Jurisprudence : CEDH, 22-10-1996, Req. 36-37/1995/542, Stubbings et autres c. Royaume-Uni

CEDH, 22-10-1996, Req. 36-37/1995/542, Stubbings et autres c. Royaume-Uni

A8348AW4

Référence

CEDH, 22-10-1996, Req. 36-37/1995/542, Stubbings et autres c. Royaume-Uni. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1065274-cedh-22101996-req-36371995542-stubbings-et-autres-c-royaumeuni
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Cour européenne des droits de l'homme

22 octobre 1996

Requête n°36-37/1995/542

Stubbings et autres c. Royaume-Uni



En l'affaire Stubbings et autres c. Royaume-Uni (1),

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Bernhardt, président, F. Gölcüklü, R. Macdonald, N. Valticos, I. Foighel, R. Pekkanen, J.M. Morenilla,
Sir John Freeland,
M. J. Makarczyk,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 avril et 24 septembre 1996,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

Notes du greffier

1. L'affaire porte le n° 36-37/1995/542-543/628-629. Les trois premiers chiffres en indiquent le rang des affaires Stubbings et autres c. Royaume-Uni et D.S. c. Royaume-Uni (telles qu'elles ont été portées devant la Cour; paragraphe 1 ci-dessus) dans l'année d'introduction, les quatre derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.

PROCEDURE

1.
L'affaire a été déférée à la Cour en deux affaires distinctes (Stubbings et autres c. Royaume-Uni et D.S. c. Royaume-Uni) par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 12 avril 1995, puis par le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord ("le Gouvernement") le 3 mai 1995, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A l'origine de l'affaire Stubbings et autres se trouve une requête (n° 22083/93) dirigée contre le Royaume-Uni et dont trois ressortissantes britanniques, Mme Leslie Stubbings, Mme J.L. et Mme J.P., avaient saisi la Commission le 14 mai 1993 en vertu de l'article 25 (art. 25), et à l'origine de l'affaire D.S. se trouve une requête (n° 22095/93) dirigée contre le Royaume-Uni et introduite le 14 juin 1993 par Mme D.S., elle aussi ressortissante britannique.

Les demandes de la Commission et les requêtes du Gouvernement renvoient aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48), ainsi qu'à la déclaration par laquelle le Royaume-Uni reconnaît la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6, 8 et 14 de la Convention (art. 6, art. 8, art. 14).

2.
En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, les requérantes ont manifesté le désir de participer à l'instance et ont désigné leurs conseils (article 30).

3.
Le président de la Cour, M. R. Ryssdal, a décidé, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice et en vertu de l'article 21 par. 6 du règlement A, qu'il y avait lieu de confier les deux affaires à une même chambre.

4.
La chambre à constituer comprenait de plein droit Sir John Freeland, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement A). Le 9 mai 1995, M. Ryssdal a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. F. Gölcüklü, R. Macdonald, N. Valticos, I. Foighel, R. Pekkanen, J.M. Morenilla et J. Makarczyk, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement A) (art. 43).

5.
En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, les représentants des requérantes et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement (mémoire unique traitant des deux affaires; article 37 par. 3 in fine du règlement A) le 3 janvier 1996 et ceux des requérantes le 4 janvier.

6.
Ainsi qu'en avait décidé le président (articles 37 par. 3 in fine et 39 du règlement A), les débats consacrés aux deux affaires se sont déroulés en public le 23 avril 1996, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

MM. I. Christie, ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth,

agent,
D. Anderson,

conseil,
M. Collon, Lord Chancellor's Department,

conseiller;

- pour la Commission

M. N. Bratza,

délégué;

- pour les requérantes Stubbings, J.L. et J.P.

MM. K. Boyle,

conseil,
T. Fisher,

solicitor;

- pour la requérante D.S.

MM. M. Wynne-Jones,

conseil,
P. Sykes,

solicitor.

La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Bratza, Boyle, Fisher, Wynne-Jones et Anderson.

7.
Le 23 avril 1996, la chambre a décidé de joindre les deux affaires (article 37 par. 3 in fine du règlement A).

EN FAIT

I.
Les circonstances de la cause

1.
Mme Stubbings

8.
Mme Leslie Stubbings est née le 29 janvier 1957. Alors qu'elle avait presque deux ans, une autorité locale la plaça chez M. et Mme Webb qui l'adoptèrent alors qu'elle en avait trois. M. et Mme Webb avaient deux enfants dont l'aîné, Stephen, est né le 21 juillet 1952.

9.
Mme Stubbings prétend avoir été l'objet de violences sexuelles de la part de M. Webb et avoir commis, à sa demande, des actes indécents à plusieurs reprises entre décembre 1959 (avant son adoption) et décembre 1971 (alors qu'elle avait quatorze ans). Il s'agissait de sévices graves qui n'allèrent cependant pas jusqu'à de véritables rapports sexuels.

Elle allègue en outre que Stephen Webb l'obligea à avoir des rapports sexuels avec lui par deux fois en 1969, alors qu'elle avait douze ans et qu'il en avait dix-sept.

10.
Depuis 1976, Mme Stubbings souffre de graves troubles mentaux qui ont conduit à son hospitalisation à trois reprises. Divers diagnostics ont été posés: schizophrénie, instabilité émotionnelle, paranoïa, dépression et agoraphobie. Elle a commis une tentative de suicide.

11.
En septembre 1984, à la suite d'un traitement auprès d'un psychiatre-conseil spécialiste des enfants et de la famille, elle se serait aperçue qu'il pouvait y avoir un lien entre les violences qu'elle aurait subies dans l'enfance et ses troubles mentaux.

12.
Le 18 août 1987, elle entama une procédure contre ses parents et son frère adoptifs afin d'obtenir des dommages-intérêts pour les sévices allégués. Les défendeurs demandèrent que la plainte fût écartée pour prescription en application de la loi de 1980 sur la prescription (Limitation Act 1980, "la loi de 1980"; paragraphe 35 ci-dessous).

13.
La Haute Cour (High Court) et la Cour d'appel (Court of Appeal), qui connurent de l'affaire, étaient tenues par une décision judiciaire antérieure (Letang v. Cooper; paragraphe 32 ci-dessous) de dire que la plainte de Mme Stubbings reposait sur un "manquement à un devoir" au sens de l'article 11 de la loi de 1980 (paragraphe 35 ci-dessous).

Le délai de prescription de pareilles actions est de trois ans à compter soit de la date où est survenu le motif pour agir, soit de la date à laquelle le demandeur a su pour la première fois que le dommage en cause était important et imputable aux défendeurs. Selon l'article 33 de la loi de 1980, le tribunal pouvait autoriser le maintien d'une action si elle avait débuté après expiration du délai de trois ans lorsqu'il était équitable de procéder ainsi (paragraphe 35 ci-dessous).

14.
La Haute Cour donna gain de cause aux défendeurs, estimant que la "date de connaissance" de Mme Stubbings était antérieure de plus de trois ans au début de l'instance.

La Cour d'appel, pour sa part, accueillit l'argument de Mme Stubbings d'après lequel celle-ci, si elle avait toujours conservé le souvenir des violences sexuelles commises par M. Webb et Stephen, n'avait perçu qu'en septembre 1984 qu'elle avait subi une atteinte suffisamment grave pour justifier d'intenter une action, c'est-à-dire lorsqu'elle comprit le lien de causalité entre les violences et ses troubles mentaux.

15.
Les défendeurs se pourvurent devant la Chambre des lords (Stubbings v. Webb, Appeal Cases 1993, p. 498). Lord Griffiths, rejoint par les quatre autres law lords, douta que la "date de connaissance" fût aussi tardive que septembre 1984, car il avait "le plus grand mal à admettre qu'une femme qui a été violée ignore qu'elle a subi un grave préjudice".

D'ailleurs, après avoir examiné le rapport du comité Tucker (paragraphe 31 ci-dessous), il estima que les mots "manquement à un devoir" figurant à l'article 11 par. 1 de la loi de 1980 n'englobaient pas des actions tirées de dommages intentionnels comme le viol et les attentats à la pudeur. Ces types de plaintes étaient au contraire soumis au délai de prescription de six ans fixé à l'article 2 de la loi de 1980. Ce délai, auquel un tribunal ne pouvait déroger, commençait à courir au dix-huitième anniversaire du plaignant (article 28; paragraphe 35 ci-dessous). La plainte se trouvait donc frappée de forclusion.

2.
Mme J.L.

16.
Mme J.L. est née en 1962.

Elle prétend qu'entre 1968 et septembre 1979, son père lui a fait subir des sévices sexuels et a pris d'elle des clichés pornographiques.

17.
Entre 1981 et 1991, elle a souffert de plusieurs crises de dépression et de difficultés relationnelles. En 1990, elle commença à faire des cauchemars relatifs aux sévices subis dans l'enfance.

En octobre 1990, elle finit par consulter un médecin qui l'adressa à un psychologue. Elle aurait alors pour la première fois pris conscience du lien de causalité entre ses problèmes psychologiques et les sévices subis par elle. Cette prise de conscience aggrava d'abord son état et la conduisit à une tentative de suicide en décembre 1990.

18.
En janvier 1991, elle consulta des solicitors sur la possibilité d'engager une procédure en réparation contre son père. Elle obtint l'aide judiciaire et un acte introductif d'instance fut déposé le 26 mars 1991.

D'après un rapport médical établi en mai 1991 aux fins de l'instance, l'intéressée présentait de graves troubles psychologiques qui se traduisaient notamment par l'incapacité de faire confiance aux autres, des changements d'humeur constants, des insomnies et des angoisses. Selon ce rapport, la requérante resterait probablement sujette à des troubles sa vie durant et son risque de souffrir d'une pathologie psychiatrique en était accru.

19.
Mme J.L. signala aussi les sévices allégués à la police. Celle-ci l'interrogea ainsi que son père, mais en septembre 1991 elle décida de ne pas entamer de poursuites. Informée de cette décision, Mme J.L. fit une nouvelle tentative de suicide.

20.
A la suite de l'arrêt de la Chambre des lords dans l'affaire Stubbings v. Webb (paragraphe 15 ci-dessus), la requérante suspendit l'instance civile contre son père, un avocat l'ayant avisée que l'action était prescrite depuis 1986, soit six ans après le dix-huitième anniversaire de l'intéressée.

3.
Mme J.P.

21.
Mme J.P. est née en 1958.

De cinq à sept ans, elle fréquenta une école primaire publique à Highgate, à Londres, mais ses parents l'en retirèrent en 1966, la trouvant renfermée, déprimée et sujette à des cauchemars. Il se révéla que le directeur adjoint, un certain M. P., faisait sortir l'enfant de classe, prétendument pour garder sa propre fille de deux ans.

22.
A partir de cette époque, Mme J.P. a eu des difficultés relationnelles et s'est sentie "différente" et isolée. Après le décès de son père, en 1985, elle ressentit très cruellement le deuil; elle finit par consulter un psychiatre.

Elle suivit une thérapie qui, en février 1989, l'amena à se souvenir brutalement des sévices sexuels infligés par M. P. Elle se remémora par la suite d'autres violences de sa part, y compris plusieurs viols.

23.
En octobre 1991, elle chargea des solicitors d'engager une action en dommages-intérêts contre M. P. et un acte introductif d'instance fut déposé le 10 février 1992.

Toutefois, l'assistance judiciaire fut retirée et l'action suspendue à la suite de l'arrêt de la Chambre des lords dans l'affaire Stubbings v. Webb (paragraphe 15 ci-dessus), l'action étant prescrite depuis janvier 1982.

4.
Mme D.S.

24.
Mme D.S. est née en 1962.

Entre 1968 et 1977, elle aurait fait l'objet à plusieurs reprises de sévices sexuels, notamment de viols, de la part de son père.

Elle allègue qu'à la suite desdits sévices elle a éprouvé désespoir, dépression, peur et culpabilité et a eu des difficultés relationnelles.

25.
Le 15 mars 1991, le père de Mme D.S. plaida coupable d'attentat à la pudeur sur la personne de sa fille. Il fut condamné à une année de mise à l'épreuve.

26.
Estimant cette sanction trop légère, la requérante engagea le 14 août 1992 contre son père une action au civil. Selon le rapport d'un psychologue, elle n'aurait pu entreprendre cette démarche plus tôt car, pour survivre, elle avait en grande partie inhibé ses souvenirs.

27.
L'affaire fut suspendue le 24 mai 1993 à la suite de l'arrêt de la Chambre des lords dans l'affaire Stubbings v. Webb (paragraphe 15 ci-dessus), la demande de l'intéressée ayant été introduite en dehors du délai de six ans que cet arrêt avait jugé applicable.

II.
Le droit et la pratique internes pertinents

1.
Antécédents de la loi de 1980 sur la prescription

28.
De 1936 à 1974, pas moins de six organes officiels réexaminèrent le droit anglais de la prescription et rendirent compte de leurs conclusions au Parlement.

29.
Le premier d'entre eux, le Law Revision Committee on Statutes of Limitation (comité de réforme du droit de la prescription), recommanda en décembre 1936 un délai préfix de six ans pour toutes les actions en responsabilité, à l'exception des cas où le défendeur était une autorité publique - le délai serait alors d'un an seulement. Dans ces deux hypothèses, le délai commencerait à courir à la date où s'étaient produits les faits litigieux.

La loi de 1939 sur la prescription donna suite à ces recommandations.

30.
Le Departmental Committee on Alternative Remedies (comité ministériel sur les voies de recours de substitution) ("le comité Monckton") fut invité à réexaminer le droit à réparation en cas de dommages corporels à la lumière de la toute nouvelle législation sur la sécurité sociale. Dans son rapport final de juillet 1946, il fut le premier à préconiser un délai de prescription plus bref pour ce type de dommages. Il estimait que le délai de six ans était trop long dans ce cas et suggérait de le ramener à trois ans.

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