Cour européenne des droits de l'homme9 février 1995
Requête n°1/1994/448/527
Welch c. Royaume-Uni
En l'affaire Welch c. Royaume-Uni (1),
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
F. Matscher,
R. Macdonald,
J. De Meyer,
I. Foighel,
R. Pekkanen,
Sir John Freeland,
MM. L. Wildhaber,
K. Jungwiert,
ainsi que de M. H. Petzold, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 26 octobre 1994 et 25 janvier 1995,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 1/1994/448/527. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 15 janvier 1994, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 17440/90) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont un citoyen de cet Etat, M. Peter Welch, avait saisi la Commission le 22 juin 1990 en vertu de l'article 25 (art. 25).
2. La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 7 (art. 7) de la Convention.
3. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).
4. La chambre à constituer comprenait de plein droit Sir John Freeland, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 28 janvier 1994, celui-ci a tiré au sort, en présence du greffier, le nom des sept autres membres, à savoir M. F. Matscher, M. R. Macdonald, M. N. Valticos, M. I. Foighel, M. R. Pekkanen, M. L. Wildhaber et M. K. Jungwiert (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43).
Par la suite, M. J. De Meyer, suppléant, a remplacé M. Valticos, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement A).
5. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement britannique ("le Gouvernement"), le conseil du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 20 juin 1994, puis celui du requérant le 24. Le 15 septembre sont parvenues les prétentions du requérant au titre de l'article 50 (art. 50). Le secrétaire de la Commission a par la suite informé la Cour que le délégué s'exprimerait à l'audience.
6. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 24 octobre 1994, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
MM. M. Eaton, ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth,
agent, A. Moses, QC,
conseil, H. Giles, ministère de l'Intérieur, P. Vallance, ministère de l'Intérieur, S. Jones, ministère de l'Intérieur,
conseillers;
- pour la Commission
M. Gaukur Jörundsson,
délégué;
- pour le requérant
MM. B. Emmerson,
conseil, R. Atter,
solicitor, J. Cooper,
conseiller.
La Cour a entendu MM. Gaukur Jörundsson, Emmerson et Moses en leurs déclarations ainsi qu'en leurs réponses à des questions posées par le président et par un autre juge.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
7. Soupçonné d'infractions à la législation sur les stupéfiants, M. Welch fut arrêté le 3 novembre 1986. Le 4, on l'inculpa d'infractions concernant l'importation de grandes quantités de cannabis. Avant février 1987, le procureur émit l'avis qu'il n'y avait pas suffisamment de preuves pour inculper l'intéressé de détention de cocaïne en vue de la vente.
8. Après de plus amples investigations, y compris de la police scientifique, de nouvelles preuves vinrent au jour et, le 24 février 1987, le requérant fut inculpé de l'infraction de détention de cocaïne en vue de la vente prétendument commise le 3 novembre 1986. Par la suite, le 5 mai 1987, il fut inculpé d'association de malfaiteurs dans le but d'obtenir de la cocaïne pour la vendre, en rapport avec des activités ayant eu lieu entre le 1er janvier et le 3 novembre 1986.
9. Le 24 août 1988, il fut déclaré coupable sur cinq chefs d'accusation et se vit infliger une peine globale de vingt-deux ans d'emprisonnement. En outre, le juge de première instance rendit, en application de la loi de 1986 sur les infractions relatives au trafic de stupéfiants ("la loi de 1986"), une ordonnance de confiscation d'un montant de 66 914 £. A défaut de paiement de cette somme, l'intéressé devrait purger une peine consécutive de deux ans d'emprisonnement. Les dispositions matérielles de la loi de 1986 étaient entrées en vigueur le 12 janvier 1987. La loi ne s'applique qu'aux infractions dont la poursuite a été entamée après cette date.
10. Le 11 juin 1990, la cour d'appel amputa de deux ans la peine globale de M. Welch. En outre, elle réduisit de 7 000 £ le montant de la confiscation, le ramenant ainsi à 59 914 £.
II. Le droit interne pertinent
11. L'objectif affiché de la loi de 1986 était d'étendre les pouvoirs de confiscation existants afin de permettre aux tribunaux d'atteindre l'argent engendré par le trafic de la drogue et "blanchi" dans des biens légitimes. Le ministre qui avait déposé le projet à la Chambre des communes s'était exprimé ainsi:
"En nous en prenant aux bénéfices retirés du trafic de stupéfiants, nous entendons faire en sorte qu'il soit moins tentant de s'engager dans ce type d'activités. Nous nous proposons d'aider à parer au risque que des bénéfices d'opérations de trafic servent à en financer d'autres, et tout autant à dissiper le sentiment d'outrage que les gens ordinaires ne peuvent s'empêcher d'éprouver à l'idée que des trafiquants qui ont peut-être ruiné la vie d'enfants profitent des gains qu'ils ont réalisés ce faisant.
(...)
Nous avons besoin de cette législation car, dans celle qui est en vigueur, les pouvoirs de confiscation se sont avérés inadéquats. Les tribunaux ne peuvent ordonner la confiscation du produit d'une infraction une fois qu'il a été converti en un autre bien - une maison, des actions, des parts sociales ou de quelconques objets de valeur. L'affaire de l'Opération Julie constitue l'exemple le plus tristement célèbre de l'impuissance des tribunaux à priver,
comme ils le désirent, les trafiquants condamnés du produit de leurs méfaits (...) [L]e projet est conçu pour porter remède à ces défauts. Il habilite les tribunaux à confisquer le produit des infractions même après leur conversion dans un autre type de biens." (Hansard,
21 janvier 1986, col. 242 et 243)
A. La loi de 1986 sur les infractions liées au trafic de stupéfiants
12. Les parties pertinentes de la loi de 1986 sont ainsi libellées:
"1. Ordonnances de confiscation
1. (...) lorsqu'une personne comparaît devant la Crown Court pour être condamnée du chef d'une ou plusieurs infractions liées au trafic de stupéfiants (et qu'elle n'a pas été précédemment condamnée ou n'a pas fait l'objet d'autres mesures en rapport avec sa condamnation pour l'infraction ou, selon le cas, l'une quelconque des infractions concernées), la cour procède comme suit:
2. elle détermine tout d'abord si l'intéressé a retiré un profit du trafic de stupéfiants.
3. Aux fins de la présente loi, toute personne qui, à un moment quelconque (que ce soit avant ou après l'entrée en vigueur du présent article), a reçu un paiement ou une autre rétribution dans le cadre du trafic de stupéfiants auquel elle-même ou une autre personne s'est livrée, a retiré un profit de ce trafic.
4. Si la cour juge que la personne en cause a retiré pareil profit, elle fixe (...) avant de la condamner (...) le montant à recouvrer dans son cas en vertu du présent article.
5. En ce qui concerne la ou les infractions concernées,
la cour
a) ordonne alors à la personne intéressée de payer le montant susvisé (...)
(...)
2. Evaluation du produit du trafic de stupéfiants
1. Aux fins de la présente loi,
a) tous paiements ou autres rétributions reçus par une personne à quelque moment que ce soit (avant ou après l'entrée en vigueur de l'article 1 de la présente loi) dans le cadre du trafic de stupéfiants auquel elle-même ou une autre personne s'est livrée, sont considérés comme le produit qu'elle retire du trafic de stupéfiants, et
b) la valeur dudit produit est constituée par l'ensemble des valeurs des paiements ou autres rétributions.
2. Afin de déterminer si l'accusé a retiré un profit du trafic de stupéfiants et, dans l'affirmative, d'estimer la valeur de ce profit, la cour peut établir les présomptions ci-dessous, sauf dans la mesure où l'une quelconque d'entre elles s'avère non fondée dans le cas de l'accusé.
3. Ces présomptions sont les suivantes:
a) tout bien paraissant à la cour
i. avoir été détenu par l'intéressé à un moment quelconque depuis sa condamnation, ou
ii. lui avoir été transféré à un moment quelconque depuis le début de la période de six ans expirant à l'ouverture de la procédure engagée contre lui,
a été reçu par lui, au moment le plus reculé auquel il paraît à la cour l'avoir détenu, à titre de paiement ou de rétribution dans le cadre du trafic de stupéfiants auquel il s'est livré;
b) toute dépense de l'accusé depuis le début de cette période a été réglée au moyen des paiements reçus par lui dans le cadre du trafic de stupéfiants auquel il s'est livré, et
c) aux fins d'estimation de tout bien reçu ou présumé avoir été reçu par lui à un moment quelconque à titre de semblable rétribution, l'intéressé a reçu le bien libre de tous autres intérêts (...)
(...)
4. Montant à recouvrer au titre d'une ordonnance de confiscation
1. Sous réserve de l'alinéa 3 ci-dessous, le montant à recouvrer dans le cas de l'accusé est le montant que la Crown Court juge représenter la valeur du profit retiré par l'intéressé du trafic de stupéfiants.
2. Si la cour a acquis une conviction à propos de tout élément pertinent pour déterminer le montant susceptible d'être réalisé au moment du prononcé de l'ordonnance de confiscation (...), elle peut délivrer un certificat contenant son avis sur les questions concernées, et elle doit le faire si elle a la conviction dont il est question à l'alinéa 3 ci-dessous.
3. Si la cour a la conviction que le montant pouvant être réalisé au moment du prononcé de l'ordonnance de confiscation est inférieur à celui qu'elle estime représenter la valeur du profit retiré par l'accusé du trafic de stupéfiants, la somme à recouvrer dans le cas de l'intéressé au titre de l'ordonnance de confiscation est le montant qui paraît à la cour être celui susceptible d'être ainsi réalisé."
B. Pouvoir discrétionnaire du juge du fond
13. Pour déterminer le montant de l'ordonnance de confiscation, le juge du fond peut prendre en considération le degré de culpabilité du délinquant. Par exemple, dans l'affaire R. v. Porter (Criminal Appeal Reports (prononcé de la peine) 1990, n° 12, p. 377), la cour d'appel a jugé que lorsque passe en jugement devant elle plus d'un participant à une association de malfaiteurs, le produit total du trafic auquel s'est livrée l'association peut être imputé de manière inégale entre ses différents membres s'il existe des preuves démontrant que les accusés ont joué des rôles et ont tiré des profits inégaux de leurs méfaits. De manière analogue, dans la présente espèce, le juge du fond édicta une ordonnance portant sur un montant bien inférieur à l'endroit du coaccusé du requérant, eu égard à sa moindre participation aux infractions.
C. Emprisonnement à défaut de paiement
14. Après le prononcé d'une ordonnance de confiscation, la Crown Court détermine la période d'emprisonnement que le délinquant devra purger à défaut de paiement. Les périodes maximales d'emprisonnement sont prévues à l'article 31 de la loi de 1973 sur les pouvoirs des juridictions répressives. La période maximale pour une ordonnance concernant une somme située entre 50 000 et 100 000 £ est de deux ans.
D. Déclararations faites par les juridictions britanniques concernant la nature des dispositions en matière de confiscation
15. Avant l'adoption de la loi de 1986, Lord Salmon avait formulé l'avis que les confiscations d'argent poursuivaient un but tout à la fois punitif et dissuasif (décision de la Chambre des lords dans l'affaire R. v. Menocal, Weekly Law Reports 1979, n° 2, p. 876).
16. Les juridictions britanniques ont relevé dans de nombreuses espèces la nature draconienne des dispositions en matière de confiscation contenues dans la loi de 1986 et ont à l'occasion qualifié, explicitement ou implicitement, les ordonnances de peines (R. v. Dickens, Criminal Appeal Reports 1990, n° 91, p. 164; R. v. Porter, Criminal Appeal Reports 1990, n° 12, p. 377; in re Lorenzo Barretto, décisions de la High Court du 30 novembre 1992 et de la cour d'appel du 19 octobre 1993).
Dans la décision rendue par la cour d'appel dans la dernière affaire citée ci-dessus, qui concernait la question de savoir si le pouvoir de modifier des ordonnances de confiscation introduit par la loi de 1990 sur la coopération internationale en matière de justice pénale pouvait s'appliquer rétroactivement, le vice-président de la cour d'appel (Master of the Rolls), Sir Thomas Bingham, déclara ce qui suit (p. 11):
"S'il est vrai que les ordonnances de confiscation sont édictées avant que les peines ne soient prononcées pour les infractions poursuivies et que les contraintes par corps ne sont prononcées qu'aux fins d'exécution et non à titre de peine, il s'agit là, lato sensu, de mesures pénales faisant peser la vengeance de la société sur ceux qui ont transgressé les règles en cette matière."