Cour européenne des droits de l'homme18 janvier 2001
Requête n°27238/95
Chapman c. Royaume-Uni
AFFAIRE CHAPMAN c. ROYAUME-UNI
(Requête n° 27238/95)
ARRÊT
STRASBOURG
18 janvier 2001
Cet arrêt peut subir des retouches de forme avant la parution de sa version définitive dans le recueil officiel contenant un choix d'arrêts et de décisions de la Cour.
En l'affaire Chapman c. Royaume-Uni,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, siégeant en une Grande Chambre composée des juges dont le nom suit :
MM. L. Wildhaber, président,
J.-P. Costa,
A. Pastor Ridruejo,
G. Bonello,
P. Kûris,
R. Türmen,
Mmes F. Tulkens,
V. Stránická,
MM. P. Lorenzen,
M. Fischbach,
V. Butkevych,
J. Casadevall,
Mme H.S. Greve,
M. A.B. Baka,
Mme S. Botoucharova,
M. M. Ugrekhelidze, juges,
Lord Justice Schiemann, juge ad hoc,
ainsi que de M. M. de Salvia, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 24 mai et 29 novembre 2000,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :
PROCÉDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour, conformément aux dispositions qui s'appliquaient avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (« la Convention »), par la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 30 octobre 1999 et par le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord (« le Gouvernement ») le 10 décembre 1999 (article 5 § 4 du Protocole n° 11 et anciens articles 47 et 48 de la Convention).
2. A son origine se trouve une requête (n° 27238/95) dirigée contre le Royaume-Uni et dont une ressortissante de cet Etat, Mme Sally Chapman (« la requérante »), avait saisi la Commission le 31 mai 1994 en vertu de l'ancien article 25 de la Convention.
3. La requérante alléguait que les mesures d'aménagement et d'exécution prises à son encontre du fait qu'elle occupait son terrain avec ses caravanes emportaient violation de son droit au respect de son domicile et de sa vie privée et familiale, au mépris de l'article 8 de la Convention. Selon elle, ces mesures constituaient aussi une ingérence dans son droit au respect de ses biens contraire à l'article 1 du Protocole n° 1 et elle n'avait disposé d'aucun recours effectif à un tribunal pour contester les décisions prises par les services de l'aménagement, en violation de l'article 6 de la Convention. Elle se plaignait en outre d'avoir fait l'objet d'une discrimination fondée sur son statut de Tsigane, ce qu'interdit l'article 14 de la Convention.
4. La Commission a déclaré la requête recevable le 4 mars 1998. Dans son rapport du 25 octobre 1999 (ancien article 31 de la Convention), elle formule l'avis qu'il n'y a pas eu violation de l'article 8 de la Convention (dix-huit voix contre neuf), qu'il n'y a pas eu violation de l'article 1 du Protocole n° 1 (dix-neuf voix contre huit), qu'il n'y a pas eu violation de l'article 6 de la Convention (vingt-cinq voix contre deux) et qu'il n'y a pas eu violation de l'article 14 de la Convention (dix-huit voix contre neuf).
5. Devant la Cour, la requérante, qui a été admise au bénéfice de l'assistance judiciaire, est représentée par le cabinet de solicitors Lance Kent & Co. de Berkhamsted. Le gouvernement britannique est représenté par son agent, M. Llewellyn, du ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth.
6. Le 13 décembre 1999, le collège de la Grande Chambre a décidé que l'affaire devait être examinée par la Grande Chambre (article 100 § 1 du règlement). La composition de la Grande Chambre a été fixée conformément aux dispositions des articles 27 §§ 2 et 3 de la Convention et 24 du règlement de la Cour. A la suite du déport de Sir Nicolas Bratza, juge élu au titre du Royaume-Uni, qui avait pris part à l'examen de la cause au sein de la Commission (article 28), le Gouvernement a désigné Lord Justice Schiemann pour siéger en qualité de juge ad hoc (articles 27 § 2 de la Convention et 29 § 1 du règlement).
7. La requérante et le Gouvernement ont déposé un mémoire. Des observations ont également été reçues du Centre européen pour les droits des Roms (European Roma Rights Centre), que le président avait autorisé à intervenir dans la procédure écrite en qualité d'amicus curiae (articles 36 § 2 de la Convention et 61 § 3 du règlement).
8. Une audience s'est déroulée en public au Palais des Droits de l'Homme, à Strasbourg, le 24 mai 2000 (article 59 § 2 du règlement).
Ont comparu :
pour le Gouvernement
MM. H. Llewellyn, agent,
D. Pannick, Q.C.,
D. Elvin, Q.C.,
M. Shaw, conseils,
D. Russell,
S. Marshall-Camm, conseillers ;
pour la requérante
MM. R. Drabble, Q.C.,
T. Jones,
M. Hunt, conseils,
Mme D. Allen, solicitor.
La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Drabble et Pannick.
9. Le 29 novembre 2000, M. Makarczyk, empêché, a été remplacé par M. Bonello (articles 24 § 5 b) et 28 du règlement).
EN FAIT
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE
10. La requérante est Tsigane de naissance. Avec sa famille, elle voyage depuis toujours, principalement dans la région du Hertfordshire, à la recherche de travail. Après son mariage, elle continua à vivre dans une caravane avec son mari. Ils ont eu quatre enfants.
11. Lorsque son mari trouvait un emploi de jardinier paysagiste, elle avait l'habitude de s'arrêter avec lui le plus longtemps possible sur des sites temporaires ou non officiels. Ils demeurèrent ainsi plusieurs années sur un site non officiel à St Albans. Ils voyagèrent pendant quelques années dans la région de Watford. Ils étaient inscrits sur une liste d'attente pour obtenir un emplacement permanent, mais on ne leur en proposa jamais. La police et les représentants des autorités locales les obligeaient à se déplacer constamment. La scolarité de leurs enfants fut tout le temps interrompue par leurs déménagements.
12. En raison du harcèlement dont elle faisait l'objet tant qu'elle menait cette vie nomade, ce qui était préjudiciable à la santé de sa famille et à la scolarité des enfants, la requérante acheta en 1985 un terrain avec l'intention de s'y installer dans une habitation mobile. Ce terrain se trouve dans le district de Three Rivers, dans le Hertfordshire, où il n'existe pas de site officiel pour les Tsiganes. Selon la requérante, un employé du conseil de comté lui aurait dit en 1984, alors qu'elle avait installé son campement sur le bord de la route, que si elle achetait un terrain elle serait autorisée à y vivre. Le Gouvernement déclare qu'il n'existe aucune trace écrite d'une telle promesse, qui est peu susceptible d'avoir été formulée car c'est au conseil de district, et non au conseil de comté, qu'il appartient de se prononcer sur une telle demande. Le terrain faisait également l'objet d'une ordonnance de 1961 y interdisant l'installation de trois caravanes.
13. La requérante s'installa avec sa famille sur le terrain et demanda un permis d'aménagement foncier. Elle souhaitait ainsi permettre à ses enfants de fréquenter immédiatement l'école. Le conseil de district refusa le 11 septembre 1986 d'accorder le permis demandé et notifia des mises en demeure.
14. Ces mises en demeure furent attaquées en appel. En juillet 1987, un inspecteur nommé par le ministère de l'Environnement procéda à une enquête publique. Il rejeta le recours et confirma la décision du conseil, car le terrain se trouvait dans la ceinture verte métropolitaine. Il considéra que les politiques locales et nationales d'aménagement devaient l'emporter sur les besoins de l'appelante. En raison de l'absence de site officiel pour les Tsiganes dans le district de Three Rivers, la famille se vit accorder un délai de quinze mois pour évacuer son terrain, le conseil ayant déclaré que d'ici là, un emplacement approprié leur aurait été trouvé et qu'ils seraient en mesure de s'installer sur un nouveau site officiel sous un an.
15. A l'expiration de ce délai, la famille resta sur le site car elle n'avait pas d'autre endroit où aller. La requérante demanda un permis d'aménagement foncier en vue d'installer un bungalow, car il avait été indiqué pendant l'enquête publique qu'il s'agissait d'un type d'utilisation du terrain plus approprié qu'une habitation mobile. Le conseil refusa le permis demandé. Cette décision fut confirmée lors d'une nouvelle enquête locale. La famille étant restée sur le site, le conseil fit notifier des sommations à la requérante et à son mari pour non-respect de la mise en demeure. Le 18 août 1989, la Magistrates' Court leur infligea une amende de 100 livres sterling (GBP) et les condamna aux dépens (50 GBP). Le 23 février 1990, il furent de nouveau condamnés à verser une amende, de 500 GBP chacun cette fois, et aux dépens (50 GBP). Afin de se soustraire à d'autres mesures judiciaires, la famille reprit une vie nomade et dut constamment se déplacer à la demande de fonctionnaires du conseil. La fille aînée de la requérante avait commencé une formation de coiffeuse dans une école professionnelle et sa seconde fille allait entreprendre la préparation d'un diplôme d'études forestières dans un établissement secondaire. Toutes deux durent abandonner leurs études. Quant aux deux derniers enfants, ils durent arrêter de fréquenter l'école.
16. Pendant cette période, la requérante demanda un nouveau permis d'aménagement foncier en vue d'installer un bungalow sur son terrain. Elle se heurta encore à un refus, confirmé par une enquête. En août 1992, elle retourna vivre avec sa famille dans une caravane sur son terrain. Le conseil délivra des mises en demeure le 11 mars 1993. La requérante interjeta appel et une enquête d'aménagement foncier eut lieu le 2 novembre 1993.
17. Par une lettre du 18 mars 1994, l'inspecteur rejeta l'appel, déclarant notamment :
« 15. Les politiques locales définies dans le plan directeur d'aménagement du comté d'Hertfordshire de 1986, tel que révisé par les amendements approuvés en 1991 et par le plan du district de Three Rivers de 1982, réaffirment que Sarratt et la campagne environnante se trouvent dans la ceinture verte métropolitaine (...) Le plan directeur comporte aussi des politiques relatives à la conservation du paysage et aux sites pour Tsiganes. Le plan du district montre que le site en cause se trouve en dehors du centre du village mais dans une région classée zone agricole prioritaire et zone de haute valeur paysagère, désormais dénommée, conformément au plan directeur, zone de conservation du paysage (...)
(...)
19. Le site objet de l'appel est une parcelle toute en longueur de quelque 0,77 ha en bordure de Dawes Lane, chemin qui conduit à Sarratt, village de la ceinture verte métropolitaine ; au-delà du site, vers l'ouest, se trouvent quelques habitations, une crèche et la vallée de la Chess. (...)
(...)
24. Il ressort clairement des éléments de preuve dont je dispose et de mon étude du site et des environs que les principales questions qui se posent en l'occurrence sont, premièrement, celle de savoir si l'aménagement demandé serait adéquat dans la ceinture verte et, deuxièmement, s'il existe des circonstances très spéciales dans le cas d'espèce susceptibles de l'emporter sur la forte présomption générale qui s'oppose à tout développement inadéquat dans la ceinture verte.
25. Les plans directeurs d'aménagement posent une présomption de principe contre l'octroi de permis d'aménagement dans la ceinture verte, sauf en cas de circonstances très sérieuses, en vue de la construction de nouveaux bâtiments, y compris l'installation de caravanes fixes, ou d'autres catégories d'aménagement spécifiées. Le paragraphe 13 de la directive 2 en matière d'aménagement relative aux ceintures vertes indique qu'à l'intérieur de pareilles zones, on ne doit pas approuver, sauf circonstances très spéciales, d'autres aménagements que certaines catégories d'aménagements adéquats. Le paragraphe précédent souligne qu'au niveau national, il existe une présomption en défaveur des aménagements inadéquats dans les ceintures vertes.
26. La dernière directive nationale en date, contenue dans la circulaire 1/94, relative aux sites pour Tsiganes et à l'aménagement foncier, indique dans l'introduction que l'un des principaux objectifs du document est de supprimer la précédente directive selon laquelle il pouvait être nécessaire d'accepter la création de sites pour les Tsiganes dans des zones protégées, y compris les ceintures vertes. Le paragraphe 13 ajoute que les sites pour Tsiganes ne sauraient passer pour un mode d'utilisation du terrain convenant normalement dans les ceintures vertes.
27. Aucun des projets ne relève des catégories désignées comme ne faisant pas l'objet d'une présomption nationale ou locale à l'encontre des aménagements inadéquats dans les ceintures vertes (...)
28. Je suis fermement convaincu qu'aucun des aménagements cités dans ces mises en demeure ne peut légitimement et raisonnablement passer pour adéquat au regard des directives nationales fermes ou des politiques locales établies de longue date, qui cherchent toutes à protéger la valeur du classement de la zone en ceinture verte.
29. Le site en cause se trouve dans une partie de la ceinture verte métropolitaine, à proximité de l'autoroute ; il est particulièrement vulnérable à l'urbanisation. A mon avis, les politiques valables adoptées aux niveaux local et national pour protéger la ceinture verte seraient à coup sûr contrecarrées, car l'objectif principal des ceintures vertes est de protéger la campagne environnante de nouveaux empiètements.
30. Quant à un autre hébergement pour , on m'a rappelé l'obligation légale faite au conseil de comté de fournir un site à , qui est une Tsigane résidant dans la région, afin qu'elle puisse y stationner sa caravane ; 23 ans après l'émission de l'obligation légale de fournir de meilleures conditions de vie aux Tsiganes, il n'existe toujours pas suffisamment de sites dans le comté. Le conseil économiserait l'argent public s'il laissait rester sur son terrain au lieu d'envoyer une caravane de plus sur le bas-côté de la route ; il n'y a jamais eu de site caravanier officiel pour les Tsiganes dans le district qui, par voie de conséquence, ne bénéficie pas du statut de zone classée en vertu de la loi.
31. déclare aussi que le conseil de comté est sous le coup d'une directive du ministre de l'Environnement, prise en application de l'article 9 de la loi de 1968 sur les sites caravaniers, l'obligeant à fournir d'autres hébergements aux Tsiganes du comté, mais le conseil de comté n'a pas été en mesure de faire part de l'avancement du projet de créer un site caravanier de 15 emplacements pour les Tsiganes à Langlebury Lane, Langlebury (...)