Cour européenne des droits de l'homme17 janvier 2002
Requête n°32967/96
CALVELLI et CIGLIO
COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
AFFAIRE CALVELLI et CIGLIO c. ITALIE
(Requête n° 32967/96)
ARRÊT
STRASBOURG
17 janvier 2002
Cet arrêt peut subir des retouches de forme.
En l'affaire Calvelli et Ciglio c. Italie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. L. Wildhaber, président,
C.L. Rozakis,
J.-P. Costa,
G. Ress,
B. Conforti,
G. Bonello,
Mme E. Palm,
M. R. Türmen,
Mme V. Stráznická,
MM. P. Lorenzen,
W. Fuhrmann,
M. Fischbach,
V. Butkevych,
B. Zupancic,
Mme N. Vajic,
MM. J. Hedigan,
E. Levits, juges,
et de M. P. Mahoney, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 septembre 2001 et 28 novembre 2001,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (n° 32967/96) dirigée contre la République italienne et dont deux ressortissants de cet Etat, M. Pietro Calvelli et Mme Sonia Ciglio (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 29 décembre 1995 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants ont été représentés devant la Cour successivement par Mes Q. Lorelli et F. Perna, avocats à Cosenza. Le gouvernement italien (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. U. Leanza, Chef du contentieux diplomatique au ministère des Affaires étrangères, assisté de M. V. Esposito, co-agent. D'abord désignés devant la Commission par les initiales P.C. et S.C., les requérants ont consenti ultérieurement à la divulgation de leur identité.
3. Les requérants alléguaient la violation des articles 2 et 6 § 1 de la Convention en raison de la durée de la procédure ayant entraîné la prescription du délit dont a été accusé le médecin accoucheur ayant mis au monde leur nouveau-né, suite au décès de ce dernier.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).
5. La requête a été attribuée à la deuxième section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
6. Par une décision du 6 avril 2000, la chambre a déclaré la requête recevable. Ensuite, le 10 juillet 2001, elle s'est dessaisie au profit de la Grande Chambre, aucune des parties ne s'y étant opposée (articles 30 de la Convention et 72 du règlement).
7. La composition de la Grande Chambre a été arrêtée conformément aux articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement.
8. Tant les requérants que le Gouvernement ont déposé des observations écrites sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement). Par ailleurs, après avoir consulté les parties, la Grande Chambre a décidé qu'il n'était pas nécessaire de tenir une audience (article 59 § 2 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
A. Déroulement de l'enquête et de la procédure pénale
9. Immédiatement après sa naissance à la clinique privée « La Madonnina », située à Cosenza, le nouveau-né des requérants fut admis en réanimation à l'hôpital civil de cette même ville, suite au grave syndrome respiratoire et neurologique post-asphyxie causé par la position dans laquelle il était resté coincé pendant l'accouchement. L'enfant décéda le 9 février 1987, deux jours après sa naissance.
10. Le 10 février 1987, les requérants portèrent plainte. L'enquête du parquet près le tribunal de Cosenza débuta le même jour.
11. Le 12 février 1987, la requérante fut interrogée en qualité de témoin. A cette même époque fut nommée une équipe de trois experts.
12. Aucun développement de la procédure n'étant intervenu par la suite, les requérants sollicitèrent à plusieurs reprises l'accélération de l'enquête, plus particulièrement les 16 octobre 1987, 12 avril et 30 juin 1988. Le Parquet lui-même sollicita le 16 novembre 1988 le dépôt de l'expertise.
13. Le 19 juin 1989, les requérants furent informés que, à la demande du Parquet, le juge d'instruction avait communiqué un avis de poursuites à E.C., le médecin accoucheur, également copropriétaire de la clinique.
14. L'interrogatoire de certains témoins, prévu pour le 18 juillet 1989, n'eut pas lieu au motif que le juge chargé de l'affaire était en congé.
15. Entre-temps, le 7 juillet 1989, les requérants s'étaient constitués partie civile.
16. Le 19 janvier 1990, le ministère public demanda le classement sans suite de l'affaire. Cette demande fut rejetée le 24 mai suivant.
17. Le 3 octobre 1990, le juge des investigations préliminaires ordonna au ministère public un supplément d'enquête. En conséquence, le 29 novembre 1990, le substitut du procureur de la République ordonna une expertise, dont les résultats furent déposés le 5 janvier 1991.
18. Le 12 juin 1991, E.C. fut renvoyé en jugement devant le tribunal de Cosenza pour homicide par imprudence. A cette même date, les requérants renouvelèrent leur constitution de partie civile.
19. La première audience fut fixée au 2 juillet 1992, mais elle dut être reportée en raison d'une grève des avocats. L'audience suivante du 15 octobre 1992 fut à son tour reportée à cause du retard dans la citation de l'inculpé à comparaître.
20. Une nouvelle audience fut fixée au 15 janvier 1993. A cette date, l'inculpé fut déclaré contumax. Les débats ne débutèrent cependant que le 19 mars 1993, car entre-temps l'inculpé avait changé de défenseur. L'audience du 29 avril 1993 fut reportée au 3 juin 1993 au motif que la composition du tribunal n'était pas la même que celle saisie de l'affaire. Les débats se poursuivirent ensuite aux audiences des 27 mai, 10 et 17 juin (cette dernière audience fut ajournée en raison de la nécessité de remplacer un des experts commis d'office). L'audience du 15 juillet 1993 fut reportée au 16 septembre 1993 au motif que la composition du tribunal était à nouveau différente de celle saisie de l'affaire. D'autres audiences eurent lieu les 14 et 26 octobre 1993. A cette dernière date, l'audience dut être renvoyée à cause de l'absence injustifiée des experts, lesquels furent d'ailleurs condamnés au paiement d'une amende et sommés de comparaître à l'audience suivante, fixée au 14 décembre (la déclaration de l'inculpé comme contumax fut par ailleurs révoquée). Une dernière audience eut lieu le 17 décembre 1993. L'inculpé, qui avait participé aux audiences des 26 octobre et 14 décembre 1993, n'assista pas à l'audience finale du 17 décembre 1993.
21. A cette dernière date, par un jugement déposé au greffe le 19 février 1994, le tribunal pénal de Cosenza déclara, par contumace, l'accusé coupable du délit d'homicide par imprudence et le condamna à un an d'emprisonnement, au paiement des frais de procédure au bénéfice des parties civiles, ainsi qu'à un dédommagement devant être calculé ultérieurement.
22. Le tribunal établit avant tout que l'inculpé savait que l'accouchement de la requérante devait être considéré comme à haut risque, compte tenu de ce que celle-ci était atteinte d'un diabète de niveau A ainsi que de ses précédents accouchements, tout aussi difficiles en raison notamment de la grosseur du foetus. Les risques d'un accouchement dans ces conditions, facilement prévisibles selon les experts nommés par le tribunal, imposaient des mesures préventives et la présence du médecin responsable. Or, le tribunal établit que E.C., qui avait suivi la requérante pendant sa grossesse, n'avait aucunement envisagé des mesures préventives, tel un examen externe de la requérante permettant de relever le développement excessif du foetus, et, surtout, qu'il s'était absenté lors de l'accouchement. A partir du moment où les complications survinrent, six à sept minutes s'écoulèrent avant que le personnel infirmier n'arrive à trouver E.C., qui était allé effectuer des visites dans une autre partie de l'hôpital. Le retard avec lequel E.C. put effectuer la manoeuvre nécessaire pour extraire le foetus réduisit de façon significative les chances de survie du nouveau-né.
23. Le tribunal ordonna néanmoins le sursis à l'exécution de la peine et la non-mention de celle-ci dans le casier judiciaire du requérant. En outre, le tribunal rejeta la demande de la partie civile, qui souhaitait se voir accorder une avance sur le dédommagement.
24. Le 17 mars 1994, E.C. interjeta appel devant la cour d'appel de Catanzaro.
25. Par un arrêt du 3 août 1994, rendu par contumace et dont le texte fut déposé au greffe le 17 août 1994, la cour déclara l'appel irrecevable. En constatant que l'inculpé avait été jugé par contumace en première instance, la cour d'appel estima que E.C. n'avait pas mandaté son avocat conformément aux règles applicables dans ce cas de figure. La cour d'appel condamna E.C. au remboursement des frais de procédure engagés par les parties civiles.
26. Le 7 octobre 1994, E.C. se pourvut en cassation. Par un arrêt du 22 décembre 1994, déposé au greffe le 23 janvier 1995, la Cour de cassation cassa la décision litigieuse et renvoya l'affaire devant la cour d'appel de Catanzaro. La Cour de cassation considéra que la cour d'appel avait erronément considéré E.C. comme contumax, alors que celui-ci était bien présent lors de l'ouverture des débats et devait dès lors être considéré comme ayant cessé de comparaître en cours de procédure et non pas comme inculpé par contumace.
27. Par un arrêt du 3 juillet 1995, dont le texte fut déposé au greffe le 10 juillet 1995, la cour d'appel de Catanzaro constata la prescription du délit.
28. En effet, le délit reproché à E.C. était déjà prescrit à la date du 9 août 1994, donc avant même l'arrêt de la Cour de cassation.
B. Déroulement de la procédure civile
29. A la suite du jugement du tribunal pénal de Cosenza du 19 février 1994, qui avait condamné E.C. en première instance (paragraphes 21 et 22 ci-dessus), les requérants citèrent celui-ci devant le tribunal civil de la même ville.
30. Cependant, le 27 avril 1995, les requérants conclurent un règlement avec les assureurs du médecin et de la clinique aux termes desquels ils devaient percevoir 95 millions de lires italiennes pour tout dommage subi par eux, dont 15 millions destinés à réparer le préjudice spécifique subi par la requérante. A cette époque, la procédure pénale était pendante devant la cour d'appel de Catanzaro à la suite de l'arrêt de la Cour de cassation du 22 décembre 1994 (paragraphe 26 ci-dessus).
31. Par la suite, les parties ne s'étant pas présentées à l'audience du 16 novembre 1995, l'affaire fut rayée du rôle du tribunal civil. A cette date, la procédure pénale venait à peine de se conclure, l'arrêt de la cour d'appel prononçant la prescription de l'action publique ayant acquis le 17 octobre 1995 force de chose jugée.
II. LE DROIT INTERNE PERTINENT
32. Aux termes de l'article 112 de la Constitution italienne,
« Le ministère public a l'obligation d'exercer l'action pénale ».
33. Selon l'article 589 du code pénal, l'homicide par imprudence est puni d'un emprisonnement de six mois à cinq ans.
34. Par ailleurs, aux termes de l'article 157 § 1, alinéa 4 du code pénal, le délai de prescription pour le délit d'homicide par imprudence est de cinq ans. Il peut être prorogé de moitié du fait des diverses interruptions de nature procédurale pouvant survenir au cours du procès, mais il ne peut en aucun cas dépasser sept ans et demi à compter de la date du fait délictueux.
35. Enfin, l'article 120 du code de procédure civile prévoit ce qui suit :
« Dans les cas où la publicité de la décision sur le fond peut contribuer à réparer le dommage le juge peut, sur demande de la partie intéressée l'ordonner à charge et aux frais du perdant, par le biais de sa publication dans un ou plusieurs journaux choisis par le juge.
Si la publication n'intervient pas dans le délai fixé par le juge, la partie intéressée peut y procéder de sa propre initiative et garde le droit de recouvrer les frais auprès du perdant. »
III. DISPOSITIONS PERTINENTES DE LA RÉSOLUTION DU COMITÉ DES MINISTRES N° (75) 24 SUR LA RÉPRESSION DE L'HOMICIDE ET DES LÉSIONS PAR IMPRUDENCE COMMIS EN MATIÈRE DE CIRCULATION ROUTIÈRE
36. Par la Résolution précitée, adoptée le 18 septembre 1975, le Comité des Ministres du Conseil de l'Europe a recommandé aux gouvernements des Etats membres de s'inspirer, dans leurs législations et pratiques internes, des principes suivants :
« 1. Des poursuites pénales ne devraient pas être entamées et, le cas échéant, des peines ne devraient pas être prononcées du chef d'homicide ou de lésions involontaires à raison d'une faute légère de circulation, c'est-à-dire une faute de conduite n'impliquant pas chez son auteur la conscience du danger auquel il s'est exposé ou a exposé autrui ;
2. Il devrait en être de même, sous réserve du caractère inexcusable de la faute commise, à l'égard de l'auteur de l'homicide et des lésions involontaires, atteint en sa personne ou dans celle de ses proches d'une façon telle qu'une peine apparaîtrait inutile, voire inhumaine ;
3. L'application des recommandations ci-dessus ne devrait en aucune manière préjudicier au droit des victimes à la réparation. »
EN DROIT
I. SUR L'EXCEPTION PRÉLIMINAIRE DU GOUVERNEMENT
37. Le Gouvernement soulève une exception d'irrecevabilité, faisant valoir l'absence de la qualité de « victime » dans le chef des requérants. En effet, selon lui, le grief des requérants concerne essentiellement non pas le retard dans la décision sur le volet civil de l'affaire mais uniquement l'absence de punition du médecin responsable du décès de leur nouveau-né. Dès lors, la qualité de « victime » ferait défaut avant tout au regard de l'article 2, étant donné que la Convention ne reconnaît pas le droit à l'engagement de poursuites pénales à l'encontre des tiers . Elle ferait défaut également en ce qui concerne le grief tiré d'une violation de l'article 6, en ce que les requérants ne se plaignent pas de la durée du volet civil de la procédure, le seul au titre duquel ils pourraient invoquer cette disposition.
38. Pour autant que cette exception vise l'article 2, la Cour considère que la question de savoir si cette disposition exige de sanctionner pénalement un décès causé par une faute médicale alléguée et si cette exigence est respectée lorsque l'action publique tombe sous le coup d'une prescription, relève de l'interprétation de l'article 2 et donc de l'examen du fond de l'affaire.
39. Pour autant que l'exception préliminaire concerne l'article 6, la Cour estime que la question de savoir si ce grief des requérants vise l'ensemble de la procédure litigieuse postérieure à la constitution de partie civile, ou seulement l'aspect pénal de cette procédure, relève également de l'examen du fond.