Jurisprudence : CEDH, 16-12-1992, Req. 72/1991/324/396, Niemietz c. Allemagne

CEDH, 16-12-1992, Req. 72/1991/324/396, Niemietz c. Allemagne

A6532AWT

Référence

CEDH, 16-12-1992, Req. 72/1991/324/396, Niemietz c. Allemagne. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1029413-cedh-16121992-req-721991324396-niemietz-c-allemagne
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Cour européenne des droits de l'homme

16 décembre 1992

Requête n°72/1991/324/396

Niemietz c. Allemagne



En l'affaire Niemietz c. Allemagne*,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,
R. Bernhardt,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
C. Russo,
A. Spielmann,
N. Valticos,
A.N. Loizou, Sir John Freeland,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 mai et 23 novembre 1992,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:



Notes du greffier

* L'affaire porte le n° 72/1991/324/396. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.


PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 12 juillet 1991, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 13710/88) dirigée contre la République fédérale d'Allemagne et dont un citoyen de cet Etat, Me Gottfried Niemietz, avocat, avait saisi la Commission le 15 février 1988 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration allemande reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 8 (art. 8) de la Convention.

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance; il a demandé l'autorisation, que le président de la Cour lui a octroyée, d'assurer lui-même la défense de ses intérêts (article 30 du règlement) et d'employer la langue allemande (article 27 par. 3).

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. R. Bernhardt, juge élu de nationalité allemande (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 29 août 1991, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. J. Cremona, M. L.-E. Pettiti, M. C. Russo, M. A. Spielmann, M. N. Valticos, M. A.N. Loizou et Sir John Freeland, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Par la suite, M. B. Walsh, suppléant, a remplacé M. Cremona, dont le mandat était expiré et dont le successeur à la Cour était entré en fonctions avant l'audience (articles 2 par. 3 et 22 par. 1 du règlement).

4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier adjoint, l'agent du gouvernement allemand ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et le requérant au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu, le 16 décembre 1991, les prétentions du requérant au titre de l'article 50 (art. 50) de la Convention puis, le 23, le mémoire du Gouvernement. Par une lettre du 4 mars 1992, le secrétaire de la Commission l'a informé que le délégué s'exprimerait oralement.

Le 2 avril, la Commission a produit plusieurs documents que le greffier avait sollicités sur les instructions du président. Le requérant en a communiqué un autre le 20 mai.

5. Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 26 mai 1992, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire; le 4 mai, le président avait autorisé les membres de la délégation du Gouvernement à employer la langue allemande (article 27 par. 2 du règlement).

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

M. J. Meyer-Ladewig, Ministerialdirigent, ministère fédéral de la Justice,
agent, Mme E. Chwolik-Lanfermann, conseiller de cour d'appel, ministère fédéral de la Justice,
conseiller;

- pour la Commission

M. A. Weitzel,
délégué;

- le requérant, Me G. Niemietz, en personne.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Meyer-Ladewig pour le Gouvernement, M. Weitzel pour la Commission et le requérant, ainsi que des réponses à ses questions.


EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPECE

6. M. Niemietz réside à Fribourg-en-Brisgau, en Allemagne; il y exerce la profession d'avocat.

7. Le 9 décembre 1985, une lettre fut expédiée par télécopie du bureau de poste principal de Fribourg au juge Miosga, du tribunal cantonal (Amtsgericht) de Freising. Elle avait trait à des poursuites pénales pour insultes (Beleidigung) pendantes devant cette juridiction contre M. J., un employeur refusant de retenir sur le salaire de ses employés, puis de verser à l'administration fiscale, l'impôt ecclésial dont ils étaient redevables. Elle portait la signature d'un certain Klaus Wegner - peut-être une personne fictive - accompagnée des mots "au nom du groupe de travail anticlérical (Antiklerikaler Arbeitskreis) de la Bunte Liste (groupe multicolore) de Fribourg" et d'un numéro de boîte postale. En voici le texte:

"Le 10.12.1985, vous présiderez le procès de M. [J.]. Nous, le groupe de travail anticlérical de la Bunte Liste de Fribourg, protestons avec véhémence contre ces poursuites.

En RFA, l'Eglise jouit de très larges privilèges, sur la base du Concordat de Hitler et en violation du devoir de neutralité incombant à l'Etat. Dès lors, tout citoyen non chrétien de ce pays doit supporter des désavantages et des désagréments quotidiens. La RFA est notamment le seul Etat qui s'érige en collecteur de l'impôt ecclésial. Elle oblige les employeurs, chrétiens ou non, à verser l'impôt ecclésial pour le compte de leurs salariés chrétiens et à épargner de la sorte à l'Eglise du travail d'administration financière. Depuis des années, [J.] refuse avec courage et constance d'aider ainsi au financement de l'Eglise et s'arrange pour que ses salariés chrétiens paient l'impôt ecclésial sans son intervention.

Cette tentative - dans un Etat qui range la séparation de l'Eglise et de l'Etat parmi ses principes fondamentaux - pour insister précisément sur cette séparation n'a pas seulement valu à [J.] des tracasseries et ingérences incessantes de la part des pouvoirs publics, qui ont atteint leur paroxysme avec le recours du fisc à des mesures de contrainte, telle la saisie, pour recouvrer auprès de lui l'impôt ecclésial versé depuis longtemps déjà par son personnel; elle lui a en outre attiré ces poursuites pour prétendues insultes lorsqu'il a appelé ces manigances par leur nom.

Or s'il vous incombait, en votre qualité de juge compétent, d'examiner en toute impartialité ce 'cas d'insultes', vous n'avez pas accompli cette tâche. Bien plus: vous avez abusé de vos pouvoirs en essayant, par des moyens qui rappellent les chapitres les plus sombres de l'histoire du droit allemand, de casser les reins à un adversaire gênant de l'Eglise. C'est avec indignation que nous avons su l'examen psychiatrique forcé prescrit par vous et qu'entre-temps [J.] a dû subir. Nous profiterons de toutes les possibilités s'offrant à nous, et notamment de nos contacts au niveau international, pour rendre publics vos agissements, incompatibles avec les principes d'un Etat démocratique respectueux de la prééminence du droit.

Nous observerons la marche de la procédure contre [J.] et nous attendons de vous l'abandon de la voie de terreur que vous avez empruntée et le prononcé de la seule décision appropriée en l'espèce, l'acquittement."

8. En tant que conseiller municipal, le requérant avait présidé pendant quelques années la Bunte Liste de Fribourg, un parti politique local. Il s'était aussi beaucoup engagé - sans pourtant y avoir jamais adhéré - dans le groupe de travail anticlérical de celle-ci, lequel cherchait à réduire l'influence de l'Eglise.

Jusqu'à la fin de 1985, le courrier destiné à la Bunte Liste - qui avait pour unique adresse postale le numéro de boîte indiqué dans la lettre au juge Miosga - avait parfois été distribué au cabinet (Bürogemeinschaft) du requérant et de l'un de ses confrères; ce dernier avait lui aussi milité pour le parti et l'avait défendu dans l'exercice de sa profession.

9. Le 13 janvier 1986, le président du tribunal régional (Landgericht) de Munich I invita le parquet (Staatsanwaltschaft) de Munich à ouvrir des poursuites pénales contre Klaus Wegner pour insultes contrevenant à l'article 185 du code pénal. On chercha en vain à délivrer une citation à l'intéressé. L'associé du requérant refusa de fournir le moindre renseignement sur Klaus Wegner, ou sur son lieu de résidence, et les autres tentatives pour identifier le suspect échouèrent.

10. Le 8 août 1986, dans le cadre de la procédure susmentionnée, le tribunal cantonal de Munich ordonna une perquisition au cabinet de Me Niemietz et de son confrère, ainsi qu'aux domiciles de Mmes D. et G., par un mandat ainsi libellé:

"Enquête préliminaire contre Klaus Wegner pour infraction à l'article 185 du code pénal

Ordonnance

Il est ordonné de perquisitionner dans les locaux à usage d'habitation ou professionnel énumérés ci-après, afin de découvrir et saisir des documents pouvant révéler l'identité de 'Klaus Wegener' [sic].

1. Les bureaux du cabinet d'avocats de Mes Gottfried Niemietz et (...),

2. Le domicile (y compris les dépendances et les véhicules) de Mme [D.] (...),

3. Le domicile (y compris les dépendances et les véhicules) de Mme [G.]

Motifs

Le 9 décembre 1985, une lettre offensante pour le juge Miosga, du tribunal cantonal de Freising, a été envoyée par télécopie du bureau de poste principal de Fribourg. Expédiée par le groupe de travail anticlérical de la Bunte Liste de Fribourg, elle portait la signature d'un certain Klaus Wegener.

On n'a pas réussi jusqu'ici à identifier le signataire. Le courrier destiné à la Bunte Liste de Fribourg ne peut l'atteindre que par l'intermédiaire d'une boîte postale. Transmis au cabinet de Mes Niemietz et (...), avocats, jusqu'à la fin de 1985, il l'est à Mme [D.] depuis le début de 1986. Cela donne à penser que se trouvent chez les prénommés des documents propres à nous éclairer sur l'identité de Klaus Wegener.

Il faut supposer en outre la présence de tels documents au domicile de Mme [G.], présidente de la Bunte Liste de Fribourg.

On peut donc s'attendre à découvrir des pièces à conviction en perquisitionnant dans les locaux visés dans le mandat."

11. La perquisition au cabinet d'avocats, dont les autorités chargées de l'instruction avaient essayé de se passer en interrogeant un témoin, fut opérée le 13 novembre 1986 par des membres du parquet de Fribourg et de la police. D'après le rapport établi le lendemain par un officier de police, ils pénétrèrent dans les locaux à 9 h du matin environ et l'inspection se déroula en présence de deux collaborateurs du cabinet. La perquisition proprement dite débuta vers 9 h 15, lors de l'arrivée de l'associé du requérant, et se prolongea jusqu'à 10 h 30 à peu près. Me Niemietz vint lui-même à 9 h 30. Il refusa de communiquer le moindre renseignement sur l'identité de Klaus Wegner, au motif qu'il risquerait sans cela des poursuites pénales.

Les personnes qui procédèrent à la perquisition examinèrent quatre classeurs renfermant des données sur des clients, trois dossiers marqués respectivement "BL", "C.W. - Tribunal cantonal de Fribourg (...)" et "G. - Tribunal régional de Hambourg" ainsi que trois dossiers de plaidoirie indiquant respectivement "K.W. - Tribunal cantonal de Karlsruhe (...)", "Niemietz et autres - Tribunal cantonal de Fribourg (...)" et "D. - Tribunal cantonal de Fribourg". Selon le requérant, elles regardèrent aussi le répertoire des clients tenu par le cabinet et l'un des dossiers dont il s'agit s'intitulait "dossier de plaidoirie Wegner". Elles ne trouvèrent aucun des documents qu'elles cherchaient et ne pratiquèrent aucune saisie. Devant la Commission, Me Niemietz a déclaré avoir pu dissimuler à temps des pièces révélant l'identité de Klaus Wegner et les avoir détruites par la suite.

12. Les domiciles de Mme D. et de Mme G. furent visités eux aussi; on y découvrit des documents autorisant à soupçonner Mme D. d'avoir adressé la lettre au juge Miosga sous un nom d'emprunt.

13. Le 10 décembre 1986, le bâtonnier de l'ordre des avocats de Fribourg, informé de la descente par le confrère du requérant, envoya une protestation officielle au président du tribunal cantonal de Munich. Il en expédia une copie au ministre de la Justice de Bavière et à l'ordre des avocats de Munich, en invitant celui-ci à se solidariser avec la protestation.

Le 27 janvier 1987, le président du tribunal cantonal de Munich répondit que la perquisition était proportionnée au but visé car la lettre en cause constituait une grave ingérence dans une affaire pendante; la protestation n'appelait donc aucune suite judiciaire.

14. La procédure pénale dirigée contre "Klaus Wegner" s'acheva plus tard par un non-lieu, faute de preuves.

15. Le 27 mars 1987, le tribunal régional de Munich I déclara irrecevable le recours (Beschwerde) exercé par Me Niemietz, en vertu de l'article 304 du code de procédure pénale, contre le mandat de perquisition, au motif que ce dernier avait déjà reçu exécution ("wegen prozessualer Überholung"). Il estima qu'en l'occurrence il n'y avait aucun intérêt juridique à constater l'illégalité dudit mandat. Ce dernier n'avait pas revêtu un caractère arbitraire car des éléments concrets permettaient d'escompter que l'on trouverait des objets précis. Rien n'autorisait à dire que l'article 97 du code de procédure pénale (paragraphe 21 ci-dessous) avait été tourné: le mandat reposait sur le fait que pendant un certain temps, la distribution du courrier destiné à la Bunte Liste de Fribourg avait eu lieu au cabinet du requérant et l'on ne pouvait penser qu'il s'agissait de correspondance concernant les rapports entre avocat et client. D'ailleurs, l'honneur personnel n'était pas un droit trop infime pour rendre la perquisition disproportionnée. On ne pouvait donc, en l'espèce, parler d'entrave au libre exercice de la profession d'avocat.

16. Le 28 avril 1987, le requérant attaqua le mandat de perquisition, du 8 août 1986, et la décision du tribunal régional de Munich I, du 27 mars 1987, devant la Cour constitutionnelle fédérale (Bundesverfassungsgericht). Le 18 août, un comité de trois membres de celle-ci écarta le recours (Verfassungsbeschwerde), l'estimant dépourvu de chances suffisantes d'aboutir.

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