilibre relatif " dont se trouve affecté son exploitation puisqu'il aurait obtenu une indemnisation intégrale de ses préjudices, supérieure à la valeur marchande du bien exproprié. Par ailleurs, il avait la possibilité de solliciter l'" emprise totale " prévue à l'article L. 13-10 du code de l'expropriation, et de remédier ainsi à la prétendue violation de son droit au respect de ses biens. Bref, il n'y aurait pas eu violation de l'article 1 du Protocole.


17. Le requérant réplique qu'en ne retenant pas que les terrains objets de l'expropriation étaient " à bâtir ", les juridictions françaises ont commis une " erreur manifeste d'appréciation " de leur valeur ; l'indemnité principale de dépossession serait en conséquence sous-évaluée. Il ajoute que le droit français admet que la division d'un bien lors d'une expropriation partielle, peut entraîner une dépréciation de la partie du bien restant hors emprise et qu'il était fondé à réclamer l'indemnisation de la dépréciation des terrains restant après expropriation, alors même qu'il n'avait pas demandé l'emprise totale. Par ailleurs, les juridictions saisies n'auraient pas examiné la question de la perte de son fonds agricole du fait de l'expropriation. En particulier, la cour d'appel n'aurait ordonné aucune expertise : le seul rapport d'expertise versé aux débats aurait été produit par le requérant lui-même et n'aurait pas été pris en compte par ladite cour. Le requérant précise que l'indemnité de défiguration de parcelles qui lui a été allouée présente un caractère autonome par rapport à la perte du fonds agricole et tient exclusivement au fait que les parcelles délaissées présentent, du fait de l'expropriation, une configuration propre à en gêner leur exploitation normale. Enfin, on ne saurait lui reprocher de ne pas avoir opté pour l'emprise totale dans la mesure où, en particulier, dans un tel cas de figure, le surplus de terrains aurait été sous-évalué de la même manière que les terrains visés par l'expropriation.


18. La Cour relève qu'il n'est contesté ni que l'expropriation en question s'analyse en une privation de propriété au sens de la seconde phrase du premier paragraphe de l'article 1 du Protocole n° 1, ni que cette mesure était légale au regard du droit français et poursuivait un but légitime d' " intérêt public ".


Elle rappelle qu'une mesure d'ingérence dans le droit au respect des biens, telle l'expropriation litigieuse, doit ménager un " juste équilibre " entre les exigences de l'intérêt général de la communauté et les impératifs de la sauvegarde des droits fondamentaux de l'individu. En particulier, il doit exister un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé par toute mesure privant une personne de sa propriété (voir, parmi beaucoup d'autres, l'arrêt Saints monastères c. Grèce du 9 décembre 1994, Série A n° 301-A, § 70). Cet équilibre est rompu " si la personne concernée a eu à subir " une charge spéciale et exorbitante " " (voir, notamment, l'arrêt James et autres c. Royaume-Uni, du 21 février 1986, série A n° 98, p. 34, § 50). A ce titre, la Cour a précisé que l'individu exproprié doit en principe obtenir une indemnisation " raisonnablement en rapport avec la valeur du bien " dont il a été privé, même si " des objectifs légitimes " d'utilité publique " (...) peuvent militer pour un remboursement inférieur à la pleine valeur marchande " ; elle a ajouté que son contrôle " se borne à rechercher si les modalités choisies excèdent la large marge d'appréciation dont l'Etat jouit en la matière " (ibidem, § 54 ; voir également, par exemple, l'arrêt Saints monastères précité, § 71).


A cet égard, la Cour estime que, nonobstant la marge d'appréciation de l'Etat, lorsque le bien exproprié est l' " outil de travail " de l' " exproprié ", l'indemnité versée n'est pas " raisonnablement en rapport avec la valeur du bien " si, d'une manière ou d'une autre, elle ne couvre pas cette perte spécifique. A l'appui de cette interprétation de l'article 1 du Protocole, elle rappelle sa maxime selon laquelle " la Convention consiste à protéger des droits non pas théoriques ou illusoires, mais concrets et effectifs " (voir notamment les arrêts Artico c. Italie du 13 mais 1980, série A n° 37, § 33, Kamasinski c. Autriche du 19 décembre 1989, série A n° 168, § 65, R.MD. c. Suisse du 26 septembre 1997, Recueil des arrêts et décisions 1997-IV, § 52, et Parti communiste unifié de Turquie et autres c. Turquie du 30 janvier 1998, Recueil 1998-1, § 33) ou, dans une autre version, " l'objet et le but de la Convention, en tant qu'instrument de protection des êtres humains, appellent à comprendre et appliquer ses dispositions d'une manière qui en rende les exigences concrètes et effectives " (voir notamment les arrêts Soering c. Royaume-Uni du 7 juillet 1989, série A n° 161, p. 34, § 87, Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) du 23 mars 1995, série A n° 310, p. 27, § 72, et McCann et autres c. Royaume-Uni du 27 septembre 1995, série A n° 324, § 156).

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