Cour européenne des droits de l'homme25 mars 1985
Requête n°10/1983/66/101
Barthold
En l'affaire Barthold *,
* L'affaire porte le n° 10/1983/66/101. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. G. Wiarda, président,
Thór Vilhjálmsson, Mme D. Bindschedler-Robert, MM. L.-E. Pettiti,
C. Russo,
R. Bernhardt,
J. Gersing,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 25 octobre 1984 et 25 février 1985,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 12 octobre 1983, dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 8734/79) dirigée contre la République fédérale d'Allemagne et dont un ressortissant de cet Etat, le docteur Sigurd Barthold, vétérinaire, avait saisi la Commission le 13 juillet 1979 en vertu de l'article 25 (art. 25).
2. La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration allemande de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour but d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent, de la part de l'Etat défendeur, un manquement aux obligations lui incombant aux termes de l'article 10 (art. 10) de la Convention.
3. En réponse à l'invitation prescrite à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le Dr Barthold a exprimé le désir de participer à l'instance pendante devant la Cour et a désigné son conseil (article 30).
4. La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit M. R. Bernhardt, juge élu de nationalité allemande (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. G. Wiarda, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 27 octobre 1983, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, Mme D. Bindschedler-Robert, M. E. García de Enterría, M. L.-E. Pettiti et M. J. Gersing, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). Ultérieurement, M. C. Russo, juge suppléant, a remplacé M. García de Enterría, empêché (articles 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement).
5. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5), M. Wiarda a consulté par l'intermédiaire du greffier adjoint l'agent du gouvernement allemand ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et le conseil du requérant sur la nécessité d'une procédure écrite (article 37 par. 1). Le 8 décembre, il a décidé que lesdits agent et conseil auraient jusqu'au 1er mars 1984 pour présenter des mémoires auxquels le délégué pourrait répondre par écrit dans les deux mois du jour où le greffier lui aurait communiqué le dernier arrivé d'entre eux.
Le président a prorogé par deux fois le délai accordé à l'agent: le 21 février jusqu'au 30 mars, puis le 5 avril jusqu'au 11 mai.
Le 21 février, il a autorisé l'emploi de la langue allemande par le conseil du requérant (article 27 par. 3).
6. Le mémoire du requérant est parvenu au greffe le 21 février, celui du Gouvernement le 11 mai.
Déférant à un voeu du Gouvernement, le président a décidé le 14 mai qu'un document produit par l'agent le 11 ne serait ni publié ni accessible au public.
Le 18 mai, l'agent en a communiqué au greffier plusieurs autres.
Le 11 juillet, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué s'exprimerait lors des audiences.
7. Le 12 juillet, le président a fixé au 23 octobre la date d'ouverture de la procédure orale après avoir consulté agent du Gouvernement, délégué de la Commission et conseil du requérant par l'intermédiaire du greffier adjoint (article 38 du règlement). Le 2 octobre, il a autorisé les membres de la délégation du Gouvernement à utiliser l'allemand à cette occasion (article 27 par. 2).
8. A des dates diverses s'échelonnant du 24 juillet au 18 octobre, le greffe a reçu de la Commission, du requérant et du Gouvernement, selon le cas, des pièces et observations déposées tantôt à la demande du président, tantôt spontanément.
9. Les débats se sont déroulés en public le 23 octobre 1984, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
Mme I. Maier, Ministerialdirigentin au ministère fédéral de la Justice, agent,
Mme E. Steup, Ministerialrätin au même ministère,
M. H. Viehmann, Ministerialrat audit ministère,
conseillers;
- pour la Commission
M. F. Ermacora,
délégué;
- pour le requérant
Me E. Eyl, avocat,
conseil.
La Cour a entendu en leurs plaidoiries et déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, Mme Maier pour le Gouvernement, M. Ermacora pour la Commission et Me Eyl pour le requérant. L'agent du Gouvernement a fourni plusieurs documents à l'occasion des audiences.
FAITS
10. Le Dr Barthold, né en 1926, exerce la profession de vétérinaire à Hambourg-Fuhlsbüttel. En 1978 et jusqu'en mars 1980, son cabinet fonctionnait en tant que "clinique vétérinaire"; Hambourg en comptait huit à l'époque. Après l'avoir fermée le 5 mars 1980, le requérant l'a rouverte le 1er janvier 1983.
11. En vertu de la loi de Hambourg du 26 juin 1964 sur l'Ordre des vétérinaires (Tierärztekammergesetz - "la loi de 1964"), l'intéressé appartient à cet Ordre qui a pour tâche, entre autres, de veiller au respect par ses membres des obligations de la profession (articles 1 et 3 n° 2 de la loi de 1964). Celles-ci se trouvent définies notamment dans le code de déontologie des vétérinaires de Hambourg (Berufsordnung der Hamburger Tierärzteschaft, "le code de déontologie"), édicté le 16 janvier 1970 par l'Ordre en application de l'article 8 par. 1, n° 1, de la loi précitée, et approuvé le 10 février 1970 par le gouvernement (Senat) du Land de Hambourg (article 8 par. 3).
12. En qualité de directeur et propriétaire de clinique, le Dr Barthold assurait une permanence pour les urgences (article 19 du code de déontologie et n° 2 des directives du 27 août 1975 concernant l'établissement de cliniques vétérinaires - Richtlinien zur Einrichtung von tierärztlichen Kliniken; voir aussi le paragraphe 29 ci-dessous). Il n'en allait pas nécessairement de même des autres vétérinaires (praktische Tierärzte, paragraphe 28 ci-dessous).
Dès 1974, le requérant - l'un des auteurs des directives susmentionnées et qui avait insisté pour l'instauration d'une permanence dans les cliniques - plaida au sein de l'Ordre en faveur de l'organisation d'un service de nuit régulier, avec la participation, à tour de rôle, de tous les vétérinaires. Cependant, la majorité de ses confrères se prononça par deux fois, les 19 décembre 1974 et 7 décembre 1979, contre cette proposition (voir aussi le paragraphe 28 ci-dessous).
I. Les circonstances de l'espèce
A. L'article publié le 24 août 1978 dans le "Hamburger Abendblatt"
13. Le 24 août 1978 paraissait dans le quotidien Hamburger Abendblatt, sous la signature de Mme B., journaliste, un article intitulé "Tierärzte ab 20 Uhr schwer erreichbar - Warum 'Shalen' die Nacht doch noch überlebte" ("Difficulté de joindre un vétérinaire après 20 h - pourquoi 'Shalen' a néanmoins survécu à la nuit").
Long de 146 lignes s'étendant sur quatre colonnes, il comprenait un chapeau et, entre parenthèses, en caractères plus grands, les trois intertitres suivants: "Auf eine spätere Zeit vertröstet" ("Renvoyé à plus tard"), "Unfreundliche Absage" ("Refus désobligeant") et "Zur Not hilft die Polizei" ("La police vous aide en cas d'urgence").
Le chapeau, en caractères gras, se lisait ainsi:
"Lorsque le propriétaire d'un animal domestique cherche la nuit à trouver de l'assistance pour son chéri, il risque souvent de désespérer: aucun vétérinaire ne peut être atteint. Cette situation devrait s'améliorer maintenant. Une nouvelle loi sur les vétérinaires est projetée; elle s'alignera sur la loi de Hambourg concernant les médecins. Selon le Dr Jürgen Arndt, vétérinaire, président de l'Association du Land de Hambourg au sein de l'Association fédérale des vétérinaires (Bundesverband praktischer Tierärzte e.V.), 'elle réglera aussi le service d'urgence pendant la nuit'. Dès à présent, à la vérité, quelques cliniques assurent de temps à autre et volontairement un service de permanence; [d'autres] vétérinaires prêtent également assistance, mais cela non régulièrement et sans sécurité pour les propriétaires d'animaux. Ils ne le font que volontairement."
La journaliste relatait d'abord les efforts des propriétaires de la chatte "Shalen" pour découvrir un vétérinaire un soir entre 19 h 30 et 22 h. Après avoir téléphoné, sans succès, à deux cabinets et au service d'urgence, ils auraient eu enfin de la chance: "Le Dr Barthold, directeur de la clinique vétérinaire de Fuhlsbüttel, est intervenu." Et l'auteur de citer le requérant en ces termes: "Il était grand temps"; "elle [la chatte] n'aurait pas survécu à la nuit."
D'après Mme B., le cas d'espèce révélait un problème: l'insuffisance du service d'urgence, au moins pendant la semaine entre 20 h et 8 h. Puis venait le texte suivant:
"'J'estime que dans une grande ville comme Hambourg il doit y avoir un service régulier de soins pour les animaux', souligne le Dr Sigurd Barthold.
Dans ce cas," - ajoutait la journaliste en résumant sa conversation avec lui -, "les amis des animaux à Hambourg n'auraient plus à s'user les doigts pour joindre au téléphone un vétérinaire disposé à les aider. Dans ce cas, il ne s'agirait pas seulement des cliniques qui assurent volontairement une permanence 24 h sur 24. Dans ce cas, chacun des cinquante-trois médecins-vétérinaires serait de service de nuit une fois par mois si l'on en prévoyait deux par garde de nuit.
Qu'il existe bien un besoin de service d'urgence de nuit, le Dr Barthold l'explique en se référant au nombre d'appels que son cabinet reçoit entre 20 h et 8 h: 'Notre téléphone sonne de deux à douze fois par nuit. Bien sûr, ce ne sont pas toujours des cas d'urgence. Quelquefois, un conseil par téléphone suffit'."
L'auteur terminait son article en présentant, sous le troisième intertitre, les observations du Dr Jürgen Arndt, "vice-président de l'Ordre des vétérinaires de Hambourg et lui-même directeur d'une clinique à Harburg". Estimant qu'un service d'urgence par rotation "ne délierait pas les cliniques de leur service volontaire, mais les soulagerait", le Dr Arndt déclarait militer en faveur d'un tel service. Il annonçait que les autorités compétentes de Hambourg envisageaient l'élaboration de la loi sur les vétérinaires pour le quatrième trimestre. Jusqu'à l'entrée en vigueur de celle-ci, les propriétaires d'animaux devraient appeler un vétérinaire après l'autre - ou la police qui, en règle générale, consentirait à les aider.
Deux photos illustraient l'article. La plus grande, placée au centre, montrait une chatte, avec pour sous-titre: "Um das Leben der kleinen 'Shalen' wurde gekämpft - erfolgreich" ("On a lutté pour la vie de la petite 'Shalen' - avec succès"). La seconde, une photo d'identité insérée à côté du titre et du chapeau de l'article, représentait le requérant mais le sous-titre indiquait par erreur le nom du Dr Arndt.
Sous la photo de la chatte et en dehors de l'article figurait, sous le titre "Hamburg - Stadt der Tiere" ("Hambourg - ville des animaux"), un bref texte qui signalait le nombre des animaux domestiques, des vétérinaires et des cliniques vétérinaires de Hambourg ainsi que le numéro de téléphone du service d'urgence opérant les fins de semaine et les jours fériés.
14. Le 25 août 1978, le Hamburger Abendblatt publiait à nouveau, sous le titre "Unter dem Foto ein falscher Name" ("Un faux nom sous la photo"), la photo du requérant avec l'explication que voici: "Une erreur s'est glissée dans notre article d'hier sur le service d'urgence des vétérinaires. Sous la photo reproduite se trouvait malheureusement un faux nom. Il s'agit en réalité du Dr Sigurd Barthold, chef de la clinique vétérinaire de Fuhlsbüttel."
B. L'action en concurrence déloyale
15. Voyant dans l'article en question une publicité contraire au code de déontologie, des confrères du Dr Barthold s'en plaignirent à l'association "PRO HONORE - Verein für Treu und Glauben im Geschäftsleben e.V." ("Association Pro Honore pour la loyauté en affaires" - "Pro Honore"). Fondée en 1925 par les commerçants de Hambourg, elle a pour objet "de veiller à l'honnêteté et à la bonne foi dans tous les domaines de la vie économique" et "lutte notamment contre la concurrence déloyale, la fraude en matière de crédits et la corruption" (article 2 des statuts du 26 septembre 1979).
Entre 1978 et le 30 septembre 1980, Pro Honore travaillait simultanément comme filiale de la Zentrale zur Bekämpfung unlauteren Wettbewerbs e.V. Frankfurt am Main (l'Agence centrale de Francfort-sur-le-Main pour la lutte contre la concurrence déloyale - "l'Agence centrale"). Cette dernière, qui s'emploie depuis des décennies à réprimer la concurrence déloyale, compte parmi ses adhérents toutes les chambres d'industrie, de commerce et d'artisanat et quelque 400 autres associations, y compris l'Association fédérale des vétérinaires. L'Ordre des vétérinaires de Hambourg et la Deutsche Tierärzteschaft e.V., qui coiffe les Ordres et les associations privées de vétérinaires, ne sont pas membres de l'Agence centrale.
Aux termes de l'article 13 de la loi du 7 juin 1909 contre la concurrence déloyale (Gesetz gegen den unlauteren Wettbewerb - "la loi de 1909"), Pro Honore et l'Agence centrale peuvent intenter contre ceux qui participent à la vie économique des actions visant à les empêcher de porter atteinte à certaines normes de cette loi.
16. Le 4 septembre 1978, Pro Honore adressa une lettre au requérant. Des vétérinaires, écrivait-elle, lui avaient appris qu'il avait "suscité ou toléré, dans le Hamburger Abendblatt du 24 août 1978, de la publicité pour [son] propre compte". Et de citer certains passages de l'article incriminé. D'après l'association l'intéressé avait ainsi enfreint l'article 1 de la loi de 1909, combiné avec l'article 7 du code de déontologie.