Jurisprudence : CEDH, 21-12-2001, Req. /96), SEN

CEDH, 21-12-2001, Req. /96), SEN

A9035AXW

Référence

CEDH, 21-12-2001, Req. /96), SEN. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1082046-cedh-21122001-req-96-sen
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Cour européenne des droits de l'homme

21 décembre 2001

Requête n°/96)

SEN



COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME


PREMIÈRE SECTION
(ANCIENNE FORMATION)


AFFAIRE SEN c. PAYS-BAS
(Requête no 31465/96)


ARRÊT


STRASBOURG
21 décembre 2001
Cet arrêt deviendra définitif dans les conditions définies à l'article 44 § 2 de la Convention. Il peut subir des retouches de forme.

En l'affaire Sen c. Pays-Bas,
La Cour européenne des Droits de l'Homme (première section), siégeant en une chambre composée de :
Mme E. Palm, présidente,

Mme W. Thomassen,

M. Gaukur Jörundsson,

M. R. Türmen,

M. C. Bîrsan,

M. J. Casadevall,

M. R. Maruste, juges,

et de M. M. O'Boyle, greffier de section,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil le 11 décembre 2001,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :


PROCÉDURE
1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête (no 31465/96) dirigée contre le Royaume des Pays-Bas, dont trois ressortissants turcs, M. Zeki Sen, son épouse Mme Gülden Sen et leur fille Sinem Sen (« les requérants »), avaient saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 30 janvier 1996 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »).
2. Les requérants sont représentés devant la Cour par Maître E.J.M.Habets, avocat à Schiedam. Le gouvernement néerlandais (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. Roeland Böcker, du ministère des affaires étrangères néerlandais.
3. Les requérants alléguaient que le refus de délivrer à Sinem Sen (« la troisième requérante ») un titre de séjour pour rejoindre ses parents, les deux premiers requérants, établis régulièrement aux Pays-Bas porte atteinte à leur droit au respect de leur vie familiale garanti par l'article 8.
4. La requête a été transmise à la Cour le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention (article 5 § 2 du Protocole n° 11).
5. La requête a été attribuée à la première section de la Cour (article 52 § 1 du règlement). Au sein de celle-ci, la chambre chargée d'examiner l'affaire (article 27 § 1 de la Convention) a été constituée conformément à l'article 26 § 1 du règlement.
6. Par une décision du 7 novembre 2000, la chambre a déclaré la requête recevable.
7. A la demande de la chambre, tant les requérants que le Gouvernement défendeur ont fourni, par écrit, des informations complémentaires sur le fond de l'affaire (article 59 § 1 du règlement), la chambre ayant décidé après consultation des parties qu'il n'y avait pas lieu de tenir une audience consacrée au fond de l'affaire (article 59 § 2 in fine du règlement). Des observations ont également été reçues du gouvernement de la Turquie, qui avait exercé son droit d'intervenir (articles 36 § 1 de la Convention et 61 § 2 du règlement). Le Gouvernement défendeur a répondu à ces commentaires (article 61 § 5 du règlement).
8. Le 1er novembre 2001, la Cour a modifié la composition de ses sections (article 25 § 1 du règlement). La présente requête a cependant continué à être examinée par la chambre de l'ancienne section I telle qu'elle existait avant cette date.


EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
9. Zeki Sen (« le premier requérant ») est arrivé aux Pays-Bas en 1977, à l'âge de douze ans, pour y rejoindre son père, dans le cadre d'un regroupement familial. Il y réside depuis lors et est en possession d'un permis d'établissement (vestigingsvergunning). En 1982, il a épousé en Turquie Gülden Sen (« la deuxième requérante »). Celle-ci a continué à vivre sur le territoire turc après le mariage.
10. Le 8 août 1983, la troisième requérante est née en Turquie.
11. En 1986, la deuxième requérante a rejoint son époux aux Pays-Bas, après avoir confié la troisième requérante à la garde de sa soeur et de son beau-frère. Elle demanda et obtint du secrétaire d'Etat à la Justice un permis de séjour (vergunning tot verblijf).
12. Le 14 novembre 1990, un deuxième enfant, Cansu, est né, à Rotterdam (Pays-Bas), de l'union des deux premiers requérants.
13. Le 26 octobre 1992, le premier requérant fit une demande d'autorisation de séjour provisoire (machtiging tot voorlopig verblijf) pour Sinem. Les requérants expliquent que c'est à cause de problèmes que leur couple rencontraient qu'ils n'ont pas fait cette demande antérieurement. Au contraire de son épouse, le premier requérant ne voulait pas que leur fille aînée les rejoigne aux Pays-Bas. Ce n'est qu'en 1992 qu'il a acquiescé au désir de son épouse.
14. Le 15 décembre 1992, le ministère des Affaires Etrangères (minister van Buitenlandse Zaken) rejeta la demande. Il releva d'abord que la troisième requérante était supposée séjourner aux Pays-Bas plus de trois mois (période maximale de validité d'un visa de séjour provisoire) et qu'il fallait donc examiner les demandes à la lumière des dispositions applicables en matière de permis de séjour (vergunning tot verblijf) aux fins de regroupement familial. A cet égard, il nota qu'aux termes de l'article 11 § 5 de la loi sur les étrangers (Vreemdelingenwet), l'octroi d'un permis de séjour pouvait être refusé pour des motifs d'intérêt public. Il rappela que les Pays-Bas étant un Etat à forte densité de population, ils suivent une politique d'immigration restrictive eu égard à la situation prévalant en matière de population et d'emploi et n'admettaient le séjour d'étrangers sur leur territoire que s'ils y étaient tenus en vertu du droit international, si cela servait leurs « intérêts essentiels des Pays-Bas » (wezenlijk Nederlands belang) ou si cela était justifié par des « raisons impérieuses d'ordre humanitaire » (klemmende redenen van humanitaire aard).
15. Le ministre était d'avis que l'enfant Sinem ne remplissait pas les conditions d'admission de l'article 11 § 5 de la loi sur les étrangers et celles résultant des règles de conduite énoncées dans la circulaire relative aux étrangers (Vreemdelingencirculaire) et, en particulier, celles relatives au regroupement familial. Il estima en effet qu'elle n'appartenait plus à la cellule familiale de ses parents dans la mesure où elle était, suite au départ de sa mère, devenue membre de la cellule familiale de sa tante. Il n'était pas non plus apparu que les requérants aient contribué, financièrement ou d'une autre manière, à l'éducation de leur fille. Ils n'avaient en outre jamais demandé l'octroi d'allocations familiales pour leur fille.
16. Examinant les demandes à la lumière de l'article 8 de la Convention, le ministre considéra qu'à l'examen des intérêts en présence, les autorités néerlandaises n'avaient aucune obligation positive d'accorder le permis de séjour demandé, rappelant notamment qu'il ne s'agissait pas d'un cas de révocation d'un permis ayant rendu possible une vie familiale aux Pays-Bas entre les requérants. Il estima enfin qu'il n'existait pas davantage de raisons humanitaires justifiant l'octroi des permis.
17. Le 1er février 1993, les deux premiers requérants firent une demande en révision de la décision rendue par le ministre des Affaires Etrangères qui la rejeta le 10 mai 1993, après une audience tenue le 10 avril 1993.
18. Outre les raisons contenues dans sa décision du 15 décembre 1992, le ministre estima que le fait que la troisième requérante avait reçu à trois reprises la visite de ses parents en Turquie entre 1986 et 1993 n'était pas de nature à établir qu'il n'y avait jamais eu rupture de la vie familiale durant les six ans pendant lesquels elle avait vécu avec sa tante. Il était aussi d'avis que l'affirmation que l'enfant avait été laissée à la garde de sa tante parce que ses parents devaient résoudre leurs problèmes relationnels n'était pas convainquante, relevant notamment que la demande d'autorisation de séjour n'avait été introduite au nom de Sinem qu'en date du 26 octobre 1992 alors que les deux premiers requérants exposaient que leurs problèmes relationnels étaient résolus en 1990. En réponse à l'argument des requérants selon lequel personne ne pouvait prendre Sinem en charge en Turquie parce que sa tante était dépressive et sa grand-mère malade, le ministre estima que les requérants ne manquaient pas de famille proche en Turquie susceptible de prendre soin de l'enfant. Le premier requérant avait deux frères. Si le premier frère était le mari de la tante qui avait recueilli Sinem, rien ne s'opposait par contre à ce que l'enfant séjourne dans la famille du second frère du requérant, père de six enfants. En outre, le père du premier requérant vivait en Turquie neuf mois par an. Le ministre releva enfin que si le premier requérant affirmait détenir les preuves qu'il aurait fait divers versements destinés à sa fille par l'intermédiaire de son père, il n'avait pas pu déposer ces preuves lors de l'audience.
19. Le 4 juin 1993, les deux premiers requérants interjetèrent appel de cette décision devant la section juridictionnelle (Afdeling Rechtspraak) du Conseil d'Etat (Raad van State). Ils firent notamment valoir que leurs problèmes relationnels n'avaient été résolus qu'en 1991, et non en 1990, et déposèrent des documents aux fins d'établir l'état dépressif de la tante de Sinem. Parmi ceux-ci figurait une déclaration du 5 mai 1993 de la tante elle-même qui affirmait ne plus être en état de s'occuper de sa nièce qui vivait avec elle depuis sa naissance, soit depuis presque dix ans. La deuxième requérante insista sur le fait qu'elle n'avait jamais eu l'intention de confier définitivement sa fille à sa soeur.
20. Le 21 décembre 1994, un troisième enfant, Can, est né aux Pays-Bas, de l'union des deux premiers requérants.
21. Par décision du 14 décembre 1995, la section du contentieux administratif (Afdeling Bestuursrechtspraak), qui avait succédé à la section juridictionnelle du Conseil d'Etat en vertu d'une loi du 16 décembre 1993 entrée en vigueur le 1er janvier 1994, rejeta le recours. Il se prononça notamment en ces termes :
« Le défendeur [le Gouvernement] a adopté, à juste titre, l'avis que le lien familial existant entre les requérants et leur fille a été rompu. Les appelants n'ont pas rendu crédible leurs affirmations qu'ils avaient seulement eu l'intention de laisser temporairement leur fille auprès de leur famille en Turquie, en raison de leurs problèmes relationnels. Il n'est en outre pas apparu que les appelants soient réellement intervenus dans l'éducation de leur fille. Dans la mesure ou ils allèguent l'existence d'un soutien financier au bénéfice de leur fille, la section (du contentieux administratif) observe que les appelants ont soutenu pouvoir démontrer ce fait, ils n'ont produit aucune information sur ce point. De surcroît, aucune allocation familiale n'a été demandée au profit de la fille des demandeurs.
Il ressort de ces considérations que les appelants n'ont pu puiser aucun droit à l'autorisation de séjour provisoire demandée dans la politique fixée par le chapitre B 19.2.1, b), de la circulaire relative aux étrangers de 1982, combiné avec son chapitre B 19.2.2.2.
Il n'est pas non plus apparu que les appelants ont pu puiser un droit à l'autorisation de séjour provisoire demandée en vue de la venue de leur fille dans quelque autre règle détaillant la politique à suivre fixée dans la circulaire relative aux étrangers.
Il est encore moins apparu qu'il existerait des circonstances propres à la situation de la fille des demandeurs ou des raisons impérieuses d'ordre humanitaire telles que le défendeur aurait néanmoins dû accorder l'autorisation de séjour provisoire demandée en dérogeant de la politique à suivre. A cet égard, la section a pris en considération le fait que si l'on peut, à la vérité, accepter que la soeur de la demanderesse G. Sen souffre de réactions dépressives, il n'en ressort cependant pas la certitude qu'elle n'est plus à même de prendre soin de la fille des requérants. Les appelants n'ont d'autre part pas non plus rendu plausible l'assertion que leur fille est totalement privée de possibilité d'accueil en Turquie. Il est apparu que deux frères de l'appelant Z. Sen vivent en Turquie, l'un étant marié à la soeur de l'appelante G. Sen dont il est question ci-avant. En outre, le grand-père de Sinem Sen vit en Turquie neuf mois par an.
Les appelants ont fondé leur recours sur l'article 8 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales, ci-après désignée sous le terme la Convention. Se référant notamment aux arrêts de la Cour européenne des Droits de l'Homme (ci-après la Cour) du 26 mai 1994 (série A n° 290, NJ 1995, 247) et du 27 octobre 1994 (série A n° 297-C, NJ 1995, 248) [respectivement l'arrêt Keegan et l'arrêt Kroon et autres], ils soutiennent que le refus du défendeur d'accorder une autorisation de séjour à leur fille emporte une ingérence injustifiée au droit au respect de la vie familiale existant entre eux.
Aux termes de l'article 8 § 1 de la Convention, toute personne a droit - pour ce qui concerne la présente affaire - au respect de sa vie familiale.
Ce droit vise en premier lieu et essentiellement à accorder une protection contre les ingérences dans la vie familiale.
Il est certain que le lien qui lie entre eux les appelants et leur fille constitue une vie familiale au sens de l'article 8 § 1 de la Convention.
De l'avis de la section, il n'y a cependant pas en l'espèce ingérence, dans le sens où cette notion a été entendue ci-avant. En tout cas, la décision du défendeur de ne pas accorder une autorisation de séjour provisoire au profit de la fille des appelants ne va pas jusqu'à lui retirer un titre de séjour lui ayant permis de partager une vie familiale dans notre pays.
Il faut ensuite répondre à la question de savoir s'il existe pour les appelants des faits et circonstances à ce point particuliers qu'il en résulterait du droit au respect de la vie familiale une obligation positive pour le défendeur de faire droit aux demandes d'octroi d'un titre de séjour à la fille des appelants. La section répond par la négative à cette question. A la lumière des considérations exposées ci-avant, on ne peut conclure, quant à l'affirmation des requérants qu'il existe des motifs impérieux d'ordre humanitaire, que le défendeur n'a pas suffisamment eu égard au droit des appelants au respect de leur vie familiale en refusant l'autorisation de séjour provisoire demandée pour leur fille, en inclinant pour la défense de l'intérêt public fondé sur l'application d'une politique d'immigration restrictive, au service des intérêts du bien-être économique.
La section ne partage pas le point de vue des appelants selon lequel il ressort des arrêts de la Cour [européenne] auxquels ils se sont référés que le refus d'autorisation de séjour d'un étranger dans notre pays constitue toujours une ingérence au sens de la disposition précitée de la Convention. A la lumière de ces arrêts, la Cour adopte le point de vue que les limites des obligations négatives et positives qui s'imposent aux Etats sur base de cette disposition ne sont pas susceptibles d'être définies restrictivement ; il en va de même des principes applicables. Il en ressort qu'il y a lieu de procéder à une évaluation raisonnable entre les intérêts d'un individu et ceux de la société dans son ensemble, tant dans le cadre des obligations négatives que des obligations positives. Dans le cas d'espèce, cette évaluation raisonnable a eu lieu dans le cadre de l'examen de la question de savoir si le défendeur avait l'obligation positive de délivrer l'autorisation de séjour demandée. La section est d'avis que de cette façon, l'examen de l'affaire s'est conformé à la portée des arrêts de la Cour auxquels les appelants se sont référés. »

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