Cour européenne des droits de l'homme28 octobre 1998
Requête n°90/1997/874/1086
Assenov et autres c. Bulgarie
AFFAIRE ASSENOV ET AUTRES c. BULGARIE
(90/1997/874/1086)
ARRÊT
STRASBOURG
28 octobre 1998
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le Recueil des arrêts et décisions 1998, édité par Carl Heymanns Verlag KG (Luxemburger Straße 449, D-50939 Cologne) qui se charge aussi de le diffuser, en collaboration, pour certains pays, avec les agents de vente dont la liste figure au verso.
Liste des agents de vente
Belgique : Etablissements Emile Bruylant (rue de la Régence 67,
B-1000 Bruxelles)
Luxembourg : Librairie Promoculture (14, rue Duchscher
(place de Paris), B.P. 1142, L-1011 Luxembourg-Gare)
Pays-Bas : B.V. Juridische Boekhandel & Antiquariaat
A. Jongbloed & Zoon (Noordeinde 39, NL-2514 GC La Haye)
SOMMAIRE
Arrêt rendu par une chambre
Bulgarie allégations de mauvais traitements aux mains de la police et détention provisoire (article 182 d) du code de procédure civile, code de procédure pénale)
I. ÉVÉNEMENTS SURVENUS LE 19 SEPTEMBRE 1992 ET APRÈS CETTE DATE
A. Exceptions préliminaires
1. Non-épuisement des voies de recours internes
Ayant épuisé tous les recours prévus par le système de la justice pénale sans obtenir l'ouverture de poursuites contre les policiers qu'il accusait de l'avoir maltraité, le requérant n'avait pas à essayer d'obtenir réparation en engageant au civil une action en dommages-intérêts.
Conclusion : rejet (unanimité).
2. Abus du droit de recours individuel
Aucune preuve d'abus.
Conclusion : rejet (unanimité).
B. Bien-fondé des griefs
1. Article 3 de la Convention
a) Allégations de mauvais traitements aux mains de la police
Impossibilité d'établir sur la base des preuves disponibles si les blessures du requérant lui ont été causées par la police comme il l'affirme.
Conclusion : non-violation de ce chef (huit voix contre une).
b) Caractère adéquat ou non des investigations menées
Lorsqu'un individu allègue de manière défendable avoir subi des traitements contraires à l'article 3, cette disposition combinée avec l'article 1 requiert par implication qu'il y ait une enquête officielle effective.
Conclusion : violation fondée sur l'absence d'une enquête officielle effective (unanimité).
2. Article 6 § 1 de la Convention
Le requérant soutenait que toute action en dommages-intérêts introduite par lui pour des mauvais traitements subis aux mains de la police aurait entraîné un sursis à statuer, en application de l'article 182 d) du code de procédure civile la jurisprudence soumise à la Cour fait apparaître que les juridictions civiles ne sont pas liées par les décisions de classement émanant des autorités de poursuite.
Conclusion : non-violation (unanimité).
3. Article 13 de la Convention
Lorsqu'un individu formule une allégation défendable de sévices contraires à l'article 3, la notion de recours effectif implique, outre une enquête approfondie et effective du type de celle qu'exige l'article 3, un accès effectif du plaignant à la procédure d'enquête et le versement d'une indemnité là où il échet.
Conclusion : violation (unanimité).
ii. ÉVÉNEMENTS SURVENUS EN JUILLET 1995 ET PAR LA SUITE
A. Exceptions préliminaires
1. Non-épuisement des voies de recours internes
Le requérant a saisi les autorités de poursuite et le tribunal de district de Sumen de nombreuses demandes de libération.
Conclusion : rejet (unanimité).
2. Abus du droit de recours individuel
Aucune preuve d'abus.
Conclusion : rejet (unanimité).
B. Bien-fondé des griefs
1. Article 3 de la Convention
La Cour peut examiner sur le terrain de l'article 3 les griefs relatifs aux conditions de détention soulevés sur le terrain de l'article 5 § 1 elle doit se livrer à une appréciation d'ensemble non établi que les conditions de détention aient été suffisamment sévères pour atteindre le degré de gravité requis par l'article 3.
Conclusion : non-violation (huit voix contre une).
2. Article 5 § 1 de la Convention
Le requérant a été détenu au motif qu'il y avait des raisons plausibles de le soupçonner d'avoir commis une infraction aucune preuve que sa détention fût irrégulière en droit bulgare.
Conclusion : non-violation (unanimité).
3. Article 5 § 3 de la Convention
a) Droit à être aussitôt traduit devant un juge ou un « autre magistrat »
Le magistrat instructeur, dont les décisions pouvaient être infirmées par le procureur, n'était pas suffisamment indépendant.
Conclusion : violation (unanimité).
b) Droit à être jugé dans un délai raisonnable ou libéré pendant la procédure
Le requérant a séjourné en détention provisoire pendant environ deux ans il n'était pas déraisonnable pour les autorités nationales de craindre qu'il récidivât pendant un an, pratiquement aucun acte ne fut accompli en rapport avec l'instruction les autorités n'ont pas agi avec la diligence requise.
Conclusion : violation (unanimité).
4. Article 5 § 4 de la Convention
Le requérant n'a pu faire statuer qu'une seule fois par un tribunal sur la légalité de sa détention et le tribunal saisi ne tint pas d'audience à cette occasion.
Conclusion : violation (unanimité).
5. Article 25 § 1 de la Convention
Deux des requérants ont été interrogés par la police ou les autorités de poursuite au sujet de leur requête à la Commission, ce qui les amena à nier, dans une déclaration faite sous serment, avoir introduit une requête à Strasbourg la requête comportait des allégations graves d'abus de la part desdites autorités à l'époque où les intéressés furent interrogés, le premier requérant séjournait en détention provisoire et se trouvait donc sous le contrôle des autorités de poursuite eu égard à l'ensemble des circonstances, le fait que les requérants aient été interrogés s'analyse en une pression illégitime.
Conclusion : violation (unanimité).
iii. article 50 DE LA convention
A. Dommage moral : octroi d'une certaine somme au premier requérant.
B. Frais et dépens : remboursés intégralement.
Conclusion : Etat défendeur tenu de verser certaines sommes aux requérants (unanimité).
RÉFÉRENCES À LA JURISPRUDENCE DE LA COUR
18.1.1978, Irlande c. Royaume-Uni ; 4.12.1979, Schiesser c. Suisse ; 21.10.1986, Sanchez-Reisse c. Suisse ; 29.11.1988, Brogan et autres c. Royaume-Uni ; 25.10.1989, Bezicheri c. Italie ; 23.10.1990, Huber c. Suisse ; 12.12.1991, Toth c. Autriche ; 12.5.1992, Megyeri c. Allemagne ; 26.11.1992, Brincat c. Italie ; 23.3.1995, Loizidou c. Turquie (exceptions préliminaires) ; 13.7.1995, Kampanis c. Grèce ; 27.9.1995, McCann et autres c. Royaume-Uni ; 4.12.1995, Ribitsch c. Autriche ; 16.9.1996, Akdivar et autres c. Turquie ; 18.12.1996, Aksoy c. Turquie ; 25.2.1997, Findlay c. Royaume-Uni ; 19.2.1998, Guerra et autres c. Italie ; 19.2.1998, Kaya c. Turquie ; 25.5.1998, Kurt c. Turquie ; 9.6.1998, Tekin c. Turquie ; 2.9. 1998, Erkalo c. Pays-Bas ; 2.9.1998, Yaºa c. Turquie ; 23.9.1998, A. c. Royaume-Uni
En l'affaire Assenov et autres c. Bulgarie,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») et aux clauses pertinentes de son règlement A, en une chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. R. Bernhardt, président,
L.-E. Pettiti,
Mme E. Palm,
MM. A.B. Baka,
G. Mifsud Bonnici,
J. Makarczyk,
D. Gotchev,
P. van Dijk,
V. Toumanov,
ainsi que de MM. H. Petzold, greffier, et P.J. Mahoney, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 juin et 25 septembre 1998,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCéDURE
148. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 22 septembre 1997, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 24760/94) dirigée contre la République de Bulgarie et dont trois ressortissants bulgares, M. Anton Assenov, Mme Fidanka Ivanova et M. Stefan Ivanov, avaient saisi la Commission le 6 septembre 1993 en vertu de l'article 25.
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 ainsi qu'à la déclaration bulgare reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 3, 5, 6, 13, 14 et 25 de la Convention.
149. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement A, les requérants ont émis le vu de participer à la procédure et ont désigné leur conseil (article 30).
150. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. D. Gotchev, juge élu de nationalité bulgare (article 43 de la Convention), et M. R. Bernhardt, alors vice-président de la Cour (article 21 § 4 b) du règlement A). Le 25 septembre 1997, le président de la Cour, M. R. Ryssdal, a tiré au sort en présence du greffier le nom des sept autres membres, à savoir M. L.-E. Pettiti, Mme E. Palm, M. A.B. Baka, M. G. Mifsud Bonnici, M. J. Makarczyk, M. P. van Dijk et M. V. Toumanov (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 5 du règlement A).
151. En sa qualité de président de la chambre (article 21 § 6 du règlement A), M. Bernhardt a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du gouvernement bulgare (« le Gouvernement »), l'avocat des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 § 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires des requérants et du Gouvernement le 9 mars 1998.
152. Le 2 et le 13 février 1998 respectivement, M. Bernhardt a autorisé l'European Roma Rights Center et Amnesty International à soumettre des observations écrites (article 37 § 2 du règlement A). Pareilles observations sont parvenues au greffe les 29 et 30 avril 1998.
153. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 25 juin 1998, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu :
pour le Gouvernement
Mme V. Djidjeva, coagent, ministère de la Justice, agent ;
pour la Commission
M. M.A. Nowicki, délégué ;
pour les requérants
Mme Z. Kalaydjieva, conseil.
La Cour a entendu M. Nowicki, Mme Kalaydjieva et Mme Djidjeva.
en fait
I. Les circonstances de l'espèce
154. Les requérants sont une famille de ressortissants bulgares d'origine tzigane qui résident à Sumen, en Bulgarie.
M. Anton Assenov est né en 1978, ses parents, Mme Fidanka Ivanova et M. Stefan Ivanov, sont nés en 1956 et 1952 respectivement.
A. Les événements survenus le 19 septembre 1992 et après cette date
1. L'arrestation et la garde à vue
155. Le 19 septembre 1992, alors qu'il se livrait à des jeux d'argent sur la place du marché de Sumen, M. Assenov (alors âgé de quatorze ans) fut appréhendé par un policier qui n'était pas en service et emmené à la gare d'autobus située à proximité, d'où le policier appela du renfort.
156. Par la suite, les parents de M. Assenov, qui travaillaient tous deux à la gare d'autobus, firent leur apparition et demandèrent la libération de leur fils. Désireux de montrer qu'il administrerait lui-même la correction nécessaire, M. Ivanov s'empara d'une latte de contre-plaqué et en frappa son fils. A un certain moment, deux autres policiers arrivèrent. Au dire des requérants, ils frappèrent l'adolescent à coups de matraque. S'ensuivit alors une dispute entre les parents du garçon et la police ; il semble que M. Assenov lui-même ne fit preuve d'aucune agressivité et se montra docile. Après avoir été menottés, Anton et son père furent contraints de monter à bord d'une voiture de police. Emmenés au poste de police, ils y furent gardés pendant environ deux heures, avant d'être relâchés sans avoir été inculpés. M. Assenov affirme que des policiers présents au poste l'ont frappé à l'aide d'un pistolet factice et de matraques et lui ont donné des coups de poing dans l'estomac.
2. Les preuves médicales
157. Le 21 septembre 1992, premier jour ouvrable après l'incident, les requérants consultèrent un médecin légiste. Ils lui expliquèrent que M. Assenov avait été frappé à coups de matraque et de crosse de pistolet par trois policiers et que sa mère avait reçu des coups de matraque. Le médecin examina les deux intéressés et leur délivra des certificats médicaux.
158. D'après le certificat le concernant, le premier requérant présentait un hématome formant une bande d'environ cinq centimètres de long et un centimètre de large sur la face externe de la partie supérieure du bras droit, trois hématomes formant des bandes d'environ six centimètres de long et un centimètre de large sur le côté droit de la poitrine, une ecchymose d'environ quatre centimètres de long au-dessus de l'omoplate gauche, un hématome de deux centimètres de diamètre sur l'arrière du crâne et cinq éraflures d'environ cinq centimètres de long sur le côté droit du thorax.
Le certificat concernant Mme Ivanova indiquait que l'intéressée présentait une ecchymose d'environ cinq centimètres de long sur la cuisse gauche.
Le médecin conclut que les ecchymoses pouvaient avoir été causées de la façon décrite par les requérants.
3. L'enquête menée par la Direction régionale de l'Intérieur
159. Le 2 octobre 1992, Mme Ivanova déposa auprès de la Direction régionale de l'Intérieur (« la DRI ») une plainte dans laquelle elle alléguait que son fils avait été battu à la gare d'autobus et au poste de police, et demandait que les policiers responsables fussent poursuivis (paragraphe 58 ci-dessous).
160. La plainte fut examinée par le colonel P., inspecteur au service du personnel de la DRI. Le 15 octobre 1992, il entendit chacun des requérants et établit des procès-verbaux de leurs dépositions. M. Assenov fut entendu en présence d'un enseignant, M. G. Dans leurs déclarations, les requérants livrèrent la version des faits figurant aux paragraphes 89 ci-dessus.
161. Le colonel P. ordonna également aux trois policiers présents à la gare d'autobus, ainsi qu'à celui qui était de service au poste de police, de fournir des explications écrites, ce qu'ils firent les 21, 22 et 26 octobre 1992.