Jurisprudence : CEDH, 08-07-1999, Req. 24919/94, Gerger c. Turquie

CEDH, 08-07-1999, Req. 24919/94, Gerger c. Turquie

A6971AW4

Référence

CEDH, 08-07-1999, Req. 24919/94, Gerger c. Turquie. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1063890-cedh-08071999-req-2491994-gerger-c-turquie
Copier
Cour européenne des droits de l'homme

8 juillet 1999

Requête n°24919/94

Gerger c. Turquie



AFFAIRE GERGER c. TURQUIE

(Requête n° 24919/94)


ARRÊT

STRASBOURG

8 juillet 1999

Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le recueil officiel contenant un choix d'arrêts et de décisions de la Cour.

En l'affaire Gerger c. Turquie,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 27 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention ») telle qu'amendée par le Protocole n° 11, et aux clauses pertinentes de son règlement2 (« le règlement »), en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :

M. L. Wildhaber, président,

Mme E. Palm,

M. A. Pastor Ridruejo,

M. G. Bonello,

M. J. Makarczyk,

M. P. Kûris,

M. J.-P. Costa,

Mme F. Tulkens,

Mme V. Strážnická,

M. M. Fischbach,

M. V. Butkevych,

M. J. Casadevall,

Mme H.S. Greve,

M. A.B. Baka,

M. R. Maruste,

M. K. Traja,

M. F. Gölcüklü, juge ad hoc,

ainsi que de M. P.J. Mahoney et Mme M. de Boer-Buquicchio, greffiers adjoints.

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 1er mars et 16 juin 1999,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCéDURE

1. L'affaire avait été déférée à la Cour, telle qu'établie en vertu de l'ancien article 19 de la Convention3, par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 17 mars 1998, dans le délai de trois mois qu'ouvraient les articles 32 § 1 et 47 anciens de la Convention. A son origine se trouve une requête (no 24919/94) dirigée contre la République de Turquie et dont un ressortissant de cet État, M. Haluk Gerger, avait saisi la Commission le 22 juin 1994 en vertu de l'ancien article 25.

La demande de la Commission renvoie aux anciens articles 44 et 48 a) de la Convention ainsi qu'à l'article 32 § 2 de l'ancien règlement A de la Cour. Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6 § 1, 10 et 14 combiné avec l'article 5 § 1 de la Convention.

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement A, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30 du règlement A). Par la suite, M. R. Bernhardt, président de la Cour à l'époque, a autorisé celui-ci à employer la langue turque dans la procédure écrite (article 27 § 3 du règlement A). Ultérieurement, M. Wildhaber, actuel président de la Cour, a autorisé le conseil du requérant à employer la langue turque dans la procédure orale (articles 36 § 5 du règlement).

3. En sa qualité de président de la chambre qui avait initialement été constituée (articles 43 ancien de la Convention et 21 du règlement A) pour connaître en particulier des questions procédurales pouvant se poser avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 11, M. Bernhardt a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement turc (« le Gouvernement »), le conseil du requérant et le délégué de la Commission, au sujet de l'organisation de la procédure écrite (articles 37 § 1 et 38 du règlement A). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du Gouvernement et du requérant les 24 et 25 août 1998 respectivement. Le 29 septembre, le Gouvernement a fait parvenir des documents destinés à être annexés à son mémoire.

4. A la suite de l'entrée en vigueur du Protocole n° 11 le 1er novembre 1998, et conformément aux clauses de l'article 5 § 5 dudit Protocole, l'examen de l'affaire a été confié à la Grande Chambre de la Cour. Le 22 octobre 1998, M. Wildhaber avait décidé que, dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, il convenait de constituer une unique Grande Chambre pour connaître de la présente cause et de douze autres affaires contre la Turquie, à savoir : Karataþ c. Turquie (requête n° 23168/94), Arslan c. Turquie (n° 23462/94), Polat c. Turquie (n° 23500/94), Ceylan c. Turquie (n° 23556/94), Okçuoðlu c. Turquie (n° 24146/94), Erdoðdu et Ýnce c. Turquie (n° 25067/94 et 25068/94), Baþkaya et Okçuoðlu c. Turquie (nos 23536/94 et 24408/94), Sürek et Özdemir c. Turquie (nos 23927/94 et 24277/94), Sürek n° 1 c. Turquie (n° 26682/95), Sürek n° 2 c. Turquie (n° 24122/94), Sürek n° 3 c. Turquie (n° 24735/94) et Sürek n° 4 c. Turquie (n° 24762/94).

5. La Grande Chambre constituée à cette fin comprenait de plein droit M. R. Türmen, juge élu au titre de la Turquie (articles 27 § 2 de la Convention et 24 § 4 du règlement), M. Wildhaber, président de la Cour, Mme E. Palm, vice-présidente de la Cour, M. J.-P. Costa et M. M. Fischbach, vice-présidents de section (articles 27 § 3 de la Convention et 24 §§ 3 et 5 a) du règlement). Ont en outre été désignés pour compléter la Grande Chambre : M. A. Pastor Ridruejo, M. G. Bonello, M. J. Makarczyk, M. P. Kûris, Mme F. Tulkens, Mme V. Strážnická, M. V. Butkevych, M. J. Casadevall, Mme H.S. Greve, M. A. Baka, M. R. Maruste et Mme S. Botoucharova (articles 24 § 3 et 100 § 4 du règlement).

Le 19 novembre 1998, M. Wildhaber a dispensé de siéger M. Türmen, qui s'était déporté, eu égard à une décision de la Grande Chambre prise dans l'affaire Oður c. Turquie conformément à l'article 28 § 4 du règlement. Le 16 décembre 1998, le Gouvernement a notifié au greffe la désignation de M. F. Gölcüklü en qualité de juge ad hoc (article 29 § 1 du règlement).

Par la suite, M. K. Traja a remplacé Mme Botoucharova, empêchée (article 24 § 5 b) du règlement).

6. A l'invitation de la Cour (article 99 § 1 du règlement), la Commission a délégué l'un de ses membres, M. D. Šváby, pour participer à la procédure devant la Grande Chambre.

7. Le 1er mars 1999, le Gouvernement a déposé des observations sur le prétentions du requérant au titre de l'article 41 de la Convention et l'avocat de M. Gerger, des documents destinés à justifier certains de ses frais.

8. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats – qui étaient consacrés simultanément aux affaires Gerger c. Turquie et Erdoðdu et Ýnce c. Turquie – se sont déroulés en public le 1er mars 1999, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu :

pour le Gouvernement

M. D. Tezcan

M. Özmen, coagents,

M. B. Çalýþkan,

Mlle G. Akyüz,

Mlle A. Günyaktý,

M. F. Polat,

Mlle A. Emüler,

Mme I. Batmaz Keremoðlu,

M. B. Yýldýz

M. Y. Özbek, conseillers ;

pour la Commission

M. D. Šváby, délégué ;

pour le requérant

Me E. Sansal, avocat au barreau d'Ankara, conseil,

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Šváby, Me Sansal, M. Tezcan et M. Özmen, ainsi que Me Sansal en sa réponse à la question de l'un de ses membres.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

9. Ressortissant turc né en 1950, M. Haluk Gerger réside à Ankara et exerce la profession de journaliste.

10. Le 23 mai 1993 eut lieu à Ankara une cérémonie à la mémoire de Deniz Gezmiþ et ses deux compagnons, Yusuf Aslan et Hüseyin Ýnan. Tous les trois avaient été à l'origine d'un mouvement d'extrême gauche déclenché parmi les étudiants universitaires vers la fin des années soixante. Condamnés à la peine capitale pour recours à la violence dans le but de détruire l'ordre constitutionnel, ils avaient été exécutés en mai 1972.

Lors de ladite cérémonie, le requérant avait été invité à prendre la parole. Empêché toutefois d'y assister, il adressa au comité d'organisation le message suivant pour qu'on le lût en public :

« Chers amis,

Empêché par des ennuis de santé d'être parmi vous, je tiens néanmoins à vous saluer et à vous exprimer tous mes sentiments de solidarité révolutionnaire.

La République turque est fondée sur la négation des droits des travailleurs et des Kurdes. Dans les limites géographiques de ce pays, toute velléité d'action humaine, toute aspiration à la liberté, toute revendication visant à faire valoir les droits des travailleurs et des Kurdes ont toujours suscité, de la part des dirigeants, une réaction impitoyable de négation et de destruction. Il faut dire que ces dirigeants - et cela s'explique par leurs origines et traditions historiques - se sont toujours distingués par un militarisme cruel, fruit de leur médiocrité, de leur arriération, de leur soif d'accumulation de capital et, enfin, de l'essence même de la République et de son asservissement à l'impérialisme. Plus la crise structurelle de l'ordre établi s'approfondissait et plus les classes souveraines ont voulu y remédier en se cramponnant davantage encore à l'impérialisme et au militarisme.

Les dirigeants, qui avaient condamné les terres politiques et sociales du pays à une sécheresse stérile et qui, pour briser toute résistance et étouffer toute révolte des masses, avaient passé une chaîne de dépendance autour du cou de la société et avaient imposé à celle-ci un oppressant unisson, ont réussi pendant de longues années à maintenir nos peuples dans la profonde noirceur du silence.

Toutefois, l'éveil des années soixante, l'action organisée de couches sociales dynamiques qui jusqu'alors étaient exclues de la vie politique du pays, comme celles des travailleurs, de l'intelligentsia ou des jeunes, et enfin le mouvement de résistance révolutionnaire et démocratique du début des années soixante-dix ont contribué à infléchir l'histoire de la nation, et leur influence profonde s'en fait encore sentir aujourd'hui.

C'est un espoir rouge qui bourgeonne dans les cœurs fatigués et infertiles des travailleurs. C'est une épopée qui s'inscrit dans l'histoire pleine de défaites des opprimés.

Désormais, plus rien ni personne n'est pareil !

Devant la crise durable de l'ordre établi, la quête d'indépendance et de liberté qui à l'époque s'est imprimée dans la conscience de la société, dans la mémoire collective des masses laborieuses, dans le souvenir des jeunes et de l'intelligentsia et dans la conscience des travailleurs constitue désormais un refuge pour la société. L'esprit de résistance et de révolte de ces années héroïques, cauchemar des dirigeants, plane depuis plus de vingt ans sur le pays. Portée bien haut à l'époque, la bannière du socialisme, seul système apte à se substituer au capitalisme en place, flotte toujours. Et des germes de libération du peuple kurde disséminés à cette époque est née la guérilla dans les montagnes du Kurdistan.

Quant à nous, qui sommes les rivières, les ruisseaux, les torrents et les cascades issus des flots déferlants de ces années-là, nous fluons aujourd'hui vers la libération ultime de l'homme, à travers les plaines de notre classe, de notre peuple et de la démocratie, pour aller nous déverser dans l'océan de liberté d'une société sans classes. Multipliés comme autant de Deniz [référence à Deniz Gezmiþ, dont le prénom désigne « la mer » en turc], nous nous dirigeons vers les mers de la liberté.

Aujourd'hui, face à l'Océan de la Libération, sur ces alluvions fertiles formées par notre solidarité et notre unité dans la lutte, nous adressons un grand salut à ceux conviés au banquet céleste.

Salut aux amis !

Salut à ceux qui marchent « Vers les Temps Futurs, Multipliés comme autant de Deniz » !

Salut à vous,

la rose Deniz, la rose Yusuf, la rose Hüseyin ...

les trois roses de Karþýkaya

plantées sur la branche de mon cœur

les trois roses de Karþýkaya

plantées dans la source de mes larmes

avec toutes leurs fleurs de sang. »

11. Le 6 août 1993, le procureur général près la cour de sûreté de l'Etat d'Ankara (« la cour de sûreté de l'Etat ») accusa le requérant de faire de la propagande contre l'unité de la nation turque et l'intégrité territoriale de l'Etat. Pour requérir l'application de l'article 8 § 1 de la loi n° 3713 relative à la lutte contre le terrorisme (paragraphe 19 ci-dessous), il invoquait certains passages du message de M. Gerger, dont la lecture avait été enregistrée lors de la cérémonie en question (il s'agit des passages reproduits en italiques au paragraphe 10 ci-dessus).

12. Devant la cour de sûreté de l'Etat siégeant en une chambre composée de trois juges, dont l'un était membre de la magistrature militaire, M. Gerger plaida non coupable. Il ne contestait pas avoir rédigé le message en question, mais soutenait qu'il n'avait jamais eu l'intention d'agir à des fins séparatistes.

13. Le 9 décembre 1993, la cour de sûreté de l'Etat déclara le requérant coupable de l'infraction visée à l'article 8 § 1 de la loi n° 3713 et lui infligea une peine d'emprisonnement d'un an et huit mois ainsi qu'une amende de 208.333.333 livres turques (TRL).

L'arrêt fut rendu par deux voix contre une, celle du juge militaire. Dans son opinion dissidente, celui-ci expliqua que d'après lui, il n'y avait pas eu de propagande séparatiste au sens de l'article 8 § 1 de la loi n° 3713 mais incitation non publique au crime et qu'en conséquence, il eût fallu appliquer l'article 312 § 2 du code pénal (paragraphe 18 ci-dessous).

De leur côté, les deux autres membres de la chambre estimèrent notamment que des passages tels que « (…) des germes de libération du peuple kurde disséminés à cette époque est née la guérilla dans les montagnes du Kurdistan (…) nous, qui sommes les rivières, les ruisseaux, les torrents et les cascades issus des flots déferlants de ces années-là, nous fluons aujourd'hui (…) à travers les plaines de notre classe, de notre peuple et de la démocratie (…) », s'analysaient en de la propagande séparatiste, laquelle était faite au détriment de l'unité de la nation turque et de l'intégrité territoriale de son État. D'après eux, le message considéré dans son ensemble – dont le libellé n'était du reste pas contesté – justifiait la condamnation de l'intéressé.

14. Par un arrêt du 22 avril 1994, la Cour de cassation rejeta le pourvoi introduit par le requérant.

15. Le 23 septembre 1995, le requérant arriva au terme de sa peine d'emprisonnement. Cependant, faute pour lui d'avoir acquitté l'amende qui lui avait été infligée, il fut maintenu en détention par application de l'article 5 de la loi n° 647 sur l'exécution des peines, et ce à raison d'un jour par 10 000 TRL dues (paragraphe 21 ci-dessus).

Agir sur cette sélection :

Cookies juridiques

Considérant en premier lieu que le site requiert le consentement de l'utilisateur pour l'usage des cookies; Considérant en second lieu qu'une navigation sans cookies, c'est comme naviguer sans boussole; Considérant enfin que lesdits cookies n'ont d'autre utilité que l'optimisation de votre expérience en ligne; Par ces motifs, la Cour vous invite à les autoriser pour votre propre confort en ligne.

En savoir plus