Cour européenne des droits de l'homme23 novembre 1993
Requête n°39/1992/384/462
Poitrimol c. France
En l'affaire Poitrimol c. France*,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
L.-E. Pettiti,
C. Russo,
S.K. Martens,
I. Foighel,
R. Pekkanen,
A.N. Loizou, Sir John Freeland, M. M.A. Lopes Rocha,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 mai et 26 octobre 1993,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
* L'affaire porte le n° 39/1992/384/462. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") puis par le gouvernement de la République française ("le Gouvernement"), les 26 octobre et 11 décembre 1992, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 14032/88) dirigée contre la France et dont un ressortissant de cet Etat, M. Bernard Poitrimol, avait saisi la Commission le 21 avril 1988 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement à l'article 48 (art. 48). Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 paras. 1 et 3 c) (art. 6-1, art. 6-3-c).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 30 octobre 1992, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. C. Russo, M. S.K. Martens, M. I. Foighel, M. R. Pekkanen, M. A.N. Loizou, Sir John Freeland et M. M.A. Lopes Rocha, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du Gouvernement, l'avocat du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 5 avril 1993 et celui du Gouvernement le 6. Le 7 mai 1993, le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait à l'audience.
5. Le 20 avril 1993, la Commission avait produit les pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
6. Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 26 mai 1993, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. B. Gain, sous-directeur des droits de l'homme à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères,
agent, Mlle M. Picard, magistrat détaché à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, M. A. Maron, conseiller à la cour d'appel de Versailles, Mme M. Ingall-Montagnier, magistrat détaché à la direction des affaires criminelles et des grâces du ministère de la Justice,
conseils;
- pour la Commission
M. A. Weitzel,
délégué;
- pour le requérant
Me A. Marti, avocat,
conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Gain, M. Weitzel et Me Marti.
EN FAIT
I. Les circonstances de la cause
7. En février 1973, Bernard Poitrimol épousa Catherine Bisserier. Deux enfants naquirent de leur union, les 23 janvier 1974 et 18 février 1975.
A. La procédure en divorce
8. Saisi par l'épouse du requérant, le tribunal de grande instance de Paris rendit, le 5 janvier 1982, un jugement de divorce aux torts exclusifs du mari; il confia la garde des enfants à la mère et accorda un droit de visite et d'hébergement au père.
9. La cour d'appel de Paris réforma partiellement cette décision le 20 février 1984: elle prononça le divorce aux torts partagés des époux et maintint les autres dispositions, après avoir pris connaissance d'un rapport d'enquête sociale relatif aux conditions de vie des enfants avec leur mère.
10. Le requérant ne se pourvut pas en cassation, mais déposa plainte contre son ex-épouse pour faux et usage de faux commis dans le cadre de la procédure en divorce. Le 7 juillet 1988, la cour d'appel de Paris condamna Mme Bisserier à une amende de 10 000 francs français (f) pour avoir produit quatre fausses attestations de ses employeurs.
11. En septembre 1984, à l'occasion de l'exercice de son droit de visite, le requérant avait quitté le territoire français et emmené ses deux enfants en Turquie.
12. M. Poitrimol demanda au juge aux affaires matrimoniales de Marseille, lieu du nouveau domicile de son ex-épouse, de lui attribuer la garde des enfants. Le 24 octobre 1985, ce magistrat la confia aux deux parents conjointement, avec obligation pour le père de revenir au moins momentanément en France, dans les trois mois, aux fins d'une audition des enfants. S'il ne respectait pas le délai imparti, et sauf cas de force majeure, la garde serait laissée exclusivement à la mère.
B. La procédure pour non-représentation d'enfants
13. Le 8 octobre 1984, Mme Bisserier porta plainte pour non-représentation d'enfants.
1. Devant le tribunal correctionnel de Marseille
14. Le 19 décembre 1985, le juge d'instruction renvoya le requérant devant le tribunal correctionnel de cette ville.
15. M. Poitrimol ne rentra pas en France, mais sollicita le bénéfice de l'article 411 du code de procédure pénale (paragraphe 23 ci-dessous). Le tribunal le lui ayant accordé, il se fit représenter, à l'audience du 3 mars 1986, par deux avocats. Ils déposèrent des conclusions tendant à l'audition de leur client et de ses enfants par commission rogatoire et, subsidiairement, à sa relaxe. D'après eux, il avait agi sous l'effet d'une contrainte morale irrésistible résultant des menaces qui pesaient sur la santé physique et sur l'équilibre psychologique de ses enfants, compte tenu du comportement de la mère et de ses amants.
16. Par un jugement contradictoire, le tribunal lui infligea le même jour un an d'emprisonnement et décerna un mandat d'arrêt à son encontre.
2. Devant la cour d'appel d'Aix-en-Provence
17. Le 5 mars 1986, M. Poitrimol interjeta appel par l'intermédiaire de ses avocats. Le ministère public en fit autant aussitôt après.
18. Convoqué pour l'audience du 10 septembre 1986, le requérant ne s'y rendit pas en personne. Son avocat, Me Schmerber, précisa que son client voulait être jugé en son absence, son conseil entendu; il présenta des conclusions similaires à celles formulées en première instance. Par un arrêt avant dire droit, la cour d'appel d'Aix-en-Provence renvoya l'examen de l'affaire au 4 février 1987 et ordonna, en vertu du troisième alinéa de l'article 411 du code de procédure pénale, la réassignation du prévenu, dont elle estimait nécessaire la comparution.
19. Le requérant ne se montra pas à l'audience. En revanche, Me Schmerber y assista. Il déposa des "conclusions d'incident" pour se voir adjuger celles du 10 septembre et être autorisé à représenter son client.
20. La cour d'appel prononça le 25 février 1987, en vertu de l'article 410 du code de procédure pénale (paragraphe 23 ci-dessous), un arrêt contradictoire repoussant cette dernière demande par les motifs suivants:
"Attendu que si le prévenu cité pour une infraction passible d'une peine d'emprisonnement, comme en l'espèce, inférieure à deux années, peut, par lettre adressée au président, demander à être jugé contradictoirement en son absence son conseil entendu, conformément aux alinéas 1 et 2 de l'article 411 du code de procédure pénale, il est toutefois de principe et il ressort du système général du code de procédure pénale qu'il s'agit d'une faculté qui ne s'applique pas aux prévenus qui, comme M. Poitrimol, font l'objet d'un mandat d'arrêt et sont en fuite et qui ne sont pas, dès lors, en droit de se faire représenter et de faire plaider pour eux (...);
Que, dans ces conditions, la cour décide d'examiner le fond de l'affaire sans que le prévenu Poitrimol Bernard puisse se faire représenter par Me Schmerber."
En outre, elle déclara irrecevables les conclusions du 10 septembre 1986 et confirma en tout point le jugement attaqué.
3. Devant la Cour de cassation
21. Par l'intermédiaire d'un avocat au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, le requérant forma un pourvoi contre cet arrêt. En substance, il plaida l'incompatibilité de l'article 411 susmentionné avec la Convention.
Le 21 décembre 1987, la Cour de cassation déclara le pourvoi irrecevable aux motifs que "le condamné qui n'a pas obéi à un mandat d'arrêt décerné contre lui n'est pas en droit de se faire représenter et de donner mandat pour se pourvoir en cassation contre la décision le condamnant".
22. M. Poitrimol présenta un recours en grâce, que le président de la République rejeta le 21 novembre 1989.
II. Le droit interne pertinent
23. Les principales dispositions du code de procédure pénale mentionnées en l'espèce sont les suivantes:
Article 410
"Le prévenu régulièrement cité à personne doit comparaître, à moins qu'il ne fournisse une excuse reconnue valable par la juridiction devant laquelle il est appelé. Le prévenu a la même obligation lorsqu'il est établi que, bien que même n'ayant pas été cité à personne, il a eu connaissance de la citation régulière le concernant dans les cas prévus par les articles 557, 558 et 560.
Si ces conditions sont remplies, le prévenu non comparant et non excusé est jugé contradictoirement."
La Cour de cassation estime ce texte compatible avec la Convention (16 décembre 1985, Beltikhine), mais il lui arrive de censurer un jugement ou arrêt qui n'a pas statué sur l'existence d'une excuse valable, invoquée par un prévenu (9 juin 1993, Grenier), ou constaté que celui-ci avait eu personnellement connaissance de la date d'audience (10 juin 1992, Tourtchaninoff).
Article 411
"Le prévenu cité pour une infraction passible d'une peine d'amende ou d'une peine d'emprisonnement inférieure à deux années peut, par lettre adressée au président et qui sera jointe au dossier de la procédure, demander à être jugé en son absence.
Dans ce cas, son défenseur est entendu.
Toutefois, si le tribunal estime nécessaire la comparution du prévenu en personne, il est procédé à la réassignation du prévenu, à la diligence du ministère public, pour une audience dont la date est fixée par le tribunal.
Le prévenu qui ne répondrait pas à cette invitation est jugé contradictoirement.
Il est également jugé contradictoirement dans le cas prévu par le premier alinéa du présent article."
D'après la jurisprudence de la Cour de cassation, lorsque le prévenu non comparant ni excusé est jugé contradictoirement, son défenseur ne saurait être entendu ni déposer de conclusions (chambre criminelle, 29 octobre 1970, Bulletin criminel (Bull.) n° 284; 5 mai 1970, Bull. n° 153).
La voie de l'opposition (articles 489 et 512, ci-dessous) n'est pas ouverte contre un jugement ou arrêt contradictoire ou réputé contradictoire.
Article 417
"Le prévenu qui comparaît a la faculté de se faire assister par un défenseur.
S'il n'a pas fait ce choix avant l'audience et s'il demande cependant à être assisté, le président en commet un d'office.
Le défenseur ne peut être choisi ou désigné que parmi les avocats inscrits à un barreau (...)
L'assistance d'un défenseur est obligatoire quand le prévenu est atteint d'une infirmité de nature à compromettre sa défense."
Article 489
"Le jugement par défaut est non avenu dans toutes ses dispositions si le prévenu forme opposition à son exécution.
(...)"
Article 512
"Les règles édictées pour le tribunal correctionnel sont applicables devant la cour d'appel (...)"
Article 576
"La déclaration de pourvoi doit être faite au greffier de la juridiction qui a rendu la décision attaquée.
Elle doit être signée par le greffier et par le demandeur en cassation lui-même ou par un avoué près la juridiction qui a statué, ou par un fondé de pouvoir spécial; dans ce dernier cas, le pouvoir est annexé à l'acte dressé par le greffier (...)
(...)"
Article 583
"Sont déclarés déchus de leur pourvoi les condamnés à une peine emportant privation de liberté pour une durée de plus de six mois, qui ne sont pas en état ou qui n'ont pas obtenu, de la juridiction qui a prononcé, dispense, avec ou sans caution, de se mettre en état.
L'acte de leur écrou ou l'arrêt leur accordant dispense est produit devant la Cour de cassation, au plus tard au moment où l'affaire y est appelée.
Pour que son recours soit recevable, il suffit au demandeur de justifier qu'il s'est constitué dans une maison d'arrêt, soit du lieu où siège la Cour de cassation, soit du lieu où a été prononcée la condamnation; le surveillant-chef de cette maison l'y reçoit sur l'ordre du procureur général près la Cour de cassation ou du chef du parquet de la juridiction du jugement."
La Cour de cassation a déjà décidé à plusieurs reprises "qu'il résulte des principes généraux du code de procédure pénale que le condamné qui n'a pas obéi à un mandat de justice décerné contre lui et qui s'est dérobé à son exécution, n'est pas en droit de se pourvoir en cassation contre la décision le condamnant" (chambre criminelle, 30 novembre 1976 et 26 juin 1978, Juris-Classeur périodique (J.C.P.) 1980, II, 19437; 24 avril 1985, Bull. n° 157; 10 décembre 1986, Recueil Dalloz-Sirey 1987, p. 165). Cependant, elle a précisé qu'il peut en aller autrement si le condamné justifie de circonstances l'ayant empêché de se soumettre en temps utile à l'action de la justice (chambre criminelle, 21 mai 1981, Bull. n° 168).