Cour européenne des droits de l'homme22 novembre 1995
Requête n°48/1994/495/577
C.R. c. Royaume-Uni
En l'affaire C.R. c. Royaume-Uni (1),
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A2 (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
F. Gölcüklü,
C. Russo,
J. De Meyer,
S.K. Martens,
F. Bigi,
Sir John Freeland,
MM. P. Jambrek,
U. Lohmus,
ainsi que de M. H. Petzold, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 juin et 27 octobre 1995,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 48/1994/495/577. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 9 septembre 1994, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 20190/92) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont un ressortissant de cet Etat, M. C.R., avait saisi la Commission le 31 mars 1992 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 7 (art. 7) de la Convention.
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et désigné son conseil (article 30).
3. Le 24 septembre 1994, le président de la Cour a estimé qu'il y avait lieu de confier à une chambre unique, en vertu de l'article 21 par. 6 du règlement A et dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, l'examen de la présente cause et de l'affaire S.W. c. Royaume-Uni (1).
1. Affaire n° 47/1994/494/576.
4. La chambre à constituer comprenait de plein droit Sir John Freeland, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 24 septembre 1994, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, R. Macdonald, C. Russo, J. De Meyer, S.K. Martens, F. Bigi et M. Lohmus, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43). Par la suite, M. P. Jambrek, suppléant, a remplacé M. Macdonald, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1).
5. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement britannique ("le Gouvernement"), le conseil du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 5 avril 1995 et celui du Gouvernement le 6 avril. Le 17 mai 1995, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué ne souhaitait pas y répondre par écrit.
6. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 20 juin 1995, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
Mme S. Dickson, ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth,
agent, MM. A. Moses, QC,
conseil,
R. Heaton, ministère de l'Intérieur,
J. Toon, ministère de l'Intérieur,
conseillers;
- pour la Commission
M. J. Mucha,
délégué;
- pour le requérant
MM. R. Hill, Barrister-at-law,
conseil,
A.C. Guthrie,
conseiller.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Mucha, M. Hill et M. Moses ainsi que des réponses aux questions de quelques juges.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
7. Le requérant, ressortissant britannique, est né en 1952 et habite Leicester.
8. Il se maria le 11 août 1984. De cette union naquit un fils, en 1985. Le 11 novembre 1987, les époux se séparèrent mais se réconcilièrent environ deux semaines plus tard.
9. Le 21 octobre 1989, en raison de nouveaux problèmes du couple, l'épouse quitta le foyer conjugal avec l'enfant et revint vivre chez ses parents. Elle avait déjà, à cette époque, consulté des avocats au sujet de ses déboires conjugaux et avait laissé au requérant une lettre lui indiquant qu'elle projetait de demander le divorce. Elle n'avait toutefois engagé aucune procédure avant que ne se produisît l'événement qui donna lieu à des poursuites pénales. Le 23 octobre 1989, le requérant avait eu une conversation téléphonique avec son épouse, lui annonçant qu'il était également dans ses intentions de "faire des démarches en vue d'un divorce".
10. Peu avant 21 heures, le 12 novembre 1989, vingt-deux jours après que l'épouse fut retournée vivre chez ses parents, et alors que ceux-ci étaient absents, le requérant s'introduisit de force à leur domicile et tenta d'abuser de sa femme. Durant cette tentative, il la brutalisa, notamment en lui serrant le cou des deux mains.
11. L'intéressé fut inculpé de tentative de viol ainsi que de coups et blessures. Lors de son procès devant la Crown Court de Leicester, le 30 juillet 1990, il allégua que le chef d'inculpation de viol était inconnu en droit, du fait qu'il était l'époux de la prétendue victime. Il se fondait sur la thèse exposée par Sir Matthew Hale, Chief Justice, dans son ouvrage History of the Pleas of the Crown, publié en 1736:
"Mais l'époux ne peut être coupable d'un viol commis par
lui-même sur sa femme légitime, car de par leur consentement et
leur contrat de mariage, l'épouse s'est livrée à son époux, et
elle ne peut se rétracter."
12. Dans son jugement (All England Law Reports 1991, vol. 1, p. 747), le juge Owen releva qu'il s'agissait là d'une affirmation faite en termes généraux à une époque où le mariage était indissoluble. Le juge Hale avait exposé la common law telle qu'elle lui apparaissait à ce moment-là, et ce dans un ouvrage et non en se référant à un ensemble particulier de circonstances dont il aurait eu à connaître dans le cadre d'une procédure. Cette déclaration sans ambages se trouvait reproduite dans la première édition de Archbold on Criminal Pleadings, Evidence and Practice (1822, p. 259), dans les termes suivants: "Un mari ne peut pas davantage se rendre coupable du viol de sa femme."
Le juge Owen examina en outre plusieurs décisions judiciaires (R. v. Clarence, Queen's Bench Division 1888, vol. 22, p. 23, et All England Law Reports 1886-1890, p. 113; R. v. Clarke, All England Law Reports 1949, vol. 2, p. 448; R. v. Miller, All England Law Reports 1954, vol. 2, p. 529; R. v. Reid, All England Law Reports 1972, vol. 2, p. 1350; R. v. O'Brien, All England Law Reports 1974, vol. 3, p. 663; R. v. Steele, Criminal Appeal Reports 1976, vol. 65, p. 22; R. v. Roberts, Criminal Law Reports 1986, p. 188; paragraphes 19-22 ci-dessous), reconnaissant qu'en se mariant une femme consent tacitement à avoir des rapports sexuels avec son mari et que ledit consentement peut être révoqué sous certaines conditions. Il ajouta:
"On m'invite à admettre que le consentement tacite de
l'épouse à des relations sexuelles avec son mari doit se
présumer; je n'ai pas de mal à en convenir. Je trouve en
revanche difficile de (...) croire que la common law ait jamais
voulu qu'un mari puisse avoir le droit de battre sa femme pour
l'obliger à avoir des relations sexuelles. (...) S'il en était
ainsi, ce serait une bien triste observation sur la loi et sur
les juges censés en être les gardiens. Je dois néanmoins
admettre qu'il existe bien quant aux relations sexuelles un
consentement tacite qui me commande de rechercher si l'accusé
en l'espèce peut être reconnu coupable de viol."
Quant aux circonstances qui suffiraient en droit pour révoquer ce consentement, le juge Owen nota qu'il peut être mis fin à celui-ci, d'abord par une décision judiciaire ou un équivalent. En second lieu, releva-t-il, il ressortait de l'arrêt de la Court of Appeal dans l'affaire R. v. Steele (Criminal Appeal Reports 1976, vol. 65, p. 22) que le consentement tacite pouvait être retiré par accord entre les parties. Cet accord pouvait assurément être implicite; rien dans la jurisprudence ne donnait à penser le contraire. Enfin, selon lui, la common law reconnaissait que la rupture de la vie commune par l'une ou l'autre partie, assortie d'un signe clair qu'il n'y avait plus consentement aux relations sexuelles, reviendrait à révoquer tacitement ledit consentement. Il concluait que les deuxième et troisième exceptions à la dérogation, dans le mariage, aux poursuites pour viol s'appliquaient en l'occurrence.
A la suite de cette décision du juge, le requérant plaida coupable de tentative de viol et d'atteinte à l'intégrité physique. Il fut condamné à trois ans d'emprisonnement.
13. Il interjeta appel devant la Court of Appeal, (chambre criminelle), au motif que le juge Owen avait fait une erreur de droit en estimant qu'un homme peut violer sa femme alors que le consentement aux rapports sexuels donné par l'épouse en se mariant n'a été révoqué ni par une ordonnance judiciaire ni par un accord entre les parties.
14. Le 14 mars 1991, la Court of Appeal (chambre criminelle) (Lord Lane, président, et Sir Stephen Brown P., Watkins, Neill et Russell, juges) écarta le recours à l'unanimité (All England Law Reports 1991, vol. 2, p. 257). Lord Lane nota que le principe énoncé par Sir Matthew Hale dans son History of the Pleas of the Crown (1736) (paragraphe 11 ci-dessus) - un homme ne peut violer sa femme - passait en général pour bien refléter la common law à l'époque. Par ailleurs, Lord Lane procéda à une analyse des décisions judiciaires antérieures; il en ressort que dans l'affaire R. v. Clarence (1888), la première de ce genre publiée, certains magistrats de la Court for Crown Cases Reserved s'étaient élevés contre le principe. Dans l'affaire publiée suivante, R. v. Clarke (1949), le juge du fond s'était écarté du principe: il avait estimé que le mari ne pouvait exciper de son immunité dans le cas où une décision de justice avait dégagé l'épouse de l'obligation de vie commune. Presque toutes les décisions ultérieures ménagèrent d'importantes exceptions à l'immunité conjugale (paragraphe 22 ci-dessous). Dans R. v. Steele (1976), la Court of Appeal avait admis qu'un accord pouvait mettre fin au consentement tacite aux rapports sexuels. Ce qu'elle confirma dans R. v. Roberts (1986) où elle dit que l'absence d'une clause de non-molestation dans un acte de séparation conclu à l'expiration d'une ordonnance de non-molestation, ne ressuscitait pas le consentement auxdits rapports.
Lord Lane ajouta:
"Depuis la décision du juge Byrne dans R. v. Clarke en 1949,
les tribunaux paraissent souscrire en apparence à la thèse du
juge Hale, mais dans le même temps multiplient les exceptions,
les situations dans lesquelles elle ne s'applique pas. C'est
là faire un usage légitime de la souplesse de la common law,
qui peut et doit s'adapter à l'évolution de la société.
Vient un moment où les changements sont si grands qu'il ne
suffit plus d'énoncer de nouvelles exceptions restreignant
l'effet de cette thèse, un moment où celle-ci commande
elle-même d'examiner si ses termes concordent avec ce que l'on
tient aujourd'hui généralement pour une conduite acceptable.
(...)
Il nous apparaît que lorsque la règle de la common law ne
représente plus en rien la véritable position d'une épouse dans
la société d'aujourd'hui, le tribunal a le devoir de prendre
des mesures pour modifier la règle s'il peut légitimement le
faire, eu égard aux dispositions pertinentes adoptées par le
parlement. Ce qui revient pour finir à envisager le terme
"illégitime" dans la loi de 1976."
Lord Lane examina alors d'un oeil critique les différents courants d'interprétation de l'article 1 par. 1 a) de la loi de 1976 dans la jurisprudence, notamment l'argument d'après lequel le terme "illégitime" (paragraphe 17 ci-dessous) excluait du viol les rapports sexuels dans le mariage. Il conclut:
"(...) [N]ous n'estimons pas que la loi de 1976 nous empêche
de dire que l'immunité dont jouissait l'époux selon le juge
Hale n'a plus cours. Nous estimons que le moment est venu pour
la loi de déclarer qu'un violeur demeure un violeur, relevant
du droit pénal, quelles que soient ses relations avec sa
victime."
15. La Court of Appeal autorisa le condamné à saisir la Chambre des lords. Celle-ci confirma à l'unanimité l'arrêt de la Court of Appeal le 23 octobre 1991 (All England Law Reports 1991, vol. 4, p. 481). Lord Keith of Kinkel, rejoint par Lord Brandon of Oakbrook, Lord Griffiths, Lord Ackner et Lord Lowry, exposa, entre autres, les motifs suivants:
"Durant les 150 et quelques années qui ont suivi la
publication de l'ouvrage de Hale, il semble n'y avoir eu aucune
affaire publiée dans laquelle sa thèse ait fait l'objet d'un
examen judiciaire. La première de ce genre fut la cause
R. v. Clarence (Queen's Bench Division 1888, vol. 22, p. 23, et
All England Law Reports 1886-1890, p. 133) (...) L'on pourrait
en déduire que cette thèse était généralement considérée comme
un exposé fidèle de la common law anglaise. La common law est
cependant susceptible d'évoluer, à la lumière des changements
sociaux, économiques et culturels. La thèse de Hale reflétait
l'air du temps, à l'époque où elle fut énoncée. Depuis, la
condition des femmes, et notamment des femmes mariées, a changé
du tout au tout, de diverses manières qui nous sont familières
et dans le détail desquelles il n'est pas nécessaire d'entrer.