Jurisprudence : CEDH, 21-02-1990, Req. 3/1989/163/219, Powell et Rayner

CEDH, 21-02-1990, Req. 3/1989/163/219, Powell et Rayner

A6319AWX

Référence

CEDH, 21-02-1990, Req. 3/1989/163/219, Powell et Rayner. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1027875-cedh-21021990-req-31989163219-powell-et-rayner
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Cour européenne des droits de l'homme

21 février 1990

Requête n°3/1989/163/219

Powell et Rayner



En l'affaire Powell et Rayner*,

* Note du greffier: L'affaire porte le n° 3/1989/163/219. Le premier chiffre désigne son rang dans l'année d'introduction, les deux derniers sa place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celles des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.

La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement, en une chambre composée des juges dont le nom suit:

MM. R. Ryssdal, président,
Thór Vilhjálmsson,
L.-E. Pettiti, Sir Vincent Evans, M. A. Spielmann, Mme E. Palm, M. I. Foighel,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 30 septembre 1989 et 24 janvier 1990,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 16 mars 1989, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 § 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 9310/81) contre le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, introduite devant la Commission le 31 décembre 1980, en vertu de l'article 25 (art. 25), par la Federation of Heathrow Anti-Noise Groups, puis reprise à leur compte par deux citoyens britanniques, MM. Richard John Powell et Michael Anthony Rayner.

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 13 (art. 13).

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 § 3 d) du règlement, les requérants ont manifesté le désir de participer à l'instance et ont sollicité l'autorisation, que le président leur a octroyée, d'être représentés par une chargée de cours de droit d'une université britannique (article 30).

3. La Chambre à constituer comprenait de plein droit Sir Vincent Evans, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 § 3 b) du règlement). Le 30 mars 1989, celui-ci en a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, M. L.-E. Pettiti, M. J.A. Carrillo Salcedo, M. N. Valticos et Mme E. Palm, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 § 4 du règlement) (art. 43). Par la suite, MM. A. Spielmann et J. Pinheiro Farinha, suppléants, ont remplacé MM. Carrillo Salcedo et Valticos, empêchés; à son tour, le second nommé a été remplacé par M. I. Foighel (articles 22 § 1 et 24 § 1 du règlement).

4. Ayant assumé la présidence de la Chambre (article 21 § 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier adjoint, l'agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et la représentante des requérants au sujet de la nécessité d'une procédure écrite (article 37 § 1). Conformément à l'ordonnance ainsi rendue, le greffe a reçu le mémoire des requérants le 16 juin 1989 et celui du Gouvernement le 23.

Par une lettre du 18 août 1989, le secrétaire de la Commission a indiqué au greffier que le délégué s'exprimerait lors des audiences.

5. Après avoir recueilli l'opinion des comparants par les soins du greffier adjoint, le président a fixé au 27 septembre 1989 la date d'ouverture de la procédure orale (article 38).

6. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion préparatoire.

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

M. M.C. Wood, conseiller juridique, ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth,
agent, M. N. Bratza, Q.C.,
conseil, Mlle P. Henderson, ministère des Transports, M. E. Neve, ministère des Transports,
conseillers;

- pour la Commission

M. E. Busuttil,
délégué;

- pour les requérants

Mlle F. Hampson, chargée de cours à la Faculté de Droit de l'Université d'Essex,
conseil.

La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, M. Bratza pour le Gouvernement, M. Busuttil pour la Commission et Mlle Hampson pour les requérants.

7. A l'audience, puis à des dates diverses s'échelonnant du 10 octobre 1989 au 4 janvier 1990, Gouvernement et requérants ont déposé au greffe différents documents.

EN FAIT

A. Le contexte

8. Le premier requérant, Richard John Powell, directeur d'une entreprise minière, occupe avec sa famille à Esher, Surrey, une maison achetée par lui en 1957. Sise à plusieurs kilomêtres de l'aéroport de Heathrow, près de Londres, elle se trouve depuis 1972 dans l'axe d'une trajectoire d'envol utilisée environ un tiers de l'année, généralement en été, et divisée en deux sections en 1975 à la suite de plaintes contre le bruit excessif. Jusqu'en 1984 au moins, elle s'inscrivait juste à l'intérieur du périmêtre de 35 NNI (Noise and Number Index ou indice numérique de bruit), soit dans une zone réputée de faibles nuisances sonores (paragraphe 10 ci-dessous) et où vivent environ un demi-million d'autres personnes. Depuis 1984, la demeure figure dans un secteur accusant un indice NNI plus bas.

9. Le second requérant, Michael Anthony Rayner, exploite avec des parents des terres agricoles à Colnbrook, Berkshire; elles font partie du patrimoine familial depuis plusieurs générations. Il habite dans cette localité un pavillon acquis en 1952 par sa famille pour inclusion dans le domaine; il s'y est installé en 1961 à l'occasion de son mariage. Placé à quelque 2 kilomêtres à l'ouest de la piste nord de Heathrow et dans son prolongement direct, ledit pavillon est régulièrement survolé le jour et, à un moindre degré, la nuit. Il se situe dans le périmêtre de 60 NNI, ce qui révèle de fortes nuisances sonores pour les résidents. D'après les statistiques fournies par le Gouvernement, l'altitude moyenne des avions sur le point d'atterrir s'élève à 450 pieds lorsqu'ils passent au-dessus de la propriété de M. Rayner; celle des appareils venant de décoller varie de 1235 à 2365 pieds selon le type d'engins. Environ 6500 riverains de l'aéroport subissent des nuisances sonores égales ou supérieures à celles dont pâtissent M. Rayner et sa famille.

10. Le NNI est une mesure moyenne à long terme de l'exposition au bruit, employée au Royaume-Uni pour évaluer les nuisances résultant du bruit des avions pour les riverains des aéroports. Il intègre deux facteurs: le taux moyen de bruit et le nombre des avions entendus un jour normal d'été. Les vols déterminant le NNI à tout endroit au sol sont ceux qui ont lieu entre 6 et 18 h, temps de Greenwich, pendant les trois mois chargés de l'été, soit de la mi-juin à la mi-septembre, et qui atteignent un niveau maximal de bruit supérieur à 80 décibels de bruit perçu (PNdB) à cet endroit. Le NNI tend à traduire les réactions de la population face au niveau du bruit des avions, de manière à orienter la politique d'urbanisme, d'aménagement du territoire et de contrôle du bruit. Il compte ainsi parmi les critères appliqués en matière de plan: à l'intérieur des périmêtres de 35 à 39 NNI un terrain peut servir à l'urbanisation, un refus de permis de construire ne pouvant se fonder uniquement sur des nuisances sonores; il n'en va pas de même dans les périmêtres de 40 à 50 NNI (zone de nuisances sonores modérées), sauf s'il s'agit de compléter un secteur déjà bâti et moyennant une insonorisation adéquate; enfin, aucun développement n'est autorisé dans les périmêtres de 60 NNI et plus (zone de fortes nuisances sonores). A noter que le mode de calcul du NNI reflète un élément logarithmique de l'échelle des PNdB, de sorte que chaque augmentation de dix points sur celle-ci représente à peu près un doublement du niveau du bruit.

B. La croissance de l'aéroport de Heathrow

11. L'ouverture officielle de l'aéroport remonte à mai 1946. Le premier service de lignes régulières utilisant des avions à réaction date de 1952. Trois terminaux furent inaugurés en 1955, 1961 et 1968, un quatrième en 1986 après une enquête publique qui dura 24 semaines marquées par l'audition de 125 témoins. Quant à l'expansion future, le Gouvernement a défini sa politique dans un livre blanc de 1985 ("Airports Policy"): il n'est "pas disposé à prendre au stade actuel un engagement quelconque sur la création d'un cinquième terminal à Heathrow, mais suivra la question de près" (Command Paper, Cmnd 9542, paragraphe 5.19).

12. Heathrow, l'un des aéroports internationaux les plus fréquentés du monde, a enregistré trois millions de passagers en 1956, plus d'un million rien qu'en juillet 1963, 22.400.000 sur les lignes internationales et 4.400.000 sur les lignes intérieures en 1973, chiffres passés respectivement à 37,5 et 6,8 millions en 1988. Cette évolution s'est accompagnée au fil des ans d'une augmentation des mouvements d'appareils. Plus de 22 % des passagers utilisent l'aéroport comme point de transit. Il accueille actuellement plus de 70 compagnies aériennes et dessert quelque 200 destinations dans le monde entier. Il arrive en tête au Royaume-Uni pour les échanges visibles, les opérations de fret ayant été estimées à 26,3 milliards de livres en 1988. Il entre pour environ 200 millions de livres dans la balance britannique des paiements, emploie directement quelque 48.600 personnes, auxquelles s'ajoutent de nombreux travailleurs de la région contribuant au fonctionnement du complexe, et verse plus de 16 millions de livres d'impôts locaux et de loyers.

C. Mesures d'indemnisation

13. La loi de 1973 sur l'indemnisation des propriétaires fonciers (Land Compensation Act) prévoit un dédommagement si une maison ou un terrain perd de sa valeur à cause du bruit d'un aéroport; elle ne concerne toutefois que les installations, neuves ou transformées, entrées en service après le 16 octobre 1969. Pour des raisons de principe et d'ordre pratique, l'intensification d'un usage existant ne donne pas lieu à compensation. MM. Powell et Rayner n'auraient droit à aucune indemnité sur la base de ladite loi, faute de pareille installation dans le cas de Heathrow.

14. Organe public créé par une loi, la British Airports Authority n'avait pas le pouvoir d'acquérir des immeubles proches d'un aéroport, à moins de prouver qu'il y allait du bon fonctionnement de celui-ci. En décembre 1986, une fois achevés le quatrième terminal (paragraphe 11 ci-dessus) et la privatisation dudit organe, la compagnie lui ayant succédé annonça un plan d'achat de propriétés gravement touchées par le bruit des avions près de Heathrow (à l'intérieur du périmêtre de 65 NNI), lorsque le propriétaire avait acquis le bien avant le 17 octobre 1969 et souhaitait le vendre mais ne trouvait pas d'amateur, sauf à vil prix. Les demandes devaient être introduites entre le 1er janvier 1987 et le 31 décembre 1988. Le plan ne couvrait pas les propriétés des requérants, sises en dehors du périmêtre de 65 NNI.

15. Toute personne victime de nuisances imputables à une activité qui gêne plus que de raison l'utilisation et la jouissance d'une propriété, notamment par le bruit, peut saisir les tribunaux en vertu de la common law. Si la responsabilité se trouve établie, le juge peut accorder un dédommagement ou, dans certaines circonstances, ordonner la cessation des troubles. Cependant, la loi de 1960 sur la réduction du bruit (Noise Abatement Act) exclut explicitement de son champ d'application le bruit provoqué par les avions. La responsabilité des exploitants d'aéronefs est en outre limitée par l'article 76 § 1 de la loi de 1982 sur l'aviation civile (Civil Aviation Act):

"Nul ne peut fonder une action pour troubles de la jouissance ou nuisances sur le seul motif qu'un avion survole sa propriété à une altitude raisonnable eu égard au vent, au temps et à toute autre circonstance pertinente, y compris les incidents habituels aux vols d'aéronefs, pour autant qu'il n'y ait eu violation ni d'une ordonnance sur la navigation aérienne, ou édictée en vertu de l'article 62 ci-dessus, ni de l'article 81 ci-dessous."

Le paragraphe 2 du même article prévoit de son côté une responsabilité objective - c'est-à-dire n'exigeant pas la preuve d'une faute, intentionnelle ou non - lorsqu'une personne ou une propriété subissent, sur la terre ferme ou sur une étendue d'eau, une perte ou un dommage matériels causés, entre autres, par un avion en vol ou un objet tombant d'un avion. Des clauses analogues à l'article 76 figuraient dans la législation antérieure sur l'aviation civile (par exemple l'article 9 de la loi de 1920 sur la navigation aérienne et l'article 40 de la loi de 1949 sur l'aviation civile).

L'article 76 rappelle l'article 1 de la Convention de Rome de 1952 relative aux dommages causés aux tiers à la surface par des aéronefs étrangers, ainsi libellé:

"Toute personne qui subit un dommage à la surface a droit à réparation dans les conditions fixées par la présente Convention, par cela seul qu'il est établi que le dommage provient d'un aéronef en vol ou d'une personne ou d'une chose tombant de celui-ci. Toutefois, il n'y a pas lieu à réparation, si le dommage n'est pas la conséquence directe du fait qui l'a produit, ou s'il résulte du seul fait du passage de l'aéronef à travers l'espace aérien conformément aux règles de la circulation aérienne applicables." (Nations Unies, Recueil des traités, 1958, vol. 310, n° 4493, p. 183)

En janvier 1990, cette Convention liait trente-six Etats, dont quatre membres du Conseil de l'Europe: la Belgique, l'Italie, le Luxembourg et l'Espagne, mais non le Royaume-Uni.

16. L'article 76 § 1 de la loi de 1982 n'exempte pas les exploitants d'aéronefs de toute responsabilité pour des troubles de jouissance ou nuisances dus à un appareil en vol. En premier lieu, l'exonération ne vaut que pour les avions volant à une altitude raisonnable, question de fait à trancher à la lumière de l'ensemble des circonstances pertinentes. De plus, elle ne joue que sous réserve du respect des dispositions légales visées à l'article 76 § 1, à savoir, en pratique, l'ordonnance (amendée) de 1985 sur la navigation aérienne, le règlement général (amendé) de 1981 sur la navigation aérienne, le règlement (amendé) de 1985 sur la navigation aérienne et le contrôle du trafic aérien ainsi que - texte d'une importance particulière en l'espèce - l'ordonnance de 1987 sur l'homologation phonique (Noise Certification) des aéronefs (et les dispositions correspondantes des ordonnances et règlements antérieurs successifs). Si donc, par exemple, un avion vole d'une manière non conforme aux règlements en vigueur, ou s'il décolle ou atterrit en infraction à l'ordonnance précitée de 1987, son exploitant ne pourra invoquer l'article 76 à l'encontre d'une action pour troubles de jouissance ou nuisances.

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