Jurisprudence : CEDH, 08-06-1995, Req. 11/1994/458/539, Jamil c. France

CEDH, 08-06-1995, Req. 11/1994/458/539, Jamil c. France

A6664AWQ

Référence

CEDH, 08-06-1995, Req. 11/1994/458/539, Jamil c. France. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1063583-cedh-08061995-req-111994458539-jamil-c-france
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Cour européenne des droits de l'homme

8 juin 1995

Requête n°11/1994/458/539

Jamil c. France



En l'affaire Jamil c. France (1),

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,
L.-E. Pettiti,
R. Macdonald, Mme E. Palm, MM. A.N. Loizou,
A.B. Baka,
M.A. Lopes Rocha,
G. Mifsud Bonnici,
P. Jambrek,

ainsi que de M. H. Petzold, greffier,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 janvier et 25 mai 1995,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

Notes du greffier

1. L'affaire porte le n° 11/1994/458/539. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.


PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 13 avril 1994, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 15917/89) dirigée contre la République française et dont un ressortissant brésilien, M. Abdallah Jamil, avait saisi la Commission le 13 novembre 1989 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 7 (art. 7) de la Convention.

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 26 avril 1994, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. R. Macdonald, M. N. Valticos, Mme E. Palm, M. A.N. Loizou, M. A.B. Baka, M. M.A. Lopes Rocha et M. G. Mifsud Bonnici, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43). Ultérieurement, M. P. Jambrek, suppléant, a remplacé M. Valticos, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement A).

4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement français ("le Gouvernement"), l'avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du requérant et du Gouvernement les 14 et 26 septembre 1994 respectivement. Le 11 octobre 1994, le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait à l'audience.

5. Le 25 novembre 1994, la Commission a produit les pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.

6. Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 23 janvier 1995, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

Mlle M. Picard, magistrat détaché à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères,
agent, Mme R. Codevelle, inspecteur des douanes à la direction générale des douanes et des droits indirects au ministère du Budget, M. X. Samuel, magistrat détaché à la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice, Mme M. Dubrocard, magistrat détaché à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères,
conseillers;

- pour la Commission

M. J.-C. Soyer,
délégué;

- pour le requérant

Me X. Lécussan, avocat,
conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Soyer, Me Lécussan et Mlle Picard. Le Gouvernement a déposé divers documents à l'audience.


EN FAIT

I. Les circonstances de l'espèce

7. M. Abdallah Jamil, de nationalité brésilienne, exerçait la profession de photographe et demeurait à Marseille.

8. Le 4 juin 1986, des agents des douanes l'interpellèrent à l'aéroport parisien de Roissy-Charles de Gaulle alors qu'il s'apprêtait, en compagnie d'une autre personne, à retirer un colis contenant 2 614 grammes de cocaïne.

9. Poursuivi des chefs d'importation en contrebande de marchandise prohibée et d'appartenance à une entente ou association ayant pour objet cette importation, et ce, étant de nationalité étrangère, M. Jamil fut placé en détention provisoire le 9 juin 1986.

10. Le 22 juin 1987, le tribunal correctionnel de Bobigny le condamna à une peine d'emprisonnement de huit ans et à l'interdiction définitive du territoire français. Il prononça la confiscation des marchandises saisies et infligea aux prévenus une amende, assortie de la contrainte par corps, à payer à l'administration des douanes, partie poursuivante jointe et qui s'était constituée partie civile à l'audience. L'amende douanière, d'un montant de 2 091 200 francs français (FRF), équivalait à une fois la valeur de la drogue importée, fixée par le juge à 800 FRF le gramme (article 414 du code des douanes - "CDD", paragraphe 18 ci-dessous). Le tribunal ordonna le maintien en détention des deux condamnés jusqu'au paiement complet de ladite amende, dans la limite de la durée de la contrainte par corps. Celle-ci ne pouvait excéder quatre mois (article 750 du code de procédure pénale - "CPP", paragraphe 17 ci-dessous).

11. Saisie par le condamné, le ministère public et les douanes, la cour d'appel de Paris statua le 5 mai 1988. Elle confirma le jugement en ses dispositions pénales. A la demande de l'administration des douanes, elle précisa que la contrainte par corps s'exercerait dans les conditions nouvellement posées par l'article L. 627-6, second alinéa, du code de la santé publique ("CSP" - paragraphe 19 ci-dessous). Introduite par la loi n° 87-1157 du 31 décembre 1987 relative à la lutte contre le trafic de stupéfiants (publiée au Journal officiel le 5 janvier 1988), soit après la commission des faits, cette disposition portait la durée maximale de la contrainte par corps à deux ans lorsque l'amende et les condamnations pécuniaires excédaient 500 000 FRF.

12. M. Jamil forma un pourvoi en alléguant notamment la violation de l'article 7 (art. 7) de la Convention (voir paragraphe 25 ci-dessous) et du principe de légalité des délits et des peines: la contrainte par corps étant une mesure privative de liberté à caractère punitif, la loi du 31 décembre 1987 aggravant son régime ne pouvait s'appliquer qu'à des faits commis postérieurement à son entrée en vigueur.

La Cour de cassation rejeta le pourvoi par un arrêt du 18 juillet 1989. Elle considéra sur ce point:

"Attendu qu'en statuant ainsi, la cour d'appel a fait l'exacte application de la loi; qu'en effet, la contrainte par corps est une voie d'exécution et non une peine et que les lois de procédure telles que celles concernant l'exécution des peines sont d'application immédiate aux situations en cours lors de leur entrée en vigueur;"

13. M. Jamil fut libéré le 22 avril 1992 après avoir purgé sa peine de droit commun.

Il ne fut pas retenu au titre de la contrainte par corps, car le 20 mars 1992 le procureur de la République de Bobigny avait retiré la mesure à la demande de l'administration des douanes, après versement par le requérant d'une somme de 6 000 FRF.

II. Le droit et la pratique internes pertinents

A. L'amende douanière

14. Au même titre que l'amende fiscale, l'amende douanière a toujours passé pour revêtir une nature hybride, indemnitaire et répressive.

Réparation civile, l'amende peut être diminuée par l'administration des douanes. Celle-ci procède à l'estimation de la valeur de la marchandise fraudée et en informe le juge qui ne peut, pour déterminer l'assiette de l'amende, lui substituer son appréciation sans ordonner de contre-expertise. Dans un arrêt rendu le 24 octobre 1994, la Cour de cassation a rappelé que l'amende douanière revêt pour partie le caractère d'une réparation civile. Chaque infraction ne donne lieu qu'à une seule amende, mais les condamnations pécuniaires se cumulent et se prescrivent dans les mêmes conditions que les dommages-intérêts civils. Le pouvoir de transaction de l'administration des douanes permettait, à l'époque où le juge ne pouvait moduler la somme imposée par la loi, de fixer les peines en fonction de la gravité de l'infraction. Cette prérogative a perduré malgré l'instauration de la pratique des circonstances atténuantes.

L'amende douanière s'apparente aussi à une sanction pénale. Seule l'autorité judiciaire a qualité pour l'appliquer après en avoir fixé le montant dans les limites autorisées par la loi. Elle obéit au principe de la personnalité des peines ainsi qu'au régime de la récidive, et elle figure au casier judiciaire. Attachée à l'infraction, elle peut être prononcée même en l'absence de tout préjudice causé au Trésor public. La contrainte par corps s'exerce en cas de non-paiement.

B. La contrainte par corps

1. Principes généraux

15. Procédant du droit romain et initialement conçue pour garantir l'exécution d'une condamnation pécuniaire au profit de l'Etat comme des particuliers, la contrainte par corps consiste en l'incarcération du débiteur récalcitrant dans une maison d'arrêt où il est dispensé de travailler. Elle ne remplace pas le paiement dont le condamné reste redevable (article 762 CPP, paragraphe 17 ci-dessous), mais ne peut être utilisée une nouvelle fois pour la même créance. Son champ d'application s'est progressivement rétréci depuis le XIXe siècle, où elle était perçue comme un véritable instrument de répression à la disposition des créanciers qui pouvaient requérir l'emprisonnement pour dettes civiles de débiteurs insolvables: définitivement abolie en matière civile et commerciale (loi du 22 juillet 1867), la contrainte par corps subsiste au seul bénéfice du Trésor public (article 749 CPP, paragraphe 17 ci-dessous) et son régime d'exécution s'est adouci (prise en compte de l'insolvabilité du débiteur, article 752 CPP, paragraphe 17 ci-dessous).

Elle garantit aujourd'hui le recouvrement des créances de l'Etat, telles que les condamnations pécuniaires - à l'exclusion de celles infligées pour des infractions de nature politique ou de presse - ou tout autre paiement au profit du Trésor public n'ayant pas le caractère d'une réparation civile.

Elle obéit en de nombreux points aux principes qui gouvernent l'application des peines: son exécution, impossible après prescription de la peine, équivaut, en matière d'extradition (loi du 10 mars 1927) et de réhabilitation (articles 784 et 788 CPP), au paiement des condamnations pécuniaires, et elle suit les principes de droit pénal relatifs à l'individualisation et au non-cumul des peines.

En dépit de ces aspects, elle passe non pour un emprisonnement subsidiaire mais pour une garantie d'exécution sur la personne du débiteur. Saisie du pourvoi d'un contrevenant condamné à trois amendes de 300 FRF chacune, pour infraction à un règlement sanitaire départemental des dépôts de fumier, la Cour de cassation a rappelé, le 4 janvier 1995, que "la contrainte par corps n'est pas une peine mais une voie d'exécution attachée de plein droit aux condamnations pécuniaires prononcées par les juridictions répressives et entrant dans les prévisions tant de l'article 5 [par. 1] b) (art. 5-1-b) de la Convention (...) que de l'article 2 du Protocole n° 4 (P4-2)". Ainsi, les lois qui la régissent s'appliquent immédiatement, même aux situations nées avant leur entrée en vigueur, et la durée de la détention provisoire ne s'impute pas sur celle de la contrainte par corps.

Lorsqu'il prononce pareille contrainte, le juge pénal n'a pas le pouvoir d'en moduler la durée, celle-ci se trouvant de plein droit déterminée par la loi (articles 749 et 750 CPP, paragraphe 17 ci-dessous; Cour de cassation, chambre criminelle, 25 juillet 1991, Juris-Classeur périodique 1991, IV, 383). Par dérogation au régime de droit commun et dans certaines hypothèses, l'administration des douanes peut en obtenir l'exécution anticipée (article 382 CDD, paragraphe 18 ci-dessous).

2. Dispositions pertinentes

16. Trois codes entrent en ligne de compte en l'espèce:

a) Le code de procédure pénale

17. Le code de procédure pénale dispose:

Article 749

"Lorsqu'une condamnation à l'amende, aux frais de justice ou à tout autre paiement au profit du Trésor public qui n'a pas le caractère d'une réparation civile est prononcée pour une infraction n'étant pas de nature politique et n'emportant pas peine perpétuelle, la durée de la contrainte par corps est applicable, en cas d'inexécution de la condamnation, dans les limites prévues par l'article 750.

Cette durée est déterminée, le cas échéant, en fonction du montant cumulé des condamnations qui n'ont pas été exécutées."

La loi n° 93-2 du 4 janvier 1993 a abrogé la mention des frais de justice.

Article 750

"La durée de la contrainte par corps est fixée ainsi qu'il suit:

1° A cinq jours, lorsque l'amende et les condamnations pécuniaires sont au moins égales à 1 000 francs sans excéder 3 000 francs;

2° A dix jours, lorsque, supérieures à 3 000 francs, elles n'excèdent pas 10 000 francs;

3° A vingt jours, lorsque, supérieures à 10 000 francs, elles n'excèdent pas 20 000 francs;

4° A un mois, lorsque, supérieures à 20 000 francs, elles n'excèdent pas 40 000 francs;

5° A deux mois, lorsque, supérieures à 40 000 francs, elles n'excèdent pas 80 000 francs;

6° A quatre mois, lorsqu'elles excèdent 80 000 francs."

Article 752

"La contrainte par corps ne peut être exécutée contre les condamnés qui justifient de leur insolvabilité (...)"

Article 758

"La contrainte par corps est subie en maison d'arrêt, dans le quartier à ce destiné."

Article 759

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