Cour européenne des droits de l'homme25 mars 1993
Requête n°89/1991/341/414
Costello-Roberts c. Royaume-Uni
En l'affaire Costello-Roberts c. Royaume-Uni*,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
Thór Vilhjálmsson,
F. Gölcüklü,
F. Matscher,
R. Macdonald,
F. Bigi, Sir John Freeland, M. L. Wildhaber,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 septembre 1992 et 23 février 1993,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
* L'affaire porte le n° 89/1991/341/414. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Tel que l'a modifié l'article 11 du protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 7 décembre 1991, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 13134/87) dirigée contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord et dont deux citoyens britanniques, Mme Wendy Costello-Roberts et son fils Jeremy, avaient saisi la Commission le 17 janvier 1986 en vertu de l'article 25 (art. 25). L'expression "le requérant" désignera ci-après Jeremy, la Commission ayant déclaré irrecevables les griefs de la mère de celui-ci (paragraphes 22-23 ci-dessous).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 3, 8 et 13 (art. 3, art. 8, art. 13).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et a désigné ses conseils (article 30).
3. Le 24 janvier 1992, le président de la Cour a estimé qu'il y avait lieu de confier à une chambre unique, en vertu de l'article 21 par. 6 du règlement et dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, l'examen de la présente cause et de l'affaire Y c. Royaume-Uni, depuis lors rayée du rôle par un arrêt du 29 octobre 1992 à la suite d'un règlement amiable (série A n° 247-A)*.
* Affaire n° 91/1991/343/416
4. La chambre à constituer à cette fin comprenait de plein droit Sir John Freeland, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 24 janvier 1992, celui-ci en a désigné par tirage au sort les sept autres membres, à savoir MM. J. Cremona, Thór Vilhjálmsson, F. Gölcüklü, R. Macdonald, R. Bernhardt, F. Bigi et L. Wildhaber, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Ultérieurement, M. F. Matscher, suppléant, a remplacé M. Cremona, dont le mandat était expiré et dont le successeur avait pris ses fonctions avant l'audience (articles 2 par. 3 et 22 par. 1 du règlement).
5. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement britannique ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et le représentant du requérant au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance ainsi rendue, le greffier a reçu le mémoire du requérant le 23 juin 1992, puis celui du Gouvernement le 22 juillet. Par une lettre du 17 août, le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait à l'audience.
6. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 23 septembre 1992, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
Mme A. Glover, conseiller juridique, ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth,
agent, MM. N. Bratza, Q.C.,
conseil, A. Preston, ministère de l'Education, S. Dance, ministère de l'Education,
conseillers;
- pour la Commission
Sir Basil Hall,
délégué;
- pour le requérant
Mlle J. Beale, avocate,
conseil, MM. M. Gardner,
solicitor, M. Rosenbaum,
conseiller.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Bratza pour le Gouvernement, Sir Basil Hall pour la Commission et Mlle Beale pour le requérant.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
7. En septembre 1985, Mme Costello-Roberts mit le requérant, alors âgé de sept ans, en pension dans un établissement privé d'enseignement primaire à Barnstaple, dans le Devon. L'école comptait environ 180 élèves dont les frais de scolarité étaient acquittés sans recours aux deniers publics; elle ne percevait aucune subvention directe de l'Etat.
8. Le prospectus de l'école signalait qu'il y régnait une discipline très stricte, mais sans mentionner l'usage du châtiment corporel. Mme Costello-Roberts ne se renseigna pas sur le régime disciplinaire en vigueur et ne manifesta pas d'emblée son opposition à pareille sanction. Selon le système appliqué dans l'établissement, cette dernière était administrée au bout de cinq mauvais points. Le 3 octobre 1985, le requérant reçut le cinquième pour avoir bavardé dans le couloir. Il s'était attiré les quatre premiers par une conduite analogue et, en une occasion, en arrivant un peu en retard à l'heure du coucher. Après avoir examiné la question avec ses collègues, le directeur décida que la seule manière de combattre l'indiscipline du garçon, qui avait valu à celui-ci trois avertissements de sa part, consistait à lui infliger sur le postérieur, par-dessus son short, trois coups de chaussure de gymnastique à semelle de caoutchouc. Il en avisa l'intéressé le 8 octobre.
9. Le directeur exécuta la sanction le 11, donc huit jours après que Jeremy eut écopé de son cinquième mauvais point. Personne d'autre n'assista à la scène. Devant les organes de Strasbourg, les conseils du requérant ont déclaré qu'on lui avait dit de ne pas informer ses parents, mais l'école le nie. En tout cas, dans une lettre de lui à sa mère, postée le 21 octobre 1985, on pouvait lire: "viens me chercher, j'ai eu une raclé [sic]"; il continua de lui écrire, avec affliction, au sujet de la "pantouflade" (slippering).
Le 4 novembre 1985, l'établissement confirma à Mme Costello-Roberts que son fils avait subi sa punition. D'après elle, il avait d'abord démenti la chose, ce que le Gouvernement conteste également.
Le lendemain, Mme Costello-Roberts envoya aux membres du conseil d'administration de l'école une missive où elle exprimait son "inquiétude" et sa "grave préoccupation" devant une telle "pratique barbare". Elle reconnaissait que les "problèmes grandissants" avaient commencé après la première semaine du trimestre et ajoutait: "nous avons précisé au personnel (...) qu'à nos yeux, le comportement [de Jeremy] reflétait un bouleversement (...)". Le directeur écrivit à son tour au président du conseil d'administration le 7 novembre, attribuant à un manque de discipline les ennuis du requérant: celui-ci refusait d'admettre l'autorité et sa conduite perturbait la vie de la communauté scolaire. Mme Costello-Roberts adressa aussi au directeur une lettre soulignant son opposition à tout châtiment corporel dans le cas de son fils. Le 16, il lui répondit ainsi:
"eu égard à votre mécontentement patent de l'éducation offerte (...) à votre fils (...) et à votre désir de soustraire celui-ci au cadre disciplinaire, acceptable pour tous les autres parents des enfants de l'école, il semble préférable de le retirer de [l'établissement] à la fin du trimestre en cours."
10. La mère du requérant porta plainte auprès de la police entre le 4 et le 16 novembre 1985; on lui indiqua toutefois que l'on ne pouvait rien entreprendre, faute de toute trace visible de contusion sur le postérieur du garçon. Elle saisit également la National Society for the Prevention of Cruelty to Children (Association nationale pour la prévention de la cruauté envers les enfants), qui réagit de manière analogue.
11. Le personnel aurait remarqué, après le châtiment corporel, une amélioration presque immédiate du comportement du jeune élève, mais il aurait estimé que les contacts ultérieurs de ce dernier avec ses parents pendant les vacances du milieu du trimestre l'avaient fait régresser. Le directeur de l'école pensait que Jeremy "menait ses parents en bateau" en rapportant chez lui des histoires de brutalité et autres, "manifestement inventées par lui mais que tout aussi manifestement ses parents croyaient".
A Strasbourg, les conseils de l'intéressé ont prétendu que la punition subie l'avait perturbé à l'extrême: de confiant et extraverti, il serait devenu un enfant nerveux et peu sociable.
Le Gouvernement soutient que d'après les éléments recueillis par lui, tout changement dans le caractère de l'enfant pendant le séjour de celui-ci à l'école résultait plus vraisemblablement de son incapacité à se plier aux contraintes de la vie en internat que des coups de chaussure reçus. Selon lui, la correspondance mentionnée plus haut entre la mère, les membres du conseil d'administration et le directeur reflète les difficultés d'adaptation du jeune garçon.
12. Le requérant quitta Barnstaple en novembre 1985 et fut admis en janvier 1986 dans une nouvelle école. Elle relata, en juillet 1986, qu'il s'était "beaucoup calmé" depuis son arrivée, date à laquelle il était peu sociable, nerveux et très agressif.
II. Droit et pratique internes pertinents
A. L'usage du châtiment corporel
13. A l'époque considérée, il existait en droit anglais diverses infractions de voies de fait (assault) passibles de peines variant en fonction de leur gravité et du tribunal appelé à en connaître. La loi de 1988 sur la justice pénale (Criminal Justice Act) a modifié la législation depuis lors.
Les poursuites pour "voies de fait simples" (common assault) - la forme la moins grave - étaient en principe engagées par la partie lésée ou pour son compte, conformément à l'article 42 de la loi (amendée) de 1861 sur les infractions contre les personnes (Offences against the Person Act 1861, "la loi de 1861"). L'article 45 empêchait toute autre action, civile ou pénale, fondée sur la même cause. En général, la Couronne n'entamait donc pas de poursuites pour voies de fait simples, laissant ainsi à la victime des sévices allégués le choix entre le civil et le pénal.
Devant la Magistrates' Court, la peine maximale encourue était une amende de 400 £ ou deux mois d'emprisonnement, pour les voies de fait simples, et une amende plus forte ou six mois d'emprisonnement pour les voies de fait "aggravées" ("aggravated" common assault), c'est-à-dire infligées à un garçon de moins de quatorze ans ou à toute personne de sexe féminin. Devant la Crown Court, elle passait à un an d'emprisonnement.
Les voies de fait plus graves, "portant une réelle atteinte à l'intégrité physique" (assault occasioning actual bodily harm, "coups et blessures"), étaient et demeurent régies, en particulier, par l'article 47 de la loi de 1861. Les poursuites émanent en principe de la Couronne; la sanction peut aller jusqu'à cinq ans d'emprisonnement.
En outre, l'article 1 par. 1 de la loi de 1933 sur les enfants et adolescents (Children and Young Persons Act 1933) érige en infraction les voies de fait ou mauvais traitements sur un enfant, propres à lui causer des souffrances inutiles ou à nuire à sa santé. Il les rend passibles d'une amende ou de dix ans d'emprisonnement au plus.
14. Au civil, et en l'absence de poursuites pénales pour voies de fait simples, des coups et blessures peuvent donner lieu, pour atteinte à l'intégrité de la personne, à une action de la victime en dommages-intérêts. Une action civile pour usage d'un châtiment corporel démesuré ou déraisonnable par un enseignant peut être intentée contre celui-ci ou son employeur, à savoir l'établissement ou les autorités de tutelle. Peuvent en connaître les County Courts tout comme la High Court; un recours s'ouvre devant la Court of Appeal contre leurs décisions.
15. Sous réserve des exceptions résultant d'une modification législative (paragraphe 16 ci-dessous), pareille action pénale ou civile peut se heurter à un moyen de défense d'après lequel la personne mise en cause était un enseignant administrant un châtiment corporel raisonnable et modéré, à l'aide d'un instrument approprié et d'une manière convenable. L'enseignant est censé avoir ce droit parce qu'il se trouve in loco parentis, exerçant par délégation présumée un droit parental à infliger un tel traitement à des enfants.
La législation régissant l'emploi de châtiments corporels par des enseignants repose donc sur le droit des parents d'user de ce type de punition sur leurs enfants. La loi ne protège parents et enseignants que si le châtiment est "raisonnable" en l'espèce. La notion de "caractère raisonnable" permet aux tribunaux d'appliquer des critères ayant cours dans la société contemporaine pour le châtiment corporel des enfants.
16. Depuis le 15 août 1987, date de l'entrée en vigueur des articles 47 et 48 de la loi n° 2 de 1986 sur l'éducation (Education (No. 2) Act 1986) - donc après les événements à l'origine du présent litige -, les enseignants ne peuvent plus invoquer le moyen de défense susmentionné dans les instances civiles engagées pour atteinte à la personne de certains élèves: ceux des écoles relevant de l'autorité locale de l'éducation et d'autres établissements subventionnés par l'Etat, ainsi que ceux des écoles privées (paragraphe 21 ci-dessous) où les frais de scolarité sont couverts par les deniers publics.
B. Le système scolaire
17. D'après la loi de 1944 sur l'éducation, il incombe aux parents, sous peine de sanctions pénales, d'assurer l'éducation de leurs enfants. Ils peuvent soit leur offrir une instruction appropriée à domicile, soit les inscrire dans des écoles privées ou publiques. La même loi charge le ministre de veiller au respect de certaines normes pédagogiques.
18. Une école privée est un établissement qui dispense un enseignement à plein temps à, pour le moins, cinq élèves d'âge scolaire, et qui ne constitue pas une école spéciale au sens de l'article 114 par. 1 de la loi de 1944, c'est-à-dire organisée tout exprès pour l'instruction d'élèves ayant des difficultés d'apprentissage, ni une école subventionnée par une autorité locale de l'éducation.