Jurisprudence : CEDH, 25-05-1993, Req. 3/1992/348/421, Kokkinakis c. Grèce

CEDH, 25-05-1993, Req. 3/1992/348/421, Kokkinakis c. Grèce

A6556AWQ

Référence

CEDH, 25-05-1993, Req. 3/1992/348/421, Kokkinakis c. Grèce. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1029732-cedh-25051993-req-31992348421-kokkinakis-c-grece
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Cour européenne des droits de l'homme

25 mai 1993

Requête n°3/1992/348/421

Kokkinakis c. Grèce



En l'affaire Kokkinakis c. Grèce*,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
L.-E. Pettiti,
J. De Meyer,
N. Valticos,
S.K. Martens,
I. Foighel,
A.N. Loizou,
M.A. Lopes Rocha,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 novembre 1992 et 19 avril 1993,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:



Notes du greffier

* L'affaire porte le n° 3/1992/348/421. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.


PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 21 février 1992, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 14307/88) dirigée contre la République hellénique et dont un ressortissant de cet Etat, M. Minos Kokkinakis, avait saisi la Commission le 22 août 1988 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration grecque reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 7, 9 et 10 (art. 7, art. 9, art. 10).

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et désigné son conseil (article 30).

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. N. Valticos, juge élu de nationalité grecque (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 février 1992, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir MM. R. Bernhardt, L.-E. Pettiti, J. De Meyer, S.K. Martens, I. Foighel, A.N. Loizou et M.A. Lopes Rocha, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).

4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du gouvernement grec ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et le conseil du requérant au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu les mémoires du requérant et du Gouvernement le 12 août 1992. Le 17 septembre, le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait en plaidoirie.

Le 13 août, la Commission avait fourni au greffier divers documents qu'il avait sollicités auprès d'elle sur la demande du Gouvernement.

5. Ainsi qu'en avait décidé le président, l'audience s'est déroulée en public le 25 novembre 1992, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

MM. P. Georgakopoulos, assesseur au Conseil juridique de l'Etat,
délégué de l'agent, A. Marinos, conseiller d'Etat,
conseil;

- pour la Commission

M. C.L. Rozakis,
délégué;

- pour le requérant

Me P. Vegleris, avocat et professeur honoraire à l'Université d'Athènes, conseil, Me P. Bitsaxis, avocat,
conseiller.

La Cour a entendu les déclarations de MM. Georgakopoulos et Marinos pour le Gouvernement, M. Rozakis pour la Commission, Me Vegleris et Me Bitsaxis pour le requérant, ainsi que des réponses à ses questions.


EN FAIT

I. Les circonstances de l'espèce

6. M. Minos Kokkinakis, homme d'affaires retraité de nationalité grecque, est né en 1919 à Sitia (Crète) dans une famille de confession orthodoxe. Devenu témoin de Jéhovah en 1936, il fut arrêté plus de soixante fois pour prosélytisme. Il a en outre subi plusieurs internements et emprisonnements.

Les premiers, ordonnés par des autorités administratives et motivés par ses activités en matière religieuse, se déroulèrent dans différentes îles de la mer Egée (treize mois à Amorgos en 1938, six à Milos en 1940 et douze à Makronissos en 1949).

Les seconds, décidés par des tribunaux, sanctionnèrent des faits de prosélytisme (trois fois deux mois et demi en 1939 - il fut le premier témoin de Jéhovah condamné en vertu des lois du gouvernement Metaxas (paragraphe 16 ci-dessous) -, quatre et demi en 1949 et deux en 1962), mais aussi son objection de conscience (dix-huit mois et demi en 1941) et une réunion religieuse dans une maison privée (six mois en 1952).

Entre 1960 et 1970, le requérant fut appréhendé à quatre reprises, mais ne se vit pas condamner.

7. Le 2 mars 1986, sa femme et lui se rendirent au domicile de Mme Kyriakaki à Sitia, où ils entamèrent une discussion avec elle. Avertie par le mari de cette dernière, chantre d'une église orthodoxe de la ville, la police arrêta les époux Kokkinakis et les emmena au poste de police local où ils passèrent la nuit du 2 au 3 mars 1986.

A. La procédure devant le tribunal correctionnel de Lassithi

8. Poursuivis pour infraction à l'article 4 de la loi n° 1363/1938 réprimant le prosélytisme (paragraphe 16 ci-dessous), le requérant et son épouse furent renvoyés devant le tribunal correctionnel (trimeles plimmeliodikeio) de Lassithi qui tint audience le 20 mars 1986.

9. Après avoir rejeté une exception d'inconstitutionnalité visant l'article 4 de ladite loi et entendu M. et Mme Kyriakaki, un témoin à décharge et les deux inculpés, le tribunal correctionnel statua le même jour:

"Attendu que (...) [les accusés], qui appartiennent à la secte des témoins de Jéhovah, ont fait du prosélytisme et ont tenté directement et indirectement de pénétrer dans la conscience religieuse de chrétiens orthodoxes, dans le but d'altérer cette conscience, en abusant de leur inexpérience, leur faiblesse intellectuelle et leur naïveté. En particulier, ils se sont rendus chez [Mme Kyriakaki] (...) et ils lui ont annoncé qu'ils étaient porteurs de bonnes nouvelles; après avoir pénétré, avec insistance et pression, dans sa maison, ils ont commencé à donner lecture d'un livre relatif aux Ecritures qu'ils interprétaient en se référant à un roi des cieux, à des événements qui n'étaient pas encore survenus mais qui surviendraient, etc., et en l'incitant par leurs explications pertinentes et habiles (...) à modifier le contenu de sa conscience religieuse de chrétienne orthodoxe."

Le tribunal condamna chacun des époux Kokkinakis, pour prosélytisme, à quatre mois d'emprisonnement, convertibles en 400 drachmes par jour de détention (article 82 du code pénal), et à 10 000 drachmes d'amende. Il ordonna aussi, conformément à l'article 76 du code pénal, la confiscation et la destruction de quatre brochures qu'ils comptaient vendre à Mme Kyriakaki.

B. La procédure devant la cour d'appel de Crète

10. Les intéressés attaquèrent le jugement devant la cour d'appel (Efeteio) de Crète. Elle relaxa Mme Kokkinakis et confirma la déclaration de culpabilité de son mari, mais réduisit à trois mois la peine d'emprisonnement et la convertit en une sanction pécuniaire de 400 drachmes par jour. Rendu le 17 mars 1987, son arrêt reposait sur les motifs suivants:

"(...) la preuve a été apportée que, dans le dessein de propager les articles de foi de la secte (hairessi) des témoins de Jéhovah dont l'accusé est adepte, il a tenté directement et indirectement de pénétrer dans la conscience religieuse d'une personne de confession différente de la sienne, [à savoir] chrétienne orthodoxe, avec l'intention d'en réformer le contenu, et cela en abusant de son inexpérience et en exploitant sa faiblesse intellectuelle et sa naïveté. Plus précisément, aux lieu et temps indiqués dans le dispositif, il a rendu visite à Georgia épouse de Nic. Kyriakaki, à laquelle, après lui avoir annoncé qu'il était porteur de bonnes nouvelles, il a demandé avec insistance et a réussi à entrer dans sa maison, où il a commencé par lui parler de l'homme politique Palme et par développer des thèses pacifistes. Il a sorti ensuite un petit livre contenant des professions de foi de la secte susmentionnée et s'est mis à lire des passages de l'Ecriture Sainte, qu'il analysait habilement et d'une manière que ladite chrétienne ne pouvait contrôler, faute de formation adéquate en matière de dogme, en lui offrant en même temps divers livres semblables et en essayant importunément d'obtenir, directement et indirectement, l'altération de sa conscience religieuse. Il doit en conséquence être déclaré coupable de l'acte susmentionné, conformément au dispositif ci-après, alors que l'autre accusée, son épouse Elissavet, doit être acquittée, étant donné qu'il n'est apparu aucun indice de participation de celle-ci à l'acte de son mari qu'elle n'a fait qu'accompagner (...)"

Un des conseillers à la cour d'appel exprima une opinion dissidente, annexée à l'arrêt et ainsi rédigée:

"(...) le premier accusé aurait dû également être acquitté car il ne ressort d'aucun élément de preuve que Georgia Kyriakaki (...) pût être caractérisée par son inexpérience en matière de dogme chrétien orthodoxe, étant la femme d'un chantre, ou encore par sa faiblesse intellectuelle ou sa naïveté, de sorte que l'accusé eût la possibilité d'en abuser et (...) de l'amener [ainsi] à entrer dans la secte des témoins de Jéhovah."

D'après le compte rendu de l'audience du 17 mars 1987, Mme Kyriakaki avait fait la déposition suivante:

"(...) ils m'ont tout de suite parlé de Palme, s'il était pacifiste ou non, et d'autres sujets dont je ne me souviens plus. Ils m'ont parlé de choses que je ne comprenais pas très bien. Il ne s'agissait pas d'une discussion, mais d'un monologue constant de leur part. (...) S'ils m'avaient dit qu'ils étaient des témoins de Jéhovah, je ne les aurais pas laissés entrer chez moi. Je ne me rappelle pas s'ils m'ont parlé du royaume des cieux. Ils sont restés chez moi environ dix minutes ou un quart d'heure. Ce qu'ils me racontaient était de nature religieuse, mais j'ignore la raison pour laquelle ils me le racontaient. Je ne pouvais pas connaître d'emblée le but de leur visite. Il se peut qu'ils m'aient dit à l'époque quelque chose afin d'altérer ma conscience religieuse (...). [Cependant,] la discussion ne l'a pas influencée (...)"

C. La procédure devant la Cour de cassation

11. M. Kokkinakis se pourvut en cassation. Il soutenait entre autres que les dispositions de la loi n° 1363/1938 enfreignaient l'article 13 de la Constitution (paragraphe 13 ci-dessous).

12. La Cour de cassation (Areios Pagos) rejeta le pourvoi le 22 avril 1988. Elle écarta l'exception d'inconstitutionnalité pour les raisons ci-après:

"Considérant que la disposition de l'article 4 de la loi n° 1363/1938, remplacé par l'article 2 de la loi n° 1672/1939 portant 'garantie d'application des articles 1 et 2 de la Constitution', adoptée sous l'empire de la Constitution de 1911 alors en vigueur, aux termes de l'article 1 de laquelle sont prohibés le prosélytisme et toute autre ingérence dans la religion dominante en Grèce qui est celle de l'Eglise orthodoxe orientale du Christ, non seulement ne contrevient pas à l'article 13 de la Constitution de 1975 mais est absolument compatible avec celle-ci, qui reconnaît la liberté de conscience religieuse comme inviolable et dispose que toute religion connue est libre, étant donné qu'une disposition formelle de la même Constitution porte interdiction du prosélytisme, en ce sens que le prosélytisme est prohibé en général quelle que soit la religion au préjudice de laquelle il est exercé, donc aussi au préjudice de la religion dominante en Grèce, conformément à l'article 3 de la Constitution de 1975, à savoir celle de l'Eglise orthodoxe orientale du Christ."

Elle releva en outre que la cour d'appel de Crète avait motivé son arrêt de manière circonstanciée et avait respecté, en appliquant les dispositions litigieuses, la Constitution de 1975.

Selon l'opinion dissidente d'un de ses membres, la Cour de cassation aurait dû censurer l'arrêt attaqué pour application erronée de l'article 4 de la loi n° 1363/1938, faute d'avoir mentionné les promesses par lesquelles l'accusé aurait tenté de pénétrer la conscience religieuse de Mme Kyriakaki et indiqué en quoi auraient consisté l'inexpérience et la faiblesse intellectuelle de celle-ci.

II. Le droit et la pratique internes pertinents

A. Les dispositions légales

1. La Constitution

13. Les articles pertinents de la Constitution de 1975 se lisent ainsi:

Article 3

"1. La religion dominante en Grèce est celle de l'Eglise orthodoxe orientale du Christ. L'Eglise orthodoxe de Grèce, reconnaissant pour chef Notre Seigneur Jésus-Christ, est indissolublement unie, quant au dogme, à la Grande Eglise de Constantinople et à toute autre Eglise chrétienne de la même foi (homodoxi), observant immuablement, comme les autres églises, les saints canons apostoliques et synodiques ainsi que les saintes traditions. Elle est autocéphale et administrée par le Saint-Synode, composé de tous les évêques en fonctions, et par le Saint-Synode permanent qui, dérivant de celui-ci, est constitué comme il est prescrit par la Charte statutaire de l'Eglise et conformément aux dispositions du Tome patriarcal du 29 juin 1850 et de l'Acte synodique du 4 septembre 1928.

2. Le régime ecclésiastique établi dans certaines régions de l'Etat n'est pas contraire aux dispositions du paragraphe précédent.

3. Le texte des Saintes Ecritures est inaltérable. Sa traduction officielle en une autre forme de langage, sans le consentement préalable de l'Eglise autocéphale de Grèce et de la Grande Eglise du Christ à Constantinople, est interdite."

Article 13

"1. La liberté de la conscience religieuse est inviolable. La jouissance des droits individuels et politiques ne dépend pas des croyances religieuses de chacun.

2. Toute religion connue est libre; les pratiques de son culte s'exercent sans entrave sous la protection des lois. L'exercice du culte ne peut pas porter atteinte à l'ordre public ou aux bonnes moeurs. Le prosélytisme est interdit.

3. Les ministres de toutes les religions connues sont soumis à la même surveillance de la part de l'Etat et aux mêmes obligations envers lui que ceux de la religion dominante.

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