Jurisprudence : CEDH, 22-02-1996, Req. 59/1994/506/588, Bulut c. Autriche

CEDH, 22-02-1996, Req. 59/1994/506/588, Bulut c. Autriche

A8386AWI

Référence

CEDH, 22-02-1996, Req. 59/1994/506/588, Bulut c. Autriche. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1065312-cedh-22021996-req-591994506588-bulut-c-autriche
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Cour européenne des droits de l'homme

22 février 1996

Requête n°59/1994/506/588

Bulut c. Autriche



""En l'affaire Bulut c. Autriche (1),

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement B (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président, F. Matscher, C. Russo, J. De Meyer, I. Foighel, J.M. Morenilla, L. Wildhaber, D. Gotchev, P. Jambrek,

ainsi que de M. H. Petzold, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 octobre 1995 et 23 janvier 1996,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

Notes du greffier

1. L'affaire porte le n° 59/1994/506/588. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

2. Le règlement B, entré en vigueur le 2 octobre 1994, s'applique à toutes les affaires concernant les Etats liés par le Protocole n° 9 (P9).

PROCEDURE

1.
L'affaire a été déférée à la Cour par le gouvernement de la République d'Autriche ("le Gouvernement") le 19 décembre 1994, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 17358/90) dirigée contre l'Autriche et dont M. Mikdat Bulut, ressortissant turc, avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 5 octobre 1990 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La requête du Gouvernement se réfère à l'article 48 (art. 48) et a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement aux obligations que lui impose l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.

2.
En réponse à l'invitation prévue à l'article 35 par. 3 d) du règlement B, le requérant a désigné son conseil (article 31).

Le gouvernement turc, que le greffier avait informé de son droit d'intervenir dans la procédure (articles 48 b) de la Convention et 35 par. 3 b) du règlement B) (art. 48-b), ne s'est pas manifesté à cet égard.

3.
La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Matscher, juge élu de nationalité autrichienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement B). Le 27 janvier 1995, celui-ci a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des sept autres membres, à savoir MM. C. Russo, J. De Meyer, I. Foighel, J.M. Morenilla, L. Wildhaber, D. Gotchev et P. Jambrek (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement B) (art. 43).

4.
En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement B), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, le représentant du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 39 par. 1 et 40 du règlement B). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 11 août 1995. Par lettre du 2 août 1995, le Gouvernement avait informé la Cour qu'il ne souhaitait pas soumettre de mémoire. Le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué s'exprimerait à l'audience.

5.
Le 4 octobre 1995, la Commission a produit les pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.

6.
Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 23 octobre 1995, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

M. W. Okresek, directeur de la division des affaires internationales, service de la Constitution,
chancellerie fédérale,

agent, Mme I. Gartner, ministère fédéral de la Justice,
conseil, Mme E. Bertagnoli, division des droits de l'homme,
département de droit international,
ministère fédéral des Affaires étrangères,
conseiller;

- pour la Commission

M. M.P. Pellonpää,

délégué;

- pour le requérant

M. W.L. Weh, avocat,

conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, MM. Pellonpää, Weh, Okresek et Mme Gartner.

EN FAIT

I.
Les circonstances de l'espèce

7.
Le requérant, M. Mikdat Bulut, est garçon de café. Il est né en 1969 et habite Innsbruck.

8.
En 1990, il fut accusé de tentative de corruption de deux fonctionnaires de l'Agence pour l'Emploi d'Innsbruck. Il leur avait offert de l'argent pour les inciter à lui délivrer de faux certificats.

9.
Le 6 mars 1990, avant le début de l'audience devant le tribunal régional (Landesgericht) d'Innsbruck, le juge appelé à présider, M. Werus, adressa à Me Heiss, alors l'avocat du requérant, une note l'informant de la participation de l'un des juges, M. Schaumburger, à l'interrogatoire de deux témoins lors de l'instruction préliminaire. L'avocat était prié de faire savoir au tribunal, avant le 16 mars 1990, s'il entendait récuser M. Schaumburger pour ce motif. Me Heiss ne répondit pas.

10.
L'audience eut lieu le 23 mars 1990. Avant l'audition des témoins, le président précisa derechef que le juge Schaumburger avait accompli un certain nombre d'actes d'instruction dans l'affaire. Selon le procès-verbal de l'audience, les parties renoncèrent à leur droit d'invoquer de ce chef la nullité de la procédure ("Auf Geltendmachung dieses Umstandes als Nichtigkeitsgrund wird allseits verzichtet").

11.
Dans une déclaration formelle (eidesstättige Erklärung) soumise à la Commission européenne des Droits de l'Homme, Me Heiss déclara qu'à la question de savoir s'il était prêt à renoncer à ce moyen de nullité, il avait répondu qu'à son avis, il n'est pas possible de renoncer à la faculté de soulever la question de l'exclusion d'un juge: on ne le peut que s'agissant du droit de récuser un juge pour suspicion légitime. Dans un document également soumis à la Commission, M. Werus affirma que la renonciation mentionnée au procès-verbal avait été faite dans les termes y figurant. Il ajouta également se souvenir que Me Heiss avait dit quelques mots signifiant qu'il ne reconnaissait pas la validité de la renonciation.

12.
Le requérant fut reconnu coupable et condamné à une amende de 25 200 schillings autrichiens (ATS), assortie d'un sursis de trois ans.

13.
M. Bulut forma devant la Cour suprême (Oberster Gerichtshof) un pourvoi aux fins d'obtenir la nullité (Nichtigkeitsbeschwerde) et un appel (Berufung) contre la peine. Dans son pourvoi, intenté sur la base de l'article 281 par. 1, alinéa 1, du code de procédure pénale (Strafprozeßordnung - paragraphe 19 ci-dessous), il faisait valoir qu'il avait été jugé par un magistrat frappé d'exclusion par la loi (ex lege). Il y aurait eu également violation de l'article 281 par. 1, alinéas 4, 5 et 9 a), du code de procédure pénale. Se référant à l'alinéa 4 (paragraphe 19 ci-dessous), le requérant prétendait notamment que le tribunal aurait dû s'assurer de la possibilité pour les témoins de reconnaître sa voix au téléphone. Invoquant l'article 281 par. 1, alinéa 5 (paragraphe 19 ci-dessous), il reprochait aussi au tribunal d'avoir trouvé deux témoins parfaitement crédibles et mis sur le compte de trous de mémoire leurs explications pleines de contradictions qui, pour lui, étaient fondamentales. Il soutenait également que les deux témoins auraient dû être confrontés à son frère, soupçonné un temps d'avoir commis le délit. Le ministère public fit également appel de la peine.

14.
Le 29 juin 1990, le procureur général (Generalprokurator) adressa les observations suivantes ("croquis") à la Cour suprême:

"Pour le parquet, le pourvoi intenté par l'accusé,
M. Mikdat Bulut, est de ceux que l'on peut trancher dans le sens de l'article 285d du code de procédure pénale.
Nous demandons que soit transmise copie de la décision."

Ces observations ne furent pas communiquées à la défense.

15.
Le 7 août 1990, la Cour suprême rejeta le pourvoi en vertu de l'article 285d par. 1 du code de procédure pénale (paragraphe 20 ci-dessous). Après avoir confirmé la participation au procès d'un juge exclu, elle se référa à la renonciation mentionnée au procès-verbal de l'audience pour faire remarquer que l'article 281 par. 1, alinéa 1, du code de procédure pénale exige qu'une cause de nullité touchant aux articles 67 et 68 de ce code (paragraphe 18 ci-dessous) ait d'abord été soulevée lors du procès. Quant aux moyens formulés sur la base de l'article 281 par. 1, alinéa 5, la Cour suprême jugea que les griefs visaient à contester l'appréciation des preuves portée par le juge du fait, et étaient, à ce titre, irrecevables et insuffisants pour constituer un motif d'annulation. Elle estima que, quoi qu'en dise le requérant, il y avait bien eu confrontation entre son frère et les deux témoins. Elle rejeta en conséquence le pourvoi et renvoya devant la cour d'appel (Oberlandesgericht) d'Innsbruck la question de l'appel formé par le requérant contre la peine.

16.
Le 3 octobre 1990, après une audience, la cour d'appel d'Innsbruck aggrava la peine infligée au requérant, en la portant à neuf mois d'emprisonnement, assortis d'un sursis de trois ans.

II.
Le droit et la pratique internes pertinents

17.
Selon l'article 90 par. 1 de la Constitution fédérale,

"Les débats devant les tribunaux jugeant au civil ou au pénal sont oraux et publics. La loi détermine les exceptions."

18.
L'article 68 par. 2 du code de procédure pénale dispose qu'est exclu (ausgeschlossen) de participation à la procédure de jugement quiconque a agi comme juge d'instruction dans la même affaire.

19.
L'article 281 par. 1 du code de procédure pénale énonce les moyens spécifiques à faire valoir à l'appui d'un pourvoi aux fins d'obtenir la nullité. On se trouve en présence d'un tel moyen notamment lorsque:

"1. le tribunal n'a pas été constitué régulièrement,
(...) ou qu'un juge frappé d'exclusion (articles 67 et
68) a pris part à la décision, sauf si ce motif était connu de la partie avant le début du procès ou au cours de celui-ci et n'a pas été soulevé par elle à l'ouverture du procès ou dès qu'elle en a eu connaissance;

(...)

4. pendant le procès, le tribunal ne s'est pas prononcé sur une demande du requérant ou que, lors d'un jugement avant dire droit rejetant une demande ou une opposition soulevée par le requérant, le tribunal a méconnu ou mal appliqué des lois ou règles de procédure dont le respect s'impose de par la nature même d'une procédure offrant les garanties voulues à l'accusation et à la défense;

5. le jugement porté par le tribunal sur des faits décisifs est confus, incomplet ou contradictoire; (...)

(...)"

20.
Aux termes de l'article 285d par. 1 du code de procédure pénale,

"Pendant les délibérations à huis clos, le pourvoi aux fins d'obtenir la nullité peut être immédiatement rejeté:

1. lorsqu'il aurait déjà dû l'être par la juridiction de première instance, conformément à l'article 285a
(...),

2. lorsqu'il est fondé sur les motifs énumérés à l'article 281 par. 1, alinéas 1-8 et 11, et que la Cour suprême a déclaré à l'unanimité que le grief devait être rejeté comme manifestement mal fondé sans qu'il soit besoin de délibérer plus avant."

21.
A la suite de l'arrêt Brandstetter c. Autriche du 28 août 1991 (série A n° 211) et depuis le 1er septembre 1993, l'article 35 par. 2 du code de procédure pénale se lit ainsi:

"Si le procureur près une juridiction de recours dépose des observations sur un pourvoi aux fins d'obtenir la nullité (...), ladite juridiction les communique à l'accusé (l'intéressé), en lui indiquant qu'il peut y répondre dans un délai raisonnable, qu'elle détermine. Cette communication n'est pas nécessaire si le procureur se borne à s'opposer au recours sans avancer aucun argument, à appuyer les dires de l'accusé ou si le recours formé par l'accusé est accueilli."

PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION

22.
M. Bulut a saisi la Commission le 5 octobre 1990. Invoquant l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention, il se plaignait de la participation au procès d'un juge que la loi frappait d'exclusion de la procédure. Il protestait également contre l'absence d'audience devant la Cour suprême, le fait que le parquet avait soumis à la Cour suprême des observations ignorées de la défense et la divulgation par la Cour suprême du nom du juge rapporteur au procureur général, contrairement aux dispositions internes pertinentes.

23.
La Commission a déclaré la requête (n° 17358/90) recevable le 2 avril 1993. Dans son rapport du 8 septembre 1994 (article 31) (art. 31), elle formule l'avis:

a) qu'il n'y a eu violation de la Convention ni en raison de la participation du juge Schaumburger au procès (vingt-cinq voix contre une), ni en raison de l'absence de débats devant la Cour suprême (unanimité)
ou de la divulgation au procureur général du nom du juge rapporteur (unanimité);

b) qu'il y a eu violation de l'article 6 par. 1
(art. 6-1) de la Convention en raison de ce que le parquet a transmis des observations à la Cour suprême à l'insu du requérant (vingt-cinq voix contre une).

Le texte intégral de l'avis de la Commission et de l'opinion dissidente dont il s'accompagne figure en annexe au présent arrêt (1).

Note du greffier

1. Pour des raisons d'ordre pratique il n'y figurera que dans l'édition imprimée (Recueil des arrêts et décisions, 1996), mais chacun peut se le procurer auprès du greffe.

CONCLUSIONS PRESENTEES A LA COUR

24.
A l'audience, l'agent du Gouvernement a prié la Cour de dire qu'il n'y avait pas eu violation de l'article 6 (art. 6) de la Convention.

Le requérant, pour sa part, a invité la Cour à constater une méconnaissance de la Convention sur trois points: participation du juge Schaumburger au procès; absence d'audience devant la Cour suprême et remise par le parquet à la Cour suprême d'observations tenues secrètes.

EN DROIT

I.
SUR LA VIOLATION ALLEGUEE DE L'ARTICLE 6 PAR. 1
(art. 6-1) DE LA CONVENTION

25.
Le requérant allègue une violation de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention qui, dans sa partie pertinente, se lit ainsi:

"Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue équitablement, publiquement (...) par un tribunal (...) impartial, établi par la loi, qui décidera (...) du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle."

La Cour examinera successivement chacun des trois griefs du requérant: participation au procès d'un juge ayant pris part à l'instruction préliminaire; absence de débats devant la Cour suprême, et remise, par le procureur général, d'observations ("croquis") dont le requérant n'a pas eu connaissance et qu'il n'a pas eu la possibilité de commenter.

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