Jurisprudence : CEDH, 25-09-1996, Req. 23/1995/529/615, Buckley c. Royaume-Uni

CEDH, 25-09-1996, Req. 23/1995/529/615, Buckley c. Royaume-Uni

A8345AWY

Référence

CEDH, 25-09-1996, Req. 23/1995/529/615, Buckley c. Royaume-Uni. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1065271-cedh-25091996-req-231995529615-buckley-c-royaumeuni
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Cour européenne des droits de l'homme

25 septembre 1996

Requête n°23/1995/529/615

Buckley c. Royaume-Uni



En l'affaire Buckley c. Royaume-Uni (1),

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Bernhardt, président, Thór Vilhjálmsson, L.-E. Pettiti, A.N. Loizou, J.M. Morenilla, Sir John Freeland, MM. B. Repik, K. Jungwiert, U. Lohmus,

ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 février et 26 août 1996,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

Notes du greffier

1. L'affaire porte le n° 23/1995/529/615. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) (1er octobre 1994) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.

PROCEDURE

1.
L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 1er mars 1995 et par le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord ("le Gouvernement") le 7 mars 1995, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 de la Convention (art. 32-1, art. 47). A son origine se trouve une requête (n° 20348/92) dirigée contre le Royaume-Uni et dont une ressortissante de cet Etat, Mme June Buckley, avait saisi la Commission le 7 février 1992 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement à l'article 48 (art. 48). La demande et la requête ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 8 de la Convention (art. 8).

2.
En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, la requérante a manifesté le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).

3.
La chambre à constituer comprenait de plein droit Sir John Freeland, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 48), et M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour (article 21 par. 4 b) du règlement A). Le 5 mai 1995, le président de la Cour, M. R. Ryssdal, a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. Thór Vilhjálmsson, L.-E. Pettiti, A.N. Loizou, J.M. Morenilla, B. Repik, K. Jungwiert et U. Lohmus, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 5 du règlement A) (art. 43).

4.
En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 6 du règlement A), M. Bernhardt a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement britannique, l'avocat de la requérante et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38 du règlement A). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement et celui de la requérante le 2 novembre 1995. Le Gouvernement et la requérante ont soumis des mémoires complémentaires les 21 décembre 1995 et 5 février 1996 respectivement.

5.
Le 25 janvier 1996, le président de la chambre a décidé de verser au dossier certains documents envoyés par M. A.J. Buck, coordonateur du groupe de surveillance du quartier, habitant à Willingham (comté de Cambridge), et parvenus au greffe le 8 janvier (article 37 par. 2 du règlement A).

6.
Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 19 février 1996, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

M. I. Christie, conseiller juridique adjoint,
ministère des Affaires étrangères
et du Commonwealth,

agent, M. D. Pannick QC, M. M. Shaw,

conseils, M. D. Russell, ministère de l'Environnement, Mme P. Prosser, ministère de l'Environnement, M. R. Horsman, ministère de l'Environnement, Mme K. Crandall, conseil du district
de Cambridge-Sud,

conseillers;

- pour la Commission

M. N. Bratza,

délégué;

- pour la requérante

MM. P. Duffy, Barrister-at-Law,
T. Jones, Barrister-at-Law,

conseils,
L. Clements,

solicitor.

La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Bratza, Duffy et Pannick.

EN FAIT

I.
Les circonstances de l'espèce

A. Contexte

7.
Mme Buckley est une Tsigane de nationalité britannique. Elle vit avec ses trois enfants dans des caravanes installées sur un terrain qui lui appartient, situé au bord d'une voie débouchant dans Meadow Drove, à Willingham (district de Cambridge-Sud, Angleterre). Elle est mariée mais séparée de son mari depuis 1991.

8.
Aussi loin que l'on remonte dans sa généalogie, ses ancêtres étaient tous des Tsiganes voyageant dans le district de Cambridge-Sud. Elle a toujours vécu dans une caravane et, lorsqu'elle était enfant, voyageait avec ses parents dans cette région. Elle a continué à mener cette vie itinérante jusque peu avant la naissance de son troisième enfant en 1988.

9.
En 1988, la soeur et le beau-frère de la requérante achetèrent un terrain d'un acre (4 000 mètres carrés environ) le long de Meadow Drove, à Willingham, et se virent accorder à titre personnel un permis temporaire pour y installer une unité d'habitation se composant de deux caravanes.

10. A l'invitation de sa soeur, Mme Buckley vint vivre sur ce terrain en novembre 1988, alors qu'elle attendait son troisième enfant, car elle jugeait pénible de se déplacer constamment avec de jeunes enfants. Pendant cette période sédentaire, les deux aînés fréquentèrent l'école communale, où ils s'intégrèrent bien.

11. En 1988, à une date non précisée, la requérante acheta une partie du terrain de sa soeur (0,16 hectare) située à l'extrémité du site la plus éloignée de Meadow Drove. Elle y installa ses trois caravanes.

12. La parcelle de Mme Buckley fait maintenant partie d'un groupe de six terrains contigus occupés par des Tsiganes. Un permis d'aménagement foncier permanent pour l'installation de trois caravanes servant d'habitation a été accordé pour l'un d'eux. Le site occupé par la soeur de la requérante bénéficiait d'un permis temporaire expirant le 4 août 1995. Les trois autres sites ont été occupés sans permis et des mises en demeure ont été adressées aux personnes y vivant (paragraphe 32 ci-dessous). Les occupants de deux de ces sites ont également introduit des requêtes devant la Commission européenne des Droits de l'Homme.

13. Mme Buckley a déclaré avoir l'intention de reprendre sa vie itinérante dans un avenir indéterminé et de transmettre la tradition du voyage à ses enfants.

En 1993, elle se rendit avec sa soeur à Saint Neots, dans le comté de Cambridge, car son beau-père était mourant. Elle fut autorisée à stationner sur un terrain vague pendant deux semaines, mais dut partir peu après l'enterrement.

B. La demande de permis d'aménagement foncier

14. Le 4 décembre 1989, Mme Buckley demanda rétroactivement au conseil du district de Cambridge-Sud un permis d'aménagement foncier (planning permission) pour les trois caravanes se trouvant sur son terrain.

Le conseil refusa le 8 mars 1990 au motif 1) qu'il existait des capacités d'accueil suffisantes pour les caravanes tsiganes ailleurs dans le Cambridge-Sud, où les sites pour Tsiganes avaient, selon lui, atteint le "seuil de saturation"; 2) que l'utilisation prévue pour le terrain porterait atteinte au caractère rural et dégagé du paysage, contrairement à l'objectif fixé dans le plan local d'aménagement, qui était de protéger la campagne en n'autorisant que les aménagements indispensables (paragraphe 30 ci-dessous); et 3) que Meadow Drove était un ancien passage pour le bétail trop étroit pour permettre à deux véhicules de se croiser en toute sécurité.

15. Le 9 avril 1990, le conseil adressa à la requérante une mise en demeure lui enjoignant d'enlever ses caravanes sous un mois.

L'intéressée fit appel de cette mesure auprès du ministre de l'Environnement (paragraphe 33 ci-dessous).

16. Le ministre chargea une inspectrice de rédiger un rapport sur l'appel (paragraphe 33 ci-dessous). Celle-ci se rendit sur le site et examina les observations écrites présentées par Mme Buckley et le conseil de district.

Dans son rapport du 14 février 1991, l'inspectrice fit observer que les autorités locales avaient accordé un permis d'aménagement foncier pour deux sites caravaniers situés entre le terrain de la requérante et Meadow Drove (à savoir celui de la soeur de la requérante et un autre) ainsi que pour un chantier agricole installé sur un terrain placé à l'est du site (occupé à l'époque de l'inspection par une entreprise de transport routier non autorisée). Les caravanes de l'intéressée ne se voyaient pas de la route car elles étaient cachées par ces aménagements autorisés et non autorisés. L'inspectrice releva cependant:

"(...) qu'il se voit ou non, l'aménagement objet de ces mises en demeure [à savoir le site caravanier de Mme Buckley] prolonge l'aménagement plus loin de la route que cela n'est autorisé. Il empiète dès lors sur la campagne, contrairement à l'objectif du plan directeur [paragraphe 30 ci-dessous] selon lequel il convient de protéger la campagne en n'autorisant que les aménagements indispensables."

L'inspectrice estima également que la voie d'accès au site était trop étroite pour permettre le passage de deux véhicules; l'installation de caravanes sur ce site se ferait donc au détriment de la sécurité routière.

Considérant par ailleurs le statut particulier de la requérante en tant que Tsigane, l'inspectrice fit observer qu'en janvier 1990, plus de soixante familles tsiganes se trouvaient sur des terrains non autorisés dans le district de Cambridge-Sud. Elle poursuivit:

"Il m'apparaît donc clairement qu'il existe un manque d'emplacements autorisés. (...) Cependant, j'estime qu'il importe de maintenir à un faible niveau la concentration en sites pour Tsiganes, car ces derniers sont ainsi mieux acceptés par la communauté locale. (...) la concentration de sites pour Tsiganes a atteint à Willingham le seuil maximal souhaitable et je ne pense donc pas que le besoin global en sites doive être considéré, en l'espèce, comme l'emportant sur les objections urbanistiques."

Elle conclut en recommandant le rejet du recours.

17. Le ministre débouta Mme Buckley le 16 avril 1991, invoquant notamment les motifs suivants:

"La question décisive pour juger du bien-fondé de vos recours sur le plan de l'aménagement foncier est celle de savoir si le besoin incontestable de sites supplémentaires pour accueillir les caravanes des Tsiganes dans les zones relevant de la compétence administrative du conseil de district et du conseil de comté est impérieux au point de l'emporter sur les objections qui, en matière d'aménagement foncier et de sécurité routière, s'opposent à ce que le site en cause continue d'être occupé par des caravanes tsiganes installées à demeure. A cet égard, j'estime que ces objections sont suffisamment fortes pour exclure l'octroi d'un permis d'aménagement foncier, temporaire ou nominatif. Cette conclusion tient parfaitement compte des directives de la circulaire ministérielle 28/77 incitant les conseils à fournir un nombre suffisant de sites pour accueillir les caravanes des Tsiganes résidant ou séjournant fréquemment dans leur secteur. Or les éléments disponibles conduisent à penser, conformément à l'évaluation de l'inspectrice, que la concentration de sites pour Tsiganes autour de Willingham a atteint le niveau maximal souhaitable et que le besoin global en sites supplémentaires ne doit pas l'emporter sur les motifs touchant à l'aménagement foncier et à la sécurité routière qui s'opposent à ce que ce site-là continue d'être occupé."

La requérante n'interjeta pas appel devant la High Court, son conseil lui ayant indiqué qu'elle n'avait aucun motif pour cela (paragraphe 34 ci-dessous).

C. Poursuites pénales contre la requérante

18. Mme Buckley fut poursuivie pour refus d'obtempérer à la mise en demeure qui lui avait été adressée en mai 1990. Le 7 janvier 1992, elle fut condamnée à verser 50 livres sterling (GBP) d'amende et 10 GBP pour dépens.

Elle fut poursuivie à deux reprises encore après le dépôt de sa requête à la Commission le 7 février 1992.

Le 12 janvier 1994, une magistrates' court la relaxa, mais lui imposa le paiement des frais de poursuite.

Le 16 novembre 1994, enfin, la requérante fut condamnée à 75 GBP d'amende et 75 GBP pour dépens.

D. Classement

19. Par une lettre du 20 mai 1993, le ministère de l'Environnement informa le conseil du district de Cambridge-Sud que le ministre avait décidé de classer ce district en vertu de l'article 12 de la loi de 1968 sur les sites caravaniers (paragraphe 37 ci-dessous). Il y constatait que quelques Tsiganes restaient encore installés sur des sites non autorisés mais que, compte tenu du fait qu'un nombre de sites plus grand que dans tout autre district y était mis à la disposition des Tsiganes, il n'était "pas opportun d'augmenter les capacités d'accueil pour les Tsiganes résidant ou séjournant fréquemment dans le district de Cambridge-Sud".

L'ordonnance de classement de ce district entra en vigueur le 13 août 1993, mais ne s'applique plus en raison des dispositions prévues dans la loi de 1994 sur la justice pénale et l'ordre public (paragraphe 41 ci-dessous).

E. Evénements ultérieurs

20. Le 19 septembre 1994, Mme Buckley sollicita à nouveau l'autorisation d'installer ses caravanes sur son terrain, des changements étant intervenus dans la législation (paragraphes 40-42 ci-dessous).

21. Le conseil de district rejeta sa demande le 14 novembre 1994 au motif 1) que la politique locale d'aménagement foncier prévoyait de limiter les aménagements dans la campagne et qu'aucun élément justifiant de s'écarter de cette politique n'avait été avancé, et 2) qu'il existait un site d'accueil pour Tsiganes dans Meadow Drove (paragraphe 24 ci-dessous).

22. La requérante (ainsi que d'autres personnes occupant les terrains avoisinants) fit appel de cette décision auprès du ministre. Une inspectrice établit un rapport en mai 1995.

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