Jurisprudence : Cass. soc., Conclusions, 28-06-2023, n° 22-14.834

Cass. soc., Conclusions, 28-06-2023, n° 22-14.834

A84542RK

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Cass. soc., Conclusions, 28-06-2023, n° 22-14.834. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/105409027-cass-soc-conclusions-28062023-n-2214834
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AVIS DE M. GAMBERT, AVOCAT GÉNÉRAL

Arrêt n° 760 du 28 juin 2023 – Chambre sociale Pourvoi n° 22-14.834 Décision attaquée : Cour d'appel de Toulouse du 18 février 2022 M. [H] [C] C/ La société Intel corporation _________________

Avis commun aux pourvois n° D 22-14.834, E 22-14.835, F 22-14.836, H 22-14.837, G 22-14.838, J 22-14.839, K 22-14.840, M 22-14.841, P 22-14.843, Q 22-14.844, R 2214.845, S 22-14.846, T 22-14.847, U 22-14. 848 et V 22-14.849, joints par ordonnance du 19 mai 2022.

Faits et procédure Le groupe international Intel possédait deux sociétés en France, la société Intel Mobile Communication (IMC) et la société Intel Corporation. Courant juin 2016, le groupe Intel a annoncé une réorganisation mondiale de ses activités qui devait entraîner la fermeture des sites de Toulouse, Sophia-Antipolis et Nantes entraînant la suppression de 750 emplois. Un plan de sauvegarde de l'emploi a donc été mis en œuvre au sein de ces deux sociétés.

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Parallèlement, afin de limiter l'impact de cette réorganisation sur l'emploi, la société a entamé des démarches pour trouver des repreneurs qui ont abouti à une reprise partielle portant sur l'activité « Recherche et Développement des logiciels embarqués » par le groupe Renault. En pratique, pour réaliser cette cession, Intel a créé la société 843 Corporation dite NEWCO, à laquelle les sociétés Intel Corporation et IMC ont apporté les actifs concernant le périmètre d'activité « Recherche et Développement des logiciels embarqués », puis a cédé la société NEWCO au groupe Renault SAS. Cette opération a conduit à la reprise de 460 salariés. Elle a été effective le 30 juin 2017, date du transfert des contrats de travail des salariés à Renault. La société IMC a été absorbée par la société Intel Corporation le 1er septembre 2018. MM. [C], [W], [M], [K], [T], [U], [Z], [S], [L], [Y], [F], [N], [D] et [X] qui faisaient partie des salariés compris dans le périmètre d'activité repris par Renault étaient opposés à ce transfert. Ils ont saisi la juridiction prud'homale pour contester l'application de l'article L. 1224-1 du code du travail et obtenir la condamnation de leur employeur à leur payer diverses sommes liées à la rupture injustifiée de leur contrat de travail ainsi que des dommagesintérêts en réparation du préjudice résultant de la perte d'une prime projet et d'actions gratuites. Par jugements du 14 octobre 2019, le conseil de prud'hommes a débouté les salariés de toutes leurs demandes. Les salariés ont interjeté appel par déclaration du 21 novembre 2019. Par arrêts du 18 février 2022, la cour d'appel de Toulouse a confirmé les jugements en toutes leurs dispositions (sauf en ce qui concerne M. [C] : la cour d'appel a confirmé le jugement sauf en ce qu'il a débouté M. [C] de sa demande de rappel de salaire au titre de la prime de projet et de sa demande aux fins de délivrance d'un bulletin de salaire rectifié). Les salariés ont formé un pourvoi le 14 avril 2022. Par ordonnance du 19 mai 2022, les pourvois ont été joints.

Pourvois Le pourvoi principal développe deux moyens : - le premier, divisé en sept branches, soutient que l'article L.1224-1 du code du travail n'était pas applicable en l'espèce, - le second conclue à la cassation par voie de conséquence des dispositions ayant débouté les salariés de leurs demandes de dommages intérêts au titre des RSU. Le pourvoi incident éventuel, dans un moyen unique divisé en trois branches, soutient que la déclaration d'appel formalisée par les salariés, qui ne contenait pas les chefs du jugement critiqué, n'avait pas d'effet dévolutif.

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Monsieur le rapporteur propose un rejet non spécialement motivé des deuxième à septième branches du premier moyen du pourvoi principal des salariés tout à fait justifié. Le présent avis portera sur la première branche du premier moyen principal et sur le moyen du pourvoi incident.

Discussion 1 - Sur le premier moyen du pourvoi principal des salariés La question posée porte sur la définition de la notion d'entité économique autonome. Selon le pourvoi lorsque l'activité transférée regroupe une partie des activités de plusieurs personnes morales appartenant à un même groupe, l'agrégat ou l'addition de parties de l'activité de différentes entreprises ne pourrait pas constituer une entité économique autonome. Les textes - L'article L. 1224-1 du code du travail dispose : « Lorsque survient une modification dans la situation juridique de l'employeur, notamment par succession, vente, fusion, transformation du fonds, mise en société de l'entreprise, tous les contrats de travail en cours au jour de la modification subsistent entre le nouvel employeur et le personnel de l'entreprise. » S'il est vrai que cet article emploie le singulier, parlant de l'entreprise et de l'employeur, il s'agit manifestement ici d'un singulier générique. - La directive 2001/23/CE, du Conseil de l'UE, du 12 mars 2001 concernant le rapprochement des législations des États membres relatives au maintien des droits des travailleurs en cas de transfert d'entreprises, d'établissements ou de parties d'entreprises ou d'établissements prévoit : « CHAPITRE I - Champ d'application et définitions Article premier 1. a) La présente directive est applicable à tout transfert d'entreprise, d'établissement ou de partie d'entreprise ou d'établissement à un autre employeur résultant d'une cession conventionnelle ou d'une fusion. b) Sous réserve du point a) et des dispositions suivantes du présent article, est considéré comme transfert, au sens de la présente directive, celui d'une entité économique maintenant son identité, entendue comme un ensemble organisé de moyens, en vue de la poursuite d'une activité économique, que celle-ci soit essentielle ou accessoire. (...) Article 2 1. Aux fins de la présente directive, on entend par : a) « cédant » : toute personne physique ou morale qui, du fait d'un transfert au sens de l'article 1er, paragraphe 1, perd la qualité d'employeur à l'égard de l'entreprise, de l'établissement ou de la partie d'entreprise ou d'établissement ; ».

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Les termes de la directive sont clairs, c'est l'existence d'une entité économique qui sert de critère pour définir l'entreprise.

La jurisprudence Au préalable, il convient de rappeler que l'article L.1224-1 du code du travail est un texte d'ordre public et que le refus par le salarié du changement d'employeur n'est pas admis : « le changement d'employeur résultant de plein droit du transfert d'une entité économique autonome s'impose tant aux employeurs successifs qu'aux salariés concernés » (Soc. 03-41.713). A la lumière des directives communautaires, la chambre sociale juge que l'article L.1224-1 s'applique en cas de transfert d'une entité économique autonome dont l'activité est poursuivie ou reprise. Elle définit l'entité économique autonome comme un ensemble organisé de personnes et d'éléments corporels ou incorporels permettant l'exercice d'une activité économique qui poursuit un objectif propre et précise que le transfert d'une telle entité se réalise si des moyens corporels ou incorporels significatifs et nécessaires à l'exploitation de l'entité sont repris, directement ou indirectement, par un nouvel exploitant (Soc.23/06/2021, n° 18-24.597). Par voie de conséquence, d'une part le transfert des contrats de travail prévu par l'article L. 1224-1 du code du travail s'applique en cas de transfert d'une partie des activités de l'entreprise ; d'autre part, au regard de cette définition, l'entité économique autonome peut revêtir un caractère composite puisqu'elle s'entend d'un ensemble organisé de personnes et d'éléments corporels et incorporels permettant l'exercice d'une activité économique qui poursuit un objectif propre. A travers sa jurisprudence, dont le rapport donne de nombreuses références, votre chambre a dégagé les critères qui permettent d'identifier l'existence d'une entité économique, l'identité de cet ensemble, son étendue, sa consistance permettant la poursuite effective de l'activité. L'appréciation du respect de ces différents critères revêt un caractère factuel et ressort du pouvoir souverain des juges du fond. Question : en cas de transfert d'une activité constituée par l'agrégation de différents moyens disséminés dans des entreprises distinctes appartenant à un même groupe, le nouvel ensemble ainsi constitué peut-il former une entité économique autonome ou faut-il que l'entité économique autonome ne soit issue que d'une seule entreprise ? La chambre sociale a approuvé une cour d'appel ayant retenu l'application de l'article L. 1224-1 dans une situation où l'entité autonome transférée était constituée tant par le personnel, employé par une association, que par le matériel, appartenant à une autre personne morale, elle a souligné à cette occasion que : « l'existence d'une entité économique autonome est indépendante des règles d'organisation, de fonctionnement et de gestion du service exerçant une activité économique » (Soc. 27/05/2009, n° 0840.393). De même, elle a aussi jugé que les règles de l'article L. 1224-1 étaient applicables au transfert de services communs à plusieurs sociétés formant une unité économique et sociale : (Soc. 26 mai 2004, n° 02-17.642)

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La directive 2001/23/CE ne donne aucune définition de la notion d'entreprise mais comme il est indiqué dans le rapport, la CJUE privilégie l'activité économique sur le statut juridique de la personne morale qui exerce cette activité. Statuant en matière de droit de la concurrence, la Cour de justice a énoncé que la notion d'entreprise s'applique à l'unité économique que forment une société mère et sa filiale : « 140. (...) la séparation formelle entre ces sociétés, résultant de leur personnalité juridique distincte, ne pourrait s'opposer à l'unité de leur comportement sur le marché aux fins de l'application des règles de la concurrence » (CJCE, 14 juillet 1972, n°48/69). L'entreprise est une organisation qui regroupe des moyens humains, des moyens techniques et des moyens financiers pour assurer une activité économique. Il est tout à fait fréquent qu'une branche d'activité soit transversale, voire éclatée au sein d'un groupe et qu'un ensemble de moyens dispersés entre différentes filiales et autant de personnes morales poursuive un objectif déterminé. Au titre de la liberté d'entreprendre et dans le cadre de son pouvoir de direction, l'employeur dispose de prérogatives propres qui lui permettent d'aménager ou de transformer l'organisation des activités au sein du groupe dans les limites fixées par la loi. Les dirigeants peuvent décider de réunir les moyens consacrés à une activité spécifique dans un seul ensemble. Théoriquement, l'ensemble organisé de personnes et d'éléments corporels et incorporels permettant l'exercice d'une activité économique et poursuivant un objectif propre peut donc être issu de l'addition de plusieurs parties d'entreprises distinctes, dès lors bien entendu que les critères d'identification d'une entité économique autonome sont réunis. Exclure une telle possibilité priverait les salariés concernés du transfert et du maintien de leur contrat de travail et serait contraire au sens de l'article L.1224-1 du code du travail qui est un texte d'ordre public. Si la chambre sociale contrôle la qualification de la notion d'entité économique autonome et de la notion de transfert d'une telle entité (Soc.25/09/ 2019, n° 18-14.398) ainsi que les conséquences légales que les juges du fond tirent de leurs constatations et apprécient si ses constatations sont suffisantes pour appliquer l'article L.1224-1, en revanche la preuve de l'existence du transfert des éléments corporels et incorporels relève de l'appréciation souveraine des juges du fond des éléments de fait qui leur sont soumis (Soc. 19/01/ 2017, n°15-20.223). Au cas présent, en retenant que : « que le fait que l'activité transférée provienne de deux entreprises juridiquement distinctes, mais faisant partie d'un même groupe de sociétés, ne fait pas obstacle par principe à l'application des dispositions de l'article L.1224-1 du code du travail. », l'arrêt attaqué a caractérisé les conditions d'application de l'article L.1224-1. Je conclus au rejet du premier moyen du pourvoi principal.

2- Sur le moyen du pourvoi incident La société Intel soutient que l'appel interjeté était irrecevable en raison d'une déclaration irrégulière empêchant l'acte d'appel de produire tout effet dévolutif. Il est exact que sur le fondement de l'article 901 du code de procédure civile, dans sa rédaction applicable au litige, la deuxième chambre civile jugeait que la déclaration

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d'appel, dans laquelle devait figurer l'énonciation des chefs critiqués du jugement, était un acte de procédure se suffisant à lui seul opérant la dévolution et qu'il n'y avait pas lieu de le compléter par un autre document sauf en cas d'empêchement d'ordre technique. Cet article 901 a été modifié par le décret n°2022-245 du 25 février 2022. Il prévoit désormais : « La déclaration d'appel est faite par acte, comportant le cas échéant une annexe, contenant, outre les mentions prescrites par les 2° et 3° de l'article 54 et par le cinquième alinéa de l'article 57, et à peine de nullité : 1° La constitution de l'avocat de l'appelant ; 2° L'indication de la décision attaquée ; 3° L'indication de la cour devant laquelle l'appel est porté ; 4° Les chefs du jugement expressément critiqués auxquels l'appel est limité, sauf si l'appel tend à l'annulation du jugement ou si l'objet du litige est indivisible. Elle est signée par l'avocat constitué. Elle est accompagnée d'une copie de la décision. Elle est remise au greffe et vaut demande d'inscription au rôle. » En application de ce texte, la deuxième chambre civile retient dorénavant qu'« une déclaration d'appel à laquelle est jointe une annexe comportant les chefs de dispositif du jugement critiqués constitue l'acte d'appel conforme aux exigences de l'article 901 du code de procédure civile, dans sa nouvelle rédaction, même en l'absence d'empêchement technique ». La nouvelle rédaction de l'article 901 répond aux arguments qui reprochait au texte antérieur une restriction illégitime du droit d'appel par un formalisme qui n'était justifié que pour des raisons d'ordre technique. Dans notre cas d'espèce, les appels ont été formés par une déclaration électronique du 21 novembre 2019 via le RPVA. Cette déclaration d'appel mentionnait expressément : « appel limité aux chefs de jugement expressément critiqués dans le document joint » lequel était un fichier numérique au format PDF qui détaillait l'ensemble des chefs du jugement détaillés. Il ressort de ces constatations que les chefs critiqués du jugement ne figuraient pas dans le formulaire de déclaration d'appel lui-même mais dans un document annexé. Par ailleurs, l'instance d'appel ayant pris fin avec l'arrêt rendu le 18 février 2022, l'article 901 dans sa rédaction issue du décret du 25 février 2022 n'est pas applicable. Pour autant, dans la mesure où la cour d'appel a interprété l'article 901 à la lumière des exigences du droit d'accès au juge reconnu par l'article 6 §1 de la Convention Européenne des Droits de l'Homme et de son caractère effectif, soulignant que si ce droit pouvait être encadré pour une bonne administration de la justice il ne pouvait être conditionné par des considérations d'ordre technique contingentes à la version du système informatique utilisée à l'époque, la cour d'appel a justifié sa décision. Je conclus au rejet du pourvoi incident.

Avis de rejet

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