Cour européenne des droits de l'homme26 mars 1987
Requête n°10/1985/96/144
Leander
En l'affaire Leander*,
* Note du greffier: L'affaire porte le n° 10/1985/96/144. Les deux premiers chiffres désignent son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
G. Lagergren,
F. Gölcüklü,
L.-E. Pettiti, Sir Vincent Evans, MM. C. Russo,
R. Bernhardt,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 mai, 31 mai et 28 août 1986, puis le 25 février 1987,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire a été portée devant la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 11 juillet 1985, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 9248/81) dirigée contre le Royaume de Suède et dont un ressortissant de cet Etat, M. Torsten Leander, avait saisi la Commission le 2 novembre 1980 en vertu de l'article 25 (art. 25).
2. La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration suédoise de reconnaissance de la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux obligations qui découlent des articles 8, 10 et 13 (art. 8, art. 10, art. 13) de la Convention.
3. En réponse à l'invitation prescrite à l'article 33 par. 3 d) du règlement, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance pendante devant la Cour et a désigné son conseil (article 30 du règlement).
4. La chambre de sept juges à constituer comprenait de plein droit M. G. Lagergren, juge élu de nationalité suédoise (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 2 octobre 1985, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir M. J. Cremona, M. G. Wiarda, M. L.-E. Pettiti, Sir Vincent Evans et M. R. Bernhardt, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43). M. J. Gersing, juge suppléant, a remplacé par la suite M. Wiarda, dont le mandat de juge avait expiré avant les audiences; ultérieurement, MM. F. Gölcüklü et C. Russo, juges suppléants, ont remplacé MM. Gersing et Cremona, empêchés (articles 2 par. 3, 22 par. 1 et 24 par. 1 du règlement).
5. Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du gouvernement suédois ("le Gouvernement"), le délégué de la Commission et le conseil du requérant au sujet de la nécessité d'une procédure écrite (article 37 par. 1). Le 12 décembre 1985, il a décidé que le conseil et, s'il le désirait, l'agent auraient jusqu'au 4 février 1986 pour déposer des mémoires auxquels le délégué pourrait répondre par écrit dans les deux mois du jour où le greffier lui aurait communiqué le dernier arrivé d'entre eux.
Le greffier a reçu le mémoire du requérant le 3 février. Par une lettre du même jour, l'agent du Gouvernement a indiqué que celui-ci n'avait pas l'intention d'en présenter un. Le 21 mars, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que le délégué formulerait ses observations de vive voix.
6. Le 3 avril 1986, le président a fixé au 26 mai 1986 la date d'ouverture de la procédure orale après avoir consulté agent du Gouvernement, délégué de la Commission et conseil du requérant par l'intermédiaire du greffier (article 38 du règlement).
Le 28 avril, la Commission a communiqué au greffier un certain nombre de documents qu'il avait demandés sur les instructions du président de la Cour. Le 12 mai sont parvenues au greffe d'autres pièces fournies par le requérant.
7. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
MM. H. Corell, ambassadeur, sous-secrétaire aux Affaires juridiques et consulaires, ministère des Affaires étrangères,
agent,
K. Bergenstrand, sous-secrétaire adjoint, ministère de la Justice,
S. Höglund, chef de division, Conseil national de la police,
conseillers;
- pour la Commission
M. H. Schermers,
délégué;
- pour le requérant
MM. D. Töllborg,
conseil,
J. Laestadius,
conseiller.
8. La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions et à celles de plusieurs juges, M. Corell pour le Gouvernement, M. Schermers pour la Commission et M. Töllborg pour le requérant.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
9. M. Torsten Leander, citoyen suédois né en 1951, exerce le métier de charpentier.
10. Le 20 août 1979, il commença de travailler comme remplaçant à un poste de technicien (vikarierande museitekniker) au musée naval de Karlskrona, dans le sud de la Suède. Le musée jouxte la base navale de Karlskrona, zone militaire interdite.
Le requérant a soutenu devant la Cour qu'il devait occuper cet emploi dix mois, pendant que le titulaire se trouvait en congé, mais dès le 3 septembre on l'aurait invité à le quitter en attendant le résultat d'une enquête à mener à son sujet en vertu de l'ordonnance de 1969 sur le contrôle du personnel (personalkontrollkungörelsen 1969:446, l'"ordonnance", paragraphes 18-34 ci-dessous). Selon lui, elle avait été demandée le 9 août 1979.
D'après le Gouvernement, M. Leander ne travailla que du 20 au 31 août 1979, comme l'indique une note signée le 27 août 1979 par le directeur du musée. Son engagement aurait découlé de deux erreurs de celui-ci. Premièrement, il n'était pas conforme à la procédure prescrite dans l'ordonnance et son règlement d'application d'embaucher quelqu'un avant une enquête le concernant. Deuxièmement, la vacance du poste n'avait pas été correctement notifiée.
11. Cette lacune fut réparée le 30 août 1979. Le délai de dépôt des candidatures expirait le 28 septembre 1979; le requérant ne présenta pas la sienne.
12. Il appert que le directeur l'avisa, le 25 septembre, que l'enquête avait abouti à une conclusion défavorable empêchant de l'employer au musée.
13. Sur le conseil du chef de la sécurité de la base navale, M. Leander écrivit au commandant en chef de la marine (chefen för marinen) afin de connaître les raisons de cette impossibilité.
Dans la réponse du commandant en chef, datée du 3 octobre 1979, on lisait notamment ceci:
"Le musée possède plusieurs entrepôts et objets historiques dans le secteur dont le chef de la base navale (örlogsbaschefen) garantit la sécurité. Selon les renseignements communiqués au commandant en chef de la marine, le titulaire du poste en question doit pouvoir circuler librement dans les zones soumises à des restrictions spéciales d'accès. Les règles d'accès à ces zones doivent donc s'appliquer aussi au personnel du musée.
Voilà pourquoi le chef de la base navale a demandé une enquête à votre sujet.
Elle a fourni sur vous au commandant en chef des éléments d'appréciation tels, du point de vue de la sécurité, qu'il a été décidé de ne pas vous accepter.
Toutefois, si vos fonctions au musée naval n'exigent pas l'accès aux installations navales de la base, le commandant en chef n'aperçoit pas de raison de s'opposer à votre engagement. Il faut noter que la décision de vous embaucher ou non relève d'une procédure distincte de la présente."
14. Le 22 octobre 1979, l'intéressé se plaignit au gouvernement, l'invitant à annuler l'appréciation du commandant en chef de la marine et à le déclarer apte à occuper l'emploi temporaire au musée naval, quelle que fût la possibilité de l'y réintégrer. Il affirmait en particulier avoir quitté un poste permanent à Dalarna, dans le nord de la Suède, lorsqu'il avait appris son engagement au musée naval; le résultat négatif de l'enquête risquait de le plonger dans la gêne, d'autant qu'il devait entretenir sa femme et son enfant. Dans sa plainte initiale puis dans une lettre du 4 décembre 1979, il réclama en outre des précisions sur les motifs ayant conduit à l'écarter.
Le gouvernement sollicita l'avis du commandant suprême des forces armées (överbefälhavaren), qui à son tour consulta le commandant en chef de la marine.
Dans une lettre du 7 novembre 1979, ce dernier expliqua que le premier lui avait communiqué, le 17 septembre 1979, les conclusions de l'enquête accompagnées de la proposition suivante:
"Accepté en accord avec l'appréciation du [commandant en chef de la marine], à condition que L. n'ait pas connaissance d'activités secrètes par son accès aux locaux du musée ou par son travail."
Selon ses renseignements, ajoutait-il, le directeur du musée voulait que la personne employée à ce poste jouît de la liberté de pénétrer et circuler dans la base navale; partant, il avait décidé le 21 septembre 1979 de ne pas embaucher le requérant.
Dans sa réponse au gouvernement, le commandant suprême des forces armées indiquait notamment:
"Toutefois, l'emploi de M. Leander pendant cette période (15 août - 1er septembre 1979) n'impliquait aucun accès à la base navale et le commandant en chef de la marine a dit ne pas s'opposer à un tel emploi. Le directeur du musée naval a, au contraire, affirmé que M. Leander devait avoir accès à la base navale.
Etant donné ce qui précède et que, si M. Leander avait accès à la base navale, il aurait accès à des installations ou informations secrètes, le commandant en chef de la marine a décidé de ne pas l'engager.
En examinant l'affaire, il a pleinement observé les règlements existants sur l'appréciation des qualifications d'une personne du point de vue de la sécurité.
(...)
Comme le commandant en chef de la marine, le commandant suprême des forces armées estime que le musée naval peut employer M. Leander si le titulaire du poste n'a pas besoin d'accéder à la base navale."
A l'avis du commandant suprême des forces armées se trouvait jointe une annexe secrète contenant les renseignements que le Conseil national de la police (rikspolisstyrelsen) avait fournis sur M. Leander. Ce dernier n'en a jamais reçu communication et elle ne figure point parmi les documents produits devant la Cour.
15. Par une lettre du 5 février 1980, le requérant saisit le gouvernement de nouveaux griefs. Ils portaient sur la décision du Conseil de ne pas lui communiquer, en vertu de l'article 13 de l'ordonnance, les informations le concernant (paragraphe 31 ci-dessous). L'intéressé priait le gouvernement de lui accorder, avant de se prononcer sur sa demande du 22 octobre 1979, le droit de prendre connaissance de ces informations et de les commenter.
Consulté sur ce point par le gouvernement, le Conseil national de la police répondit le 22 février 1980. Il concluait au rejet des griefs et ajoutait:
"L'inscription d'un renseignement au registre de la Sûreté se fonde pour l'essentiel sur un décret royal, secret, de 1973. Elle donne lieu, à plusieurs niveaux, à un examen préalable de la part de fonctionnaires chargés de contrôler la régularité de l'inscription de chaque renseignement. En cas de doute, la question de l'enregistrement est tranchée par le chef de la Sûreté.
Les informations portées sur le registre sont communiquées, conformément à l'article 9 de l'ordonnance (...), après décision prise par le Conseil (...) en séance plénière. Sur les six membres du Conseil choisis parmi les parlementaires, trois au moins doivent se trouver présents au moment de la décision sur des questions de contrôle du personnel. Dans le cas du requérant, ils étaient présents tous les six.
(...)
Selon l'article 13 de l'ordonnance (...), l'intéressé doit se voir offrir l'occasion de présenter ses observations si des raisons spéciales en créent le besoin. Cependant, le Conseil (..) n'a pas jugé nécessaire d'appliquer cette disposition au requérant, faute de raisons spéciales et, de plus, parce que la divulgation des renseignements aurait révélé en partie le contenu du décret royal secret, leur enregistrement ayant eu lieu en conformité avec ce texte."
M. Leander répliqua par une lettre du 11 mars 1980 au gouvernement. Il faisait valoir, notamment, que le Conseil aurait dû lui communiquer de vive voix et à titre confidentiel, pour le moins, les renseignements consignés à son sujet.
16. Le 14 mai 1980, le gouvernement repoussa en entier la plainte du requérant. Le dispositif de sa décision se lisait ainsi:
"Le gouvernement ne peut étudier l'aptitude d'une personne à un certain emploi qu'une fois saisi d'un recours relatif à une nomination. Or Leander n'a pas introduit pareil recours. Sa demande invitant le gouvernement à le déclarer digne de cet emploi provisoire ne saurait donc être examinée.
Il n'existe en l'espèce aucune circonstance particulière, au sens de l'article 13 de l'ordonnance (...), qui donnerait à Leander le droit de connaître les informations que le Conseil (...) a communiquées sur son compte au commandant suprême des forces armées.
Dans le surplus de son recours, Leander sollicite un extrait d'un fichier de police ou des indications sur le contenu de celui-ci.
Le gouvernement rejette cette demande (...).
Il n'examine pas la demande de Leander tendant à une nouvelle appréciation de sa personnalité, ni ne prend aucune mesure sur toute autre partie du recours."
17. Le requérant affirme devant la Cour qu'il continue d'ignorer la nature des renseignements secrets consignés sur lui.
A propos de ses antécédents personnels, il a fourni à la Commission et à la Cour les précisions suivantes. A l'époque considérée, il n'appartenait plus à aucun parti politique depuis 1976. Auparavant il avait été membre du Parti communiste suédois, ainsi que d'une association éditrice d'un journal contestataire, Fib/Kulturfront. Pendant son service dans l'armée, en 1971-1972, il avait milité au sein du syndicat des soldats et participé, comme délégué, au congrès de 1972 que, selon lui, la Sûreté avait noyauté. Sa seule condamnation date de ce temps-là: une amende de dix couronnes suédoises pour arrivée tardive à un défilé. Il avait aussi oeuvré dans le syndicat suédois des travailleurs du bâtiment et voyagé parfois en Europe de l'Est.
Il a toutefois indiqué que d'après les déclarations unanimes de fonctionnaires compétents, aucun des faits susmentionnés n'aurait dû provoquer l'issue défavorable du contrôle de personnel.