Jurisprudence : CEDH, 23-04-1992, Req. 2/1991/254/325, Castells c. Espagne

CEDH, 23-04-1992, Req. 2/1991/254/325, Castells c. Espagne

A6511AW3

Référence

CEDH, 23-04-1992, Req. 2/1991/254/325, Castells c. Espagne. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1028516-cedh-23041992-req-21991254325-castells-c-espagne
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Cour européenne des droits de l'homme

23 avril 1992

Requête n°2/1991/254/325

Castells c. Espagne



En l'affaire Castells c. Espagne*,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention")** et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,
Thór Vilhjálmsson,
R. Macdonald,
J. De Meyer,
S.K. Martens,
Mme E. Palm,
MM. R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
J.A. Carrillo Salcedo, juge ad hoc,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 29 novembre 1991 et 26 mars 1992,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:



Notes du greffier

* L'affaire porte le n° 2/1991/254/325. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

** Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.


PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") puis par le gouvernement du Royaume d'Espagne ("le Gouvernement"), les 8 et 21 mars 1991, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 11798/85) dirigée contre l'Espagne et dont un citoyen espagnol, M. Miguel Castells, avait saisi la Commission le 17 septembre 1985 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration espagnole reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (Article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement à l'article 48 (art. 48). Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 10 (art. 10) de la Convention, seul ou combiné avec l'article 14 (art. 14+10).

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a manifesté le désir de participer à l'instance et a demandé à pouvoir, comme avocat, assumer lui-même la défense de ses intérêts, avec l'assistance de deux confrères espagnols (article 30 par. 1).

Le président y a consenti le 15 avril 1991 et a autorisé l'intéressé à employer l'espagnol (article 27 par. 3).

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. J.M. Morenilla, juge élu de nationalité espagnole (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 22 mars 1991, M. F. Matscher, agissant sur délégation de celui-ci, a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, M. R. Macdonald, M. J. De Meyer, M. S.K. Martens, Mme E. Palm, M. R. Pekkanen et M. A.N. Loizou, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).

Par une lettre du 15 mars au président, M. Morenilla avait déclaré se récuser en application de l'article 24 par. 2 du règlement, car il avait représenté le gouvernement espagnol devant la Commission en tant qu'agent. Le 26 avril, ledit Gouvernement a notifié au greffier la nomination de M. Juan Antonio Carrillo Salcedo, professeur à l'Université de Séville, en qualité de juge ad hoc (articles 43 de la Convention et 23 du règlement) (art. 43).

4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du gouvernement espagnol, le délégué de la Commission et le requérant au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à ses ordonnances et instructions, le greffier a reçu les 29 juillet et 29 août 1991, respectivement, les mémoires du Gouvernement et du requérant. Le secrétaire de la Commission a produit, le 25 septembre, certains documents à la demande du greffier, puis le 5 novembre les observations du délégué.

5. Ainsi que l'avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 27 novembre 1991, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

MM. J. Borrego Borrego, chef du service juridique des droits de l'homme, ministère de la Justice,
agent,
J.M. Villar Uribarri, ministère de la Justice,
conseil;

- pour la Commission

M. L. Loucaides,
délégué;

- pour le requérant

Mes M. Castells, avocat,
requérant,

J.M. Montero, avocat,
E. Villa, avocat,
conseils, MM. J. Vervaele, professeur,
D. Korff,
assistants.

La Cour a entendu en leurs plaidoiries, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions et à celle d'un juge, M. Borrego Borrego pour le Gouvernement, M. Loucaides pour la Commission et, pour le requérant, lui-même ainsi que MM. Montero, Villa et Vervaele.


EN FAIT

6. M. Miguel Castells, citoyen espagnol, réside à Saint- Sébastien (Guipúzcoa) où il exerce la profession d'avocat. A l'époque, il était sénateur élu sur la liste de Herri Batasuna, formation politique prônant l'indépendance du Pays Basque.

A. Les circonstances de l'espèce

1. L'article en cause

7. La semaine du 4 au 11 juin 1979, l'hebdomadaire Punto y Hora de Euskalherria publia l'article suivant, intitulé "Insultante Impunidad" (Outrageante impunité) et signé par le requérant:

"Dans quelques jours, au moment des fêtes de San Fermín, un an se sera écoulé depuis les assassinats de Germán Rodríguez à Pampelune (Iruña/Pamplona) et de Joseba Barandiarán à Saint Sébastien (Donosti/San Sebastián). Les organismes officiels n'en ont pas identifié les auteurs. Ils n'ont même pas reconnu à quelles organisations ces derniers appartiennent. Ils n'ont pas non plus identifié les personnes qui ont tué, du 12 au 15 mai 1977, Gregorio Marichalar Ayestarán, âgé de 63 ans, et Rafael Gómez Jaúregui, âgé de 78 ans, à Rentería, José Luis Cano à Irun et Manuel Fuentes Mesa à Ortuella; le 14 mai, également de l'année 77, José Luis Aristizábal à Saint Sebastien, et, vers cette même date, dans la même ville, Isidro Susperregui Aldekoa, âgé de plus de soixante-dix ans; début juin, toujours en 77, Javier Núñez Fernández à Bilbao; Francisco Aznar Clemente, Pedro María Martínez Ocio, Romualdo Barroso Chaparro, Juan José Castillo et Bienvenido Pereda Moral, le 3 mars 76 à Gasteiz, et, cette même année, le 7 mars à Basauri, Vicente Antón Ferrero, le 9 mai à Montejurra, Aniano Jiménez et Ricardo Pellejero, au mois de juin Alberto Romero Soliño à Eibar, au mois de septembre Jesús María Zabala à Fontarabie (Fuenterrabía), en novembre Santiago Navas et José Javier Nuin à Santesteban et le 10 juillet Normi Menchaka à Santurce; José Emilio Fernández Pérez, âgé de 16 ans, et Felipe Carro Flores, âgé de 15 ans, le 24 juillet et le 25 juillet 1978, l'un à Apatomonasterio et l'autre à Sestao. Je ne parle que des morts, et la liste est loin d'être exhaustive. Je ne cite que des exemples. Pas un seul, je dis bien: pas un seul des assassinats, parmi la liste interminable des assassinats fascistes au Pays Basque (Euzkadi), n'a le moins du monde été éclairci au niveau officiel. Les individus qui ont assassiné Emilia Larrea, Roberto Aramburu, Josemari Iturrioz, Agurtzane Arregui, Argala, José Ramon Ansa et Gladys del Estal, à savoir les assassinats les plus récents, seront-ils identifiés? Et lorsque je dis les plus récents, il convient de préciser la date - le 9 juin 1979 - car demain il y en aura d'autres.

Et restent les centaines de cas - car ils se comptent par centaines - où des gens entrent, pistolets au poing, dans les bars des villages et des faubourgs (Amorebieta, Durango, Eguía, Loyola, etc.) ou parcourent tout simplement les rues en blessant et en maltraitant tout le monde sur leur passage; les bombes mises dans des locaux populaires (Punto y Hora, Bordatxo, bar Alay, bar Santi, Askatasuna, etc.) ou sur des voitures, les attentats dont les survivants gardent des séquelles à vie, etc.

Les auteurs de ces crimes agissent, continuent à travailler et restent à des postes de responsabilité, en toute impunité. Il n'y a à leur encontre aucun mandat d'arrêt. Le signalement des responsables de ces agissements n'est ni relevé ni publié; il n'y a pas non plus de listes de suspects dans les journaux, ni de portraits robot, et encore moins de récompenses offertes au public, ni d'arrestations, ni de contrôles ou de perquisitions à domicile; la collaboration des gens n'est pas publiquement demandée, comme dans d'autres cas; de fait, il est significatif que cette collaboration ne soit même pas acceptée en l'occurrence. Aucun lien n'est établi, il n'y a pas de communiqués officiels pleins d'accusations catégoriques et d'anathèmes dans la presse, comme dans d'autres cas.

La droite au pouvoir a tous les moyens (police, tribunaux et prisons) de découvrir et de punir les auteurs de tant de crimes. Mais n'ayez crainte: la droite ne va pas se découvrir elle-même.

Des organisations d'extrême droite? Personne ne pensait au Pays Basque, avant la mort de Franco, que pût être arrêté ou condamné pour 'association illégale' un seul militant, et encore moins un dirigeant de la 'Triple A', du 'Batallón Vasco-Español', du 'Batallón Guezalaga', de l'ATE, du commando Adolf Hitler, du commando Francisco Franco, du commando Mussolini, d'Ordre Nouveau, d'Omega, du 'Movimiento Social Español', d''Acción Nacional Española', ou des 'Guerrilleros de Cristo Rey'. Personne ne peut non plus y croire actuellement.

Des prisonniers 'de l'ETA'? Des centaines d'entre eux sont passés par la prison. Des personnes suspectées être de l'ETA? Des milliers d'entre elles sont passées par les commissariats. Des sympathisants? A quoi bon continuer... Mais pour ce qui est des dirigeants ou des adhérents de la Triple A, pas un seul.

Les responsables de l'ordre et des poursuites pénales demeurent les mêmes aujourd'hui que jadis. Et ici, au Pays Basque, rien n'a changé pour ce qui est de l'impunité et des questions de responsabilité.

La période d'Ibañez Freire en tant que directeur général de la Garde civile, lorsque Fraga était ministre de l'Intérieur, a également été au Pays Basque une époque de prolifération des actions dites d'extrême droite. La prolifération et les coïncidences reviennent.

L'augmentation des activités des groupes échappant à tout contrôle va généralement de pair, au Pays Basque, avec l'augmentation des forces policières de répression.

Ces commandos, car il faut bien leur donner un nom, ont l'air de se sentir comme un poisson dans l'eau au Pays Basque, alors qu'ils sont entourés d'une population qui leur est absolument hostile. Ceci est trop inexplicable pour ne pas avoir une explication évidente. Pour commettre leurs attentats, ils disposent d'informations précises, souvent plus détaillées que celles dont disposent les gens du pays.

Ils ont d'importants fichiers, mis à jour. Ils disposent de matériel de guerre et de fonds importants. Disposant de matériel et de fonds illimités, ils jouissent d'une impunité totale. Compte tenu de la période et des conditions dans lesquelles ils opèrent, on peut dire que l'impunité légale leur est d'avance garantie. Il ne sert à rien d'interdire de le voir.

Or cela compte pour le peuple. Et cela compte plus encore au Pays Basque que tous les systèmes provisoires d'autonomie, les consensus démocratiques et autres balivernes vides de sens ou formulées de façon abstraite, parce qu'il s'agit d'une réalité quotidienne visible et tangible.

Je ne crois sincèrement pas que les associations fascistes dont j'ai cité les sigles ci-dessus aient une existence indépendante en dehors de l'appareil de l'Etat. En d'autres termes, je ne crois pas à leur existence réelle. Malgré la prolifération des sigles, ce sont toujours les mêmes.

Derrière ces actions, il ne peut y avoir que le gouvernement, le parti du gouvernement et ses effectifs. Nous savons qu'ils vont de plus en plus utiliser, comme instrument politique, la chasse expéditive du dissident basque et son élimination physique. Libre à eux d'avoir cette absence de vision des réalités politiques! Mais, pour le prochain de nous qui tombera, il faut signaler les responsables, dès maintenant, avec le maximum de publicité."

2. Les poursuites pénales contre le requérant

a) L'instruction

8. Le 3 juillet 1979, le parquet ouvrit des poursuites contre M. Castells pour injures au gouvernement (article 161 du code pénal, paragraphe 20 ci-dessous). La juridiction d'instruction compétente, le Tribunal suprême, pria le Sénat de lever l'immunité parlementaire de l'intéressé; il le fit à la majorité le 27 mai 1981.

9. Le 7 juillet 1981, ledit tribunal inculpa le requérant d'injures graves au gouvernement et à des fonctionnaires de l'Etat (articles 161 par. 1 et 242 du code pénal). Il ordonna en outre sa détention provisoire, en ayant égard aux peines prévues pour les délits en question (six à douze ans d'emprisonnement, paragraphe 20 ci-dessous), mais lui accorda sa liberté sous caution, vu sa qualité de sénateur et le manque d'inquiétude (falta de alarma) provoquée par les délits en cause.

Le 28 septembre 1981, le tribunal réforma sa décision précédente. Il subordonnait la liberté provisoire de l'intéressé à la seule obligation de se présenter au juge à des intervalles réguliers. Outre les circonstances déjà mentionnées, il soulignait que M. Castells, lors de son interrogatoire, avait montré une attitude coopérative et affirmé que son article formulait simplement une dénonciation politique et n'entendait pas injurier, ni menacer, le gouvernement ou ses membres.

10. Le 12 décembre 1981, la défense du requérant récusa quatre des cinq membres de la chambre compétente du Tribunal suprême; d'après elle, leurs idées politiques et les fonctions exercées par eux sous le régime politique antérieur les disqualifiaient pour l'examen d'une affaire concernant la liberté d'opinion d'un individu qui, comme le requérant, avait été un opposant notoire à ce régime. Elle invoquait l'article 54 par. 9 du code de procédure pénale.

Après plusieurs incidents de procédure, dont une décision du Tribunal constitutionnel lui enjoignant, le 12 juillet 1982, de déclarer recevable la demande de récusation, le Tribunal suprême, statuant en séance plénière, la rejeta au fond le 11 janvier 1983. Sans doute les magistrats mis en cause avaient-ils, à l'époque, siégé à la chambre criminelle du Tribunal suprême et l'un d'entre eux avait-il présidé, de 1966 à 1968, le Tribunal de l'ordre public, mais ils n'avaient fait alors qu'appliquer la législation en vigueur.

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