Cour européenne des droits de l'homme9 décembre 1994
Requête n°10/1993/405/483
Les saints monastères c. Grèce
En l'affaire Les saints monastères c. Grèce*,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A**, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
B. Walsh,
A. Spielmann,
N. Valticos,
Mme E. Palm,
MM. I. Foighel,
A.N. Loizou,
A.B. Baka,
L. Wildhaber,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 janvier, 24 mars, 24 août et 21 novembre 1994,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
* L'affaire porte le n° 10/1993/405/483-484. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 7 avril 1993, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouvent deux requêtes (nos 13092/87 et 13984/88) dirigées contre la République hellénique et dont huit monastères orthodoxes de cet Etat, Ano Xenia, Ossios Loucas, Aghia Lavra Kalavryton, Metamorphossis Sotiros, Assomaton Petraki, Chryssoleontissa Eginis, Phlamourion Volou et Mega Spileo Kalavryton, avaient saisi la Commission les 16 juillet 1987 et 15 mai 1988 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration grecque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d' obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 6, 9, 11, 13 et 14 (art. 6, art. 9, art. 11, art. 13, art. 14) de la Convention et 1 du Protocole n° 1 (P1-1).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, les monastères requérants ont manifesté le désir de participer à l'instance et désigné leurs conseils (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. N. Valticos, juge élu de nationalité grecque (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 23 avril 1993, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. B. Walsh, R. Macdonald, A. Spielmann, I. Foighel, A.N. Loizou, A.B. Baka et L. Wildhaber, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43). Par la suite, Mme E. Palm, suppléante, a remplacé M. Macdonald, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement A).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement grec ("le Gouvernement"), les conseils des monastères requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du Gouvernement le 11 octobre 1993 et celui des monastères requérants le 23 novembre. A cette dernière date, le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait en plaidoirie.
5. Ainsi qu'en avait décidé le président, l'audience s'est déroulée en public le 26 janvier 1994, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. P. Georgakopoulos, assesseur au délégué de Conseil juridique de l'Etat,
l'agent, Mme K. Grigoriou, auditeur au Conseil juridique de l'Etat,
conseil;
- pour la Commission
M. J.-C. Geus,
délégué;
- pour les monastères requérants
Me P. Bernitsas, avocat, Me D. Mirasyesi, avocat,
conseils.
La Cour les a entendus en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
A. Le contexte historique général
1. La formation du patrimoine monastique
6. Fondés entre le IXe et le XIIIe siècle de notre ère, les monastères requérants accumulèrent un patrimoine considérable, notamment grâce à des donations antérieures à la création de l'Etat grec en 1829, dont une grande partie fut expropriée lors des premières années de l'existence dudit Etat. De plus, ils en offrirent eux-mêmes des pans entiers à ce dernier ou à des personnes ne possédant pas de terres. A l'époque de l'Empire byzantin et de l'Empire ottoman, les monastères et, d'une manière générale, les institutions religieuses étaient pratiquement les seuls à assumer des fonctions sociales, culturelles et éducatives importantes; même pendant le XIXe siècle, après la création de l'Etat grec moderne, ils remplissaient encore certaines de ces fonctions.
L'Etat ne contesta jamais leurs droits de propriété. Les monastères invoquèrent toujours l'usucapion comme moyen subsidiaire de les établir, surtout lorsque les titres de propriété byzantins ou ottomans faisaient défaut ou avaient été détruits. A plusieurs occasions, l'Etat publia au Journal officiel des décrets reconnaissant ces mêmes droits (décrets des 25 janvier, 28 et 31 mars, 14 juin, 4 et 18 août 1933, etc.).
7. Outre le patrimoine amassé ainsi au fil des siècles, les monastères acquirent, plus récemment, de nombreux terrains et bâtiments par voie de donation, de succession ou d'achat.
8. La loi n° 4684/1930 classait leurs biens fonciers en deux catégories: patrimoine "à liquider" (ekpiitea perioussia) et patrimoine "à conserver" (diatiritea perioussia).
Entraient dans la seconde ceux que l'on jugeait nécessaires pour les besoins d'un monastère déterminé, eu égard notamment à ses effectifs et à sa valeur historique de lieu de pèlerinage, et dont la liste figurait chaque fois dans un décret adopté sur proposition du ministre de l'Education et des Cultes. L'administration du patrimoine à conserver incombait aux saints monastères; elle se trouvait régie par un décret du 5 mars 1932. Il prévoyait entre autres que les recettes provenant de cette gestion devaient servir au comblement du déficit des monastères, à la réparation et à l'entretien des bâtiments, ainsi qu'à des contributions à des fins éducatives et caritatives.
L'administration du patrimoine à liquider, elle, était confiée à l'Office d'administration des biens de l'Eglise (Organismos diikissis ekklissiastikis perioussias).
9. La Constitution de 1952 autorisait le gouvernement à procéder, dans un délai de trois ans à compter de son entrée en vigueur, à des expropriations de terres au profit des agriculteurs et éleveurs démunis. En exécution de cette clause transitoire (article 104), l'Eglise orthodoxe de Grèce et l'Etat conclurent un accord que le second ratifia par un décret (n° 2185) du 8 octobre 1952 dont l'article 36 par. 5 précisait en substance que l'Etat renonçait désormais à se prévaloir des droits dérivant de l'article 104 de la Constitution et concernant l'expropriation ou le bail obligatoire de la propriété de l'Eglise.
Aux termes de l'accord, qui portait sur "le rachat par l'Etat des terrains de l'Eglise orthodoxe de Grèce aux fins de la réintégration d'agriculteurs et éleveurs démunis", l'Eglise et les monastères céderaient à l'Etat les quatre cinquièmes de leurs terres agricoles et les deux tiers de leurs pâturages et recevraient en contrepartie un tiers de la valeur réelle de ces biens. Figuraient en annexe des listes indiquant la nature, la situation et la superficie des terrains vendus de la sorte à l'Etat ou au contraire conservés par les monastères. D'après l'article 8 a), échappaient à l'application de l'accord les terres agricoles et pâturages relevant du "patrimoine à conserver" des monastères Aghia Lavra et Mega Spileo Kalavryton.
2. L'Office d'administration des biens de l'Eglise
10. Institué par la loi n° 4684/1930, l'Office d'administration des biens de l'Eglise ("l'ODEP"), personne morale de droit public soumise à la tutelle du ministre de l'Education et des Cultes, a remplacé le Fonds ecclésiastique général qui existait depuis 1909.
L'article 7 lui attribuait la gestion et l'administration de tout le patrimoine mobilier et immobilier des saints monastères, duquel fut soustrait après un certain temps le patrimoine à conserver.
Le but de l'ODEP consistait, selon l'article 2, à 1) liquider le patrimoine monastique, 2) administrer et gérer le patrimoine ecclésiastique autre que celui des églises et 3) exploiter les revenus.
11. L'ODEP était dirigé par un conseil d'administration où siégeaient à l'origine l'archevêque d'Athènes, deux hauts dignitaires de l'Eglise, un conseiller d'Etat, un conseiller juridique, le directeur du Trésor public, un représentant de la Banque de Grèce et un représentant d'une banque commerciale. Le décret n° 2631/1953 réduisit le nombre des membres à sept, dont trois laïcs nommés par le ministre de l'Education et des Cultes. Un règlement de 1981, toujours en vigueur, a porté à quatre l'effectif des laïcs.
Selon son article 12, les recettes de l'ODEP doivent concourir à l'oeuvre de l'Eglise, notamment par le financement de manifestations d'ordre missionnaire et éducatif et par la rémunération de certains membres du clergé.
3. Le statut juridique de l'Eglise orthodoxe de Grèce et des saints monastères
12. Les liens qui unissent la nation hellénique - et plus tard l'Etat grec - à l'Eglise orthodoxe remontent à plusieurs siècles. L'interdépendance de l'Etat et de l'Eglise apparaissait déjà dans la réorganisation administrative de cette dernière, qui avait suivi la restructuration de l'Etat byzantin.
Le rôle historique de l'Eglise gagna en importance après l'effondrement de l'Empire byzantin. Le patriarche oecuménique de Constantinople fut reconnu comme millet basi, à la fois chef spirituel et responsable, envers la Sublime Porte, de la communauté orthodoxe, laquelle s'intégrait aux rouages administratifs de l'Empire ottoman par l'intermédiaire de l'Eglise.
13. Proclamée "autocéphale" par un décret royal du 23 juillet 1833, l'Eglise orthodoxe de Grèce se vit en même temps doter de sa première charte statutaire, imprégnée d'un esprit étatique très prononcé; elle ne maintenait son autonomie à l'égard de l'Etat qu'en matière de dogme.
L'article 3 de la Constitution du 11 juin 1975, par sa double référence au Tome patriarcal de 1850 et à l'Acte synodique de 1928, d'une part, et au saint-synode de la hiérarchie ("synode des métropolites en exercice") en tant qu'autorité ecclésiastique suprême, d'autre part, manifeste la volonté de rompre avec la vieille tradition étatique. Toutefois, l'autonomie ecclésiale ainsi proclamée trouve ses limites dans le fait que l'Eglise orthodoxe de Grèce est celle de la "religion dominante" et qu'elle incarne la religion de l'Etat lui-même.
14. La loi des 27/31 mai 1977 (loi n° 590/1977) relative à la "Charte statutaire de l'Eglise de Grèce" consacre aussi un rapport d'interdépendance entre l'Eglise et l'Etat.
L'article 1 par. 4 attribue à l'Eglise, ainsi qu'à un certain nombre de ses institutions dont les monastères, la personnalité morale de droit public "en ce qui concerne leurs rapports juridiques".
Selon l'article 2, l'Eglise collabore avec l'Etat dans les domaines d'intérêt commun, tels l'éducation chrétienne de la jeunesse, la mise en valeur de l'institution du mariage et de la famille, les soins à apporter à ceux qui ont besoin de protection, ainsi que la sauvegarde des reliques sacrées et des monuments ecclésiastiques. Une présence plus marquée de l'Eglise dans la vie publique se traduit par la participation du ministre de l'Education et des Cultes aux séances consacrées à l'élection de l'archevêque d'Athènes et par celle des autorités ecclésiales à toutes les manifestations officielles de l'Etat.
Les dispositions relatives aux finances et au personnel de l'Eglise témoignent encore plus de cette interdépendance. Sur le premier point, la loi prévoit que l'Etat contribue aux dépenses de l'Eglise (article 46 par. 1), que les modalités d'administration et de gestion des ressources de l'Eglise sont déterminées par décision du saint-synode permanent, approuvée par le saint-synode de la hiérarchie (article 46 par. 2), et que les actes de gestion sont placés sous le contrôle financier de l'Etat (article 46 par. 4). Quant au second point, les textes applicables aux fonctionnaires valent aussi, par analogie, pour le personnel des personnes morales ecclésiales de droit public.
15. L'article 39 par. 1 de la loi qualifie les saints monastères d'institutions religieuses d'ascétisme dont les occupants vivent selon les principes monastiques, les règles sacrées de l'ascétisme et les traditions de l'Eglise orthodoxe du Christ. Les saints monastères relèvent de la tutelle spirituelle de l'archevêque du lieu où ils se trouvent situés (article 39 par. 2). L'organisation et la promotion de la vie spirituelle à l'intérieur de ceux-ci, ainsi que leur administration incombent au conseil monastique et obéissent aux règles sacrées et aux traditions monacales (article 39 par. 4).
Les saints monastères constituent des personnes morales de droit public (article 1 par. 4). Leur établissement, leur fusion et leur dissolution s'opèrent au moyen d'un décret présidentiel, adopté sur proposition du ministre de l'Education et des Cultes, après avis de l'archevêque du lieu où ils se trouvent et avec l'approbation du saint-synode permanent (article 39 par. 3).
Les décisions du conseil monastique revêtent un caractère préparatoire: elles n'entrent en vigueur qu'une fois ratifiées par l'autorité ecclésiastique supérieure. Seuls les actes de cette dernière peuvent faire l'objet d'un recours en annulation.
Autorité ecclésiastique suprême, le saint-synode de la hiérarchie a compétence pour réglementer l'organisation et l'administration internes de l'Eglise et des monastères; il surveille les actes du saint-synode permanent, des archevêques et des autres personnes morales ecclésiastiques, dont les monastères (article 4 e) et g)), à l'égard desquels l'Etat n'exerce aucun pouvoir de contrôle. Les personnes morales ecclésiastiques qui forment l'Eglise de Grèce, au sens large, constituent une entité distincte de l'administration et jouissent d'une autonomie complète.