Jurisprudence : CEDH, 09-04-2002, Req. 51346/99, CISSE

CEDH, 09-04-2002, Req. 51346/99, CISSE

A4984AYA

Référence

CEDH, 09-04-2002, Req. 51346/99, CISSE. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1088454-cedh-09042002-req-5134699-cisse
Copier
Cour européenne des droits de l'homme

9 avril 2002

Requête n°51346/99

CISSE



COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME


DEUXIÈME SECTION


AFFAIRE CISSE c. FRANCE


(Requête n° 51346/99)


ARRÊT


STRASBOURG


9 avril 2002


Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.


En l'affaire Cisse c. France,


La Cour européenne des Droits de l'Homme (deuxième section), siégeant en une chambre composée de :


MM. A.B. Baka, président,


J.-P. Costa,


Gaukur Jörundsson,


K. Jungwiert,


V. Butkevych,


Mme W. Thomassen,


MM. M. Ugrekhelidze, juges,


et de Mme S. Dollé, greffière de section,


Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 16 janvier 2001 et 19 mars 2002,


Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :


PROCÉDURE


1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 51346/99) dirigée contre la République française et dont une ressortissante sénégalaise, Mme Madjiguene Cisse (" la requérante "), a saisi la Cour le 30 novembre 1998 en vertu de l'article 34 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (" la Convention ").


2. La requérante, qui a été admise au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représentée devant la Cour par Me S. Foreman, avocat à Paris. Le gouvernement français (" le Gouvernement ") est représenté par son agent, M. R. Abraham, Directeur des Affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères.


3. La requérante alléguait une violation de l'article 11 de la Convention.


4. La requête a été attribuée à la troisième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.


5. Par une décision du 16 janvier 2001, la Cour a déclaré la requête partiellement recevable.


6. Tant la requérante que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement).


7. Le 1er novembre 2001, la Cour a recomposé ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a été attribuée à la deuxième section dans sa nouvelle composition.


EN FAIT


I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE


8. La requérante faisait partie d'un groupe d'étrangers démunis de titre de séjour (dont elle était l'une des porte-parole) ayant décidé en 1996 de s'engager dans une action collective afin d'attirer l'attention sur les difficultés qu'ils rencontraient pour obtenir un réexamen de leur situation administrative en France.


9. Ce mouvement, largement commenté par la presse, culmina lors de l'occupation, le 28 juin 1996, de l'église Saint-Bernard à Paris, par un groupe d'environ deux cents étrangers en situation irrégulière majoritairement d'origine africaine, parmi lesquels dix hommes décidèrent d'entreprendre une grève de la faim. La fille de la requérante participait à ses côtés à cette occupation. Ce mouvement, surnommé mouvement des " sans papiers de Saint-Bernard ", était soutenu par de nombreuses associations de défense des droits de l'homme, dont certains militants décidèrent de partager leur vie quotidienne en dormant sur les lieux.


10. Le 22 août 1996, le préfet de police de Paris signa un arrêté prévoyant l'évacuation de toute personne présente sur les lieux ; l'arrêté se fondait sur la constatation que l'occupation en cause était étrangère à l'exercice du culte, que les conditions déjà précaires de salubrité s'étaient notoirement dégradées, que les différentes issues de l'église étaient cadenassées et qu'il existait des risques graves pour la salubrité, la santé, la tranquillité, la sécurité et l'ordre public.


11. Plus précisément, l'arrêté se lisait ainsi :


" Considérant que le directeur du Samu de Paris a été chargé dès le 17 juillet 1996 de faire assurer un suivi quotidien des grévistes de la faim, et qu'il a été rappelé au curé de la paroisse les risques auxquels la santé des occupants était exposée du fait des conditions précaires d'hébergement, ainsi que la nécessité de laisser libre accès aux services de secours ;


Considérant que l'organisation " Médecins du Monde ", présente en permanence dans l'église, a rendu publiques des informations alarmantes sur les conséquences très graves de cette grève de la faim pour l'état de santé des intéressés à l'expiration de la période de 40 jours, jugée médicalement critique ;


Considérant que, se fondant sur les dispositions de l'article 223-6 du Code de procédure pénale, il a été procédé le 12 août 1996, à l'évacuation des dix grévistes de la faim, aux seules fins de leur faire subir dans les hôpitaux parisiens tous examens médicaux appropriés ;


Considérant que ces personnes sont revenues d'initiative dans l'église précitée, et ont immédiatement déclaré poursuivre leur mouvement ;


Considérant que depuis le 28 juin 1996 les conditions déjà précaires de salubrité se sont notoirement dégradées, les équipements sanitaires disponibles étant totalement inadaptés à une fonction d'hébergement collectif de longue durée ;


Considérant que le nombre de personnes présentes sur les lieux s'est considérablement accru au cours des derniers jours ce qui entraîne des débordements aux abords immédiats et notamment sur la voie publique ;


Considérant que cette circonstance fait craindre des comportements, à l'origine de troubles à l'ordre public ;


Considérant que ces divers mouvements ont pris l'initiative d'installer des barrières sur la voie publique, rue Saint-Bruno à hauteur de la rue Saint-Luc et à hauteur de la rue Jérôme l'Ermite qui obstruent la chaussée, entravent la circulation générale et la progression des véhicules de secours ;


Considérant que les portes de l'église et différentes issues sont maintenues fermées, voire cadenassées, pour permettre la pratique d'un filtrage sur la seule entrée laissée accessible en permanence, et que des dispositifs de barrières enchaînées entre elles ont même été placés entre les grilles d'enceinte et la porte Nord desservant le chur de l'église; que ces installations constituent un risque majeur en cas de nécessité d'une évacuation urgente des personnes présentes à 1'intérieur de l'édifice ;


Considérant que ces diverses manifestations et mouvements sont totalement étrangers à l'exercice du culte auquel est exclusivement affecté cet édifice public en application de la loi du 9 décembre 1905 ;


Considérant qu'il résulte de ces diverses constatations que cette situation présente à ce jour des risques graves à la fois pour la salubrité, la santé, la tranquillité, la sécurité et l'ordre publics ".


12. Le lendemain matin, les forces de police procédaient à l'évacuation. Arrivés sur les lieux à 6h 30, les fonctionnaires de police mirent en place à la sortie de l'église un dispositif afin de vérifier, sur le fondement des articles 78-2, alinéas 1 et 3, du code de procédure pénale et 8, alinéas 2 et 3, de l'ordonnance du 2 novembre 1945, les documents en vertu desquels les étrangers évacués de l'église étaient autorisés à séjourner et circuler sur le territoire. Les forces de police pénétrèrent dans l'église à 7h 56.


13. Tous les occupants de l'église furent interpellés. Les forces de police relâchèrent immédiatement les individus de couleur blanche et regroupèrent tous les occupants non grévistes de la faim ayant pour caractéristique commune la couleur foncée de leur peau et les acheminèrent par car dans un centre de rétention administrative pour étrangers en instance d'éloignement, situé à Vincennes. La quasi-totalité de ces personnes firent l'objet d'une décision de placement en rétention administrative s'accompagnant d'un arrêté de reconduite à la frontière. Plus d'une centaine d'entre eux devaient être mis en liberté par la suite après avoir été présentés devant l'autorité judiciaire, au vu de certaines irrégularités commises par les services de police, allant jusqu'à l'établissement de faux procès-verbaux d'interpellation.


14. A 8h 20, un fonctionnaire de police sollicita de la requérante, qui sortait de l'église, les documents en vertu desquels elle était autorisée à séjourner sur le territoire français, mais elle ne fut pas en mesure de présenter un tel document. Reçue le 5 juin 1996 à la préfecture de police de Paris, la requérante s'était vu refuser le 17 juillet 1996 le droit au séjour en France, aux motifs qu'elle ne remplissait aucune des conditions prévues par l'ordonnance du 2 novembre 1945 pour la délivrance d'une carte de séjour et qu'aucun élément de sa situation personnelle ou familiale ne justifiait son admission au séjour à titre humanitaire. Elle avait été invitée à quitter le territoire français dans le délai d'un mois à compter de la notification de la décision de la préfecture.


15. A 9h 55, la requérante fut placée en garde à vue, cette mesure prenant effet à compter de son interpellation à 7h 56, et fut informée de ses droits en application des articles 63-2 et 63-4 du code de procédure pénale. La requérante refusa de parler pendant toute la durée de sa garde à vue. Le 23 août, à 20h 15, le premier substitut à la 8e section du parquet de Paris prescrivit aux fonctionnaires de police de lui déférer la requérante, avec la procédure en l'état.


16. Le 24 août 1996, à 13h 30, la requérante comparut, selon la procédure de " comparution immédiate ", devant le tribunal correctionnel de Paris. Accusée d'avoir " pénétré, séjourné en France sans être munie des documents ou visas exigés par la réglementation ", elle fut condamnée à une peine d'emprisonnement de deux mois avec sursis. Le tribunal se prononça en ces termes :


" l'occupation d'un lieu de culte (...) pendant plusieurs semaines, (...) contester leur situation administrative et de faire naître un mouvement en leur faveur, constitue par elle-même une situation d'urgence légitimant la mesure d'expulsion prise à leur encontre par l'autorité administrative ;


(...) la présence dans l'Eglise Saint-Bernard de plusieurs centaines de personnes depuis de nombreuses semaines ayant, au cours de déclarations publiques individuelles ou par l'intermédiaire d'un porte-parole les représentant revendiqué le statut d'étrangers dépourvus de titre de séjour et de papiers selon leurs propres termes, constitue un indice faisant présumer à l'égard des intéressés la commission d'une infraction à la législation relative aux étrangers et justifiait le contrôle d'identité de ces personnes en application des dispositions de l'article 78-2 ;


(...) qu'eu égard cependant au grand nombre de personnes interpellées simultanément et à leur refus de décliner leur identité, les services de police n'étaient pas en mesure de procéder immédiatement au contrôle de leur identité ; que la vérification d'identité opérée postérieurement à l'interpellation, dans un délai toutefois raisonnable, eu égard aux contingences matérielles inhérentes à l'ampleur de l'intervention, n'est pas de nature à entacher la procédure d'irrégularité ;


(..) compte tenu du très grand nombre de personnes interpellées et des circonstances dans lesquelles l'interpellation s'est déroulée, les droits de l'intéressé lui ont été notifiés dans un délai raisonnable (...) ; "


17. Le 23 janvier 1997, la cour d'appel de Paris, statuant sur appel de la requérante, confirma la peine en y ajoutant une interdiction du territoire français pendant trois ans. De plus, l'arrêt précisait ce qui suit :


" (...) l'occupation d'un lieu de culte (...) par environ trois cents individus durant plusieurs semaines, aux fins de faire naître un mouvement en leur faveur et de contester leur situation administrative, constitue une mesure d'urgence autorisant l'autorité administrative à prendre un arrêté d'expulsion sans saisine préalable de l'autorité judiciaire ;


(...) les occupants des lieux ont prolongé une grève de la faim près de quarante jours et les conditions d'hébergement des intéressés n'ont cessé de se dégrader ;


(...) l'ampleur des manifestations durant plusieurs semaines en présence de barrières obstruant la chaussée et gênant la circulation des véhicules constituaient pour la sécurité, la salubrité, la santé des grévistes et l'ordre public une menace justifiant l'urgence d'une mesure mettant fin à ces troubles ".


18. Le 4 juin 1998, la Cour de cassation rejeta le pourvoi formé par la requérante, par les motifs suivants :


" Attendu que devant les juges du fond saisis des poursuites exercées contre Madjiguène Ndour, ressortissante sénégalaise, pour entrée ou séjour irrégulier en France, la prévenue a régulièrement soulevé l'illégalité de l'arrêté préfectoral prescrivant l'évacuation d'office de l'église occupée par l'intéressée et plusieurs autres personnes, à la suite de laquelle les policiers ont procédé aux contrôles d'identité ayant mis en évidence la situation irrégulière des manifestants ;


Attendu qu'en cet état, la demanderesse ne saurait se faire un grief des motifs par lesquels les juges ont cru devoir répondre, pour l'écarter, à cette exception, dès lors que l'illégalité de l'acte administratif susvisé, à la supposer démontrée, serait sans incidence sur la solution du procès pénal. "


II. LE DROIT INTERNE PERTINENT


19. L'article 111-5 du code pénal dispose :


" Les juridictions pénales sont compétentes pour interpréter les actes administratifs, réglementaires ou individuels et pour en apprécier la légalité lorsque, de cet examen, dépend la solution du procès pénal qui leur est soumis. "


20. L'article 78-2 alinéa 1 du code de procédure pénale se lit ainsi :


" Les officiers de police judiciaire et, sur l'ordre et sous la responsabilité de ceux-ci, les agents de police judiciaire (...) peuvent inviter à justifier, par tout moyen, de son identité toute personne à l'égard de laquelle existe un indice faisant présumer :


- qu'elle a commis ou tenté de commettre une infraction ;


- qu'elle se prépare à commettre un crime ou un délit, qu'elle est susceptible de fournir des renseignements utiles à l'enquête en cas de crime ou de délit ou qu'elle fait l'objet de recherches ordonnées par une autorité judiciaire ".


21. L'article L.2512-13 du code général des collectivités territoriales est ainsi libellé :


" Dans la commune de Paris, le préfet de police exerce les pouvoirs et attributions qui lui sont conférés par l'arrêté des consuls du 12 messidor an VIII qui détermine les fonctions du préfet de police à Paris et par les textes qui l'ont modifié ainsi que par les articles L.2512-7, L.2512-14 et L.2512-17.

Agir sur cette sélection :

Revues liées à ce document

Ouvrages liés à ce document

Chaîne du contentieux

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.