Jurisprudence : CEDH, 23-09-1994, Req. 36/1993/431/510, Jersild c. Danemark

CEDH, 23-09-1994, Req. 36/1993/431/510, Jersild c. Danemark

A6641AWU

Référence

CEDH, 23-09-1994, Req. 36/1993/431/510, Jersild c. Danemark. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1063560-cedh-23091994-req-361993431510-jersild-c-danemark
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Cour européenne des droits de l'homme

23 septembre 1994

Requête n°36/1993/431/510

Jersild c. Danemark



En l'affaire Jersild c. Danemark*,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 51 de son règlement, en une grande chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
F. Gölcüklü,
R. Macdonald,
C. Russo,
A. Spielmann,
N. Valticos,
S.K. Martens, Mme E. Palm, MM. R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,
M.A. Lopes Rocha,
L. Wildhaber,
G. Mifsud Bonnici,
J. Makarczyk,
D. Gotchev,
B. Repik,
A. Philip, juge ad hoc,

ainsi que de M. H. Petzold, greffier f.f.,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 22 avril et 22 août 1994,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

* Note du greffier: l'affaire porte le n° 36/1993/431/510. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.


PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") puis par le gouvernement du Royaume de Danemark ("le Gouvernement"), les 9 septembre et 11 octobre 1993, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (n° 15890/89) dirigée contre le Danemark et dont un ressortissant de cet Etat, M. Jens Olaf Jersild, avait saisi la Commission le 25 juillet 1989 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration danoise reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48). Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 10 (art. 10).

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et désigné ses conseils (article 30).

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. I. Foighel, juge élu de nationalité danoise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 20 septembre 1993, M. Foighel s'est toutefois récusé en application de l'article 24 par. 2 du règlement. Le 24 septembre 1993, le président a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. R. Macdonald, Mme E. Palm, M. R. Pekkanen, M. M.A. Lopes Rocha, M. G. Mifsud Bonnici, M. J. Makarczyk et M. D. Gotchev, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Par une lettre du 29 octobre, l'agent du Gouvernement a notifié au greffier la désignation de M. K. Waaben en qualité de juge ad hoc; le 16 novembre, l'agent a informé le greffier que M. Waaben s'était récusé et que M. A. Philip avait été chargé de le remplacer (articles 43 de la Convention et 23 du règlement) (art. 43).

4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du Gouvernement, les avocats du requérant et le délégué de la Commission sur l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 18 février 1994 et celui du requérant le 20. Par une lettre du 7 mars, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué ne souhaitait pas y répondre par écrit.

5. Le 23 février 1994, après avoir consulté la chambre, le président avait autorisé Human Rights Watch, organisation non gouvernementale s'occupant de droits de l'homme et ayant son siège à New York, à présenter des observations écrites sur des aspects particuliers de l'affaire (article 37 par. 2 du règlement). Celles-ci sont arrivées le 23 mars.

Le 23 février, la chambre avait décidé d'admettre le requérant (article 41 par. 1 du règlement) à montrer aux juges prenant part à la procédure un enregistrement de l'émission télévisée en cause dans son affaire. Une projection a eu lieu le 20 avril peu avant l'audience.

6. Le 23 février, la chambre avait aussi décidé de se dessaisir avec effet immédiat au profit d'une grande chambre (article 51). Le président et le vice-président, M. R. Bernhardt, ainsi que les autres membres de la chambre étant de plein droit membres de la grande chambre, le président a tiré au sort, le 24 février, le nom des neuf juges supplémentaires, à savoir M. F. Gölcüklü, M. C. Russo, M. A. Spielmann, M. N. Valticos, M. S.K. Martens, M. A.N. Loizou, M. J.M. Morenilla, M. L. Wildhaber et M. B. Repik, en présence du greffier (article 51 par. 2 a) à c)).

7. A diverses dates s'échelonnant entre le 22 mars et le 15 avril 1994, la Commission a déposé plusieurs documents et deux vidéocassettes, comme le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président, et le requérant a fourni des précisions sur ses demandes au titre de l'article 50 (art. 50) de la Convention.

8. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 20 avril 1994 au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

MM. T. Lehmann, ambassadeur, conseiller juridique, ministère des Affaires étrangères,
agent, M.B. Elmer, secrétaire permanent adjoint, conseiller juridique principal, ministère de la Justice, Mme J. Rechnagel, conseiller ministériel, ministère de la Justice, M. J. Lundum, chef de section, ministère de la Justice,
conseillers;

- pour la Commission

M. C.L. Rozakis,
délégué;

- pour le requérant

MM. K. Boyle, Barrister, professeur de droit à l'université d'Essex, T. Trier, advokat, maître de conférences à l'université de Copenhague,
conseils, Mme L. Johannessen, juriste,
conseiller.

La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Rozakis, Lehmann, Elmer, Boyle et Trier, ainsi que des réponses à une question du président.


EN FAIT

I. Les circonstances de l'espèce

9. De nationalité danoise, M. Jens Olaf Jersild est journaliste et réside à Copenhague. Il était, au moment des événements à l'origine de la présente affaire, et est toujours employé à la Danmarks Radio (Société danoise de diffusion, qui émet des programmes non seulement de radio, mais aussi de télévision); il y est affecté au magazine d'actualités dominical (Søndagsavisen). Il s'agit d'une émission réputée sérieuse, destinée à un public bien informé; elle traite d'un large éventail de questions sociales et politiques, parmi lesquelles la xénophobie, l'immigration et les réfugiés.

A. Le reportage sur les blousons verts

10. Le 31 mai 1985, le journal Information publia un article rendant compte des attitudes racistes de membres d'un groupe de jeunes, s'appelant eux-mêmes "les blousons verts" (grønjakkerne), à Østerbro (Copenhague). A la lecture de cet article, les rédacteurs du magazine d'actualités dominical décidèrent de produire un documentaire sur les blousons verts. Le requérant prit par la suite contact avec des représentants de ceux-ci, invitant trois des leurs, ainsi que M. Per Axholt, travailleur social au centre local de la jeunesse, à participer à un entretien télévisé. Au cours de celui-ci, qui fut conduit par le requérant, les trois blousons verts s'exprimèrent de manière injurieuse et méprisante à l'égard des immigrés et des groupes ethniques établis au Danemark. L'entretien dura de cinq à six heures, ce qui a donné un enregistrement sur bande de deux heures à deux heures et demie. Danmarks Radio versa des appointements aux participants, conformément à sa pratique habituelle.

11. Le requérant mit alors l'entretien en forme et procéda à des coupures pour le ramener à un film de quelques minutes. Le 21 juillet 1985, Danmarks Radio diffusa celui-ci dans le cadre du magazine d'actualités dominical. L'émission traita de divers sujets, par exemple la loi martiale en Afrique du Sud, le débat sur la participation aux bénéfices au Danemark et l'écrivain allemand Heinrich Böll, qui venait de mourir. La transcription du reportage sur les blousons verts est la suivante [(I): le présentateur de la télévision; (A): le requérant; (G): l'un ou l'autre des trois blousons verts]:

(I) "Au cours des dernières années, on a beaucoup parlé du racisme au Danemark. Les journaux publient actuellement des récits au sujet de la défiance et du ressentiment à l'égard des minorités. Qui sont-ils, ceux qui haïssent les minorités? D'où viennent-ils? Quelle est leur mentalité? M. Jens Olaf Jersild a rencontré un groupe de jeunes extrémistes à Østerbro, à Copenhague.

(A) Le drapeau fiché dans le mur est celui des Etats sudistes à l'époque de la guerre civile américaine, mais aujourd'hui il est également le symbole du racisme, celui du mouvement américain, le Ku Klux Klan, et il est révélateur de ce que sont Lille Steen, Henrik et Nisse.

Es-tu un raciste?

(G) Oui, je me considère comme tel. C'est bien d'être raciste. Pour nous, le Danemark aux Danois.

(A) Henrik, Lille Steen et tous les autres sont membres d'un groupe de jeunes gens qui vivent à Studsgårdsgade, dénommé STUDSEN, à Østerbro (Copenhague). C'est un complexe de logements sociaux dont un grand nombre des habitants sont au chômage et vivent de la sécurité sociale; le taux de délinquance est élevé. Certains des jeunes gens de ce voisinage ont déjà été impliqués dans des activités délictueuses et ont déjà été condamnés.

(G) Il s'agissait d'un vol à main armée ordinaire dans une station d'essence.

(A) Qu'as-tu fait?

(G) Rien. Je me suis simplement pointé dans une station d'essence avec un ... pistolet et les ai obligés à me donner de l'argent. Ensuite je me suis tiré. C'est tout.

(A) Et, en ce qui te concerne, qu'est-il arrivé?

(G) Je n'ai pas envie d'en dire plus.

(A) Mais, y a-t-il eu de la violence?

(G) Oui.

(A) Tu viens juste de sortir de ... tu as été arrêté, pourquoi as-tu été arrêté?

(G) Violence dans la rue.

(A) Qu'est-il arrivé?

(G) J'ai eu une petite bagarre avec la police en compagnie de quelques amis.

(A) Cela arrive-t-il souvent?

(G) Oui, par ici cela arrive souvent.

(A) En tout, de 20 à 25 jeunes gens de STUDSEN font partie du même groupe.

Ils se rencontrent non loin de la zone des logements sociaux près de quelques vieilles maisons qui doivent être abattues. Là, ils se rencontrent pour réaffirmer notamment leurs convictions racistes, leur haine des immigrés et leur soutien au Ku Klux Klan.

(G) Le Ku Klux Klan, c'est quelque chose qui vient des Etats [-Unis] autrefois pendant - tu sais - la guerre civile et des choses comme ça, parce que les Etats nordistes voulaient que les nègres soient des êtres humains libres, mon pote, ce ne sont pas des êtres humains, ce sont des bêtes, juste, ça a tout à fait mal tourné, mon pote. Les gens devraient être autorisés à avoir des esclaves, c'est ce que je pense en tout cas.

(A) Parce que les Noirs ne sont pas des êtres humains?

(G) Non, tu peux également le voir à la structure de leur corps, mon pote, de gros nez écrasés, avec des oreilles en chou-fleur, etc., mon pote. De larges têtes et de très larges corps, mon pote, poilus, tu regardes un gorille et tu compares avec un singe, mon pote, c'est le même [comportement], mon pote, ce sont les mêmes mouvements, de longs bras, mon pote, de longs doigts, etc., de longs pieds.

(A) Beaucoup de gens parlent autrement. Il y a beaucoup de gens qui disent, mais ...

(G) Prends simplement un gorille en photo, mon pote, et regarde ensuite un nègre, c'est la même structure physique et tout, mon pote, un front plat et tout est comme ça.

(A) Il y a de nombreux Noirs, aux Etats-Unis par exemple, qui ont des jobs importants.

(G) Naturellement, il y en a toujours un qui veut faire de l'épate, comme s'ils étaient mieux que l'homme blanc, mais, à la longue, c'est l'homme blanc qui est meilleur.

(A) Que signifie le Ku Klux Klan pour toi?

(G) Cela signifie beaucoup, parce que je pense que ce qu'ils font est juste. Un nègre, c'est pas un être humain, c'est une bête, et c'est pareil pour tous les autres travailleurs étrangers, les Turcs, les Yougoslaves et compagnie.

(A) Henrik a 19 ans et il vit de la sécurité sociale. Il habite une pièce louée au Studsgårdsgade. Il est un des partisans les plus acharnés du Klan, et il hait les travailleurs étrangers, les 'Perkere' [un terme danois très péjoratif désignant les travailleurs immigrés].

(G) Ils arrivent ici, mon pote, et vivent aux crochets de notre société. Mais nous, on a déjà suffisamment de mal à recevoir nos prestations sociales, mon pote, eux ils les ont tout de suite. Merde, nous pouvons nous quereller avec ces crétins du bureau de la sécurité sociale pour avoir notre argent, mais eux ils le reçoivent tout de suite, ils sont les premiers sur la liste des logements, ils reçoivent de meilleurs appartements que nous, mon pote, et certains de nos amis qui ont des enfants vivent dans les pires taudis, mon pote, ils ne peuvent même pas avoir de douche dans leur appartement, mon pote, alors ces familles 'Perkere', mon pote, elles débarquent avec sept mômes, mon pote, et obtiennent un appartement cher, tout de suite. Tout leur est payé et des choses comme ça, c'est vraiment pas normal, le Danemark aux Danois, non?

C'est le fait qu'ils sont des 'Perkere', c'est ça ce que nous on n'aime pas, d'accord, et nous on n'aime pas leur mentalité - je veux dire, on s'en fout bien qu'ils, je veux dire ... ce qui s'appelle ... je veux dire que s'ils veulent parler russe chez eux, bien, d'accord, mais ce que nous on n'aime pas, c'est quand ils se promènent dans ces frusques Zimbabwe et baragouinent ensuite dans la rue, et si tu leur demandes quelque chose ou si tu vas dans un de leurs taxis, ils te disent: je ne sais pas où c'est, et c'est toi qui les renseignes.

(A) Est-ce que ce n'est pas peut-être que tu les jalouses un petit peu parce que certains des 'Perkere' comme tu les appelles, ont leurs propres magasins et voitures, ils peuvent joindre les deux bouts ...

(G) C'est de la drogue qu'ils vendent, mon pote, la moitié des gens en prison à 'Vestre' y est à cause de la drogue, mon pote, la moitié des prisonniers de Vestre en tout cas, ce sont des gens qui sont en tôle parce qu'ils se sont occupés de drogue ou quelque chose de ce genre.

Ils y sont, tous les 'Perkere', à cause de la drogue, d'accord. [Ça] suffit, comme on dit, il ne devrait pas y avoir de la drogue dans ce pays, mais si elle doit vraiment entrer en contrebande ici, je pense que c'est à nous à le faire, je veux dire que pour moi c'est injuste que ces étrangers s'amènent ici pour ... comment ça s'appelle ... rendre le Danemark plus esclave de la drogue et des choses comme ça.

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