Tribunal de première instance des Communautés européennes27 octobre 1994
Affaire n°T-34/92
Fiatagri UK Ltd et New Holland Ford Ltd
c/
Commission des Communautés européennes
61992A0034
Arrêt du Tribunal de première instance (deuxième chambre)
du 27 octobre 1994.
Fiatagri UK Ltd et New Holland Ford Ltd
contre
Commission des Communautés européennes.
Concurrence - Système d'échange d'informations - Effet anticoncurrentiel - Refus d'exemption.
Affaire T-34/92.
Recueil de Jurisprudence 1994 page II-0905
1. Actes des institutions - Présomption de validité - Contestation - Recours par le juge communautaire à des mesures d'instruction - Conditions
(Traité CEE, art. 189)
2. Concurrence - Procédure administrative - Auditions - Procès-verbal - Modification - Information des entreprises en cause - Modalités
3. Actes des institutions - Motivation - Obligation - Portée - Décision s'inscrivant dans la ligne de décisions précédentes - Nécessité d'une motivation explicite dans le seul cas d'avancée par rapport à la pratique antérieure
(Traité CEE, art. 190)
4. Actes des institutions - Motivation - Obligation - Portée - Décision d'application des règles de concurrence - Décision de la Commission refusant une exemption
(Traité CEE, art. 85, § 3, et 190)
5. Concurrence - Ententes - Interdiction - Cessation des infractions - Injonctions adressées aux entreprises - Caractère déclaratif d'une injonction de ne pas s'engager dans une collaboration du type de celle s'étant vu refuser une exemption
(Traité CEE, art. 85, § 1; règlement du Conseil n° 17, art. 3, § 1)
6. Concurrence - Ententes - Atteinte à la concurrence - Accord n'ayant pas d'objet anticoncurrentiel - Appréciation au niveau des effets sur le marché - Critères
(Traité CEE, art. 85, § 1)
7. Concurrence - Ententes - Atteinte à la concurrence - Accord créant un système d'échange d'informations ne concernant pas les prix et ne constituant pas le support d'un autre mécanisme anticoncurrentiel - Admissibilité sur un marché concurrentiel - Inadmissibilité sur un marché oligopolistique
(Traité CEE, art. 85, § 1)
8. Concurrence - Ententes - Interdiction - Exemption - Caractère cumulatif des conditions d'exemption
(Traité CEE, art. 85, § 3)
9. Concurrence - Ententes - Interdiction - Exemption - Obligation de l'entreprise d'établir le bien-fondé de sa demande
(Traité CEE, art. 85, § 3)
1. En l'absence de tout indice de nature à mettre en cause sa validité, une décision de la Commission doit bénéficier de la présomption de validité qui s'attache aux actes communautaires. Faute pour les requérantes de produire le moindre indice de nature à détruire cette présomption, il n'appartient pas au juge communautaire d'ordonner des mesures d'instruction pour vérifier si les formalités prescrites par le règlement intérieur de la Commission ont été, en l'espèce, respectées.
2. La circonstance qu'une modification du procès-verbal de l'audition d'une entreprise mise en cause dans une procédure d'application des règles de concurrence a été portée directement à la connaissance de celle-ci et non de son conseil n'est pas de nature à remettre en cause la validité de l'information ainsi communiquée.
3. Si une décision qui se place dans la ligne d'une pratique décisionnelle constante peut être motivée d'une manière sommaire, notamment par une référence à cette pratique, il incombe à la Commission de développer son raisonnement d'une manière explicite lorsqu'une décision va sensiblement plus loin que les décisions précédentes.
4. Si, s'agissant de l'interprétation de l'article 85, paragraphe 2, du traité, la nullité d'un contrat doit être limitée à celles de ses stipulations qui présentent un caractère anticoncurrentiel, dans tous les cas où ces stipulations sont séparables du reste du contrat, et si, par conséquent, il appartient à la Commission, dans le cas contraire, de préciser, dans les motifs de sa décision, les raisons pour lesquelles ces éléments ne lui paraissaient pas séparables de l'ensemble de l'accord, cette interprétation n'est pas transposable purement et simplement dans le cas de l'examen d'une demande d'exemption, effectuée au titre de l'article 85, paragraphe 3, du traité. En effet, dans cette dernière hypothèse, il appartient à la Commission, pour répondre à la demande dont elle est saisie par les entreprises à l'origine de la notification soumise à son appréciation, de se déterminer par rapport au contrat tel qu'il lui a été notifié, sauf à obtenir des parties, au cours de l'instruction de l'affaire, tel ou tel aménagement du contrat tel que notifié.
5. L'article 85, paragraphe 1, du traité énonce une interdiction de principe à l'égard des accords qui présentent un caractère anticoncurrentiel. Cette disposition d'ordre public s'impose donc aux entreprises concernées, indépendamment de toute injonction que la Commission pourrait adresser à celles-ci.
Doit de ce fait être considérée comme purement déclarative l'interdiction, contenue dans le dispositif d'une décision refusant une exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, du traité, pour les entreprises ayant procédé à la notification de s'engager dans toute forme de collaboration ayant un objet identique ou similaire à celui de l'accord notifié.
6. En l'absence d'objet anticoncurrentiel, un accord ne peut être incriminé qu'au titre de ses effets sur le marché. Dans cette hypothèse, il convient d'apprécier ses effets anticoncurrentiels éventuels par référence au jeu de la concurrence tel qu'il se produirait effectivement à défaut de l'accord litigieux.
7. Un accord créant un système d'échange d'informations ne concernant pas les prix et ne constituant pas le support d'un autre mécanisme anticoncurrentiel est de nature, sur un marché véritablement concurrentiel, à concourir à l'intensification de la concurrence au niveau de l'offre, dès lors que la circonstance qu'un opérateur économique tienne compte des informations dont il dispose pour adapter son comportement sur le marché n'est pas de nature, compte tenu du caractère atomisé de l'offre, à atténuer ou à supprimer, pour les autres opérateurs économiques, toute incertitude quant au caractère prévisible des comportements de ses concurrents. En revanche, une généralisation, entre les acteurs assurant la majeure partie de l'offre, d'un échange, selon une périodicité rapprochée, d'informations précises est de nature, sur un marché oligopolistique fortement concentré et où la concurrence est déjà fortement atténuée et l'échange d'informations facilité, à altérer sensiblement la concurrence qui subsiste entre les opérateurs économiques. En effet, dans une telle hypothèse, la mise en commun régulière et rapprochée des informations relatives au fonctionnement du marché a pour effet de révéler périodiquement, à l'ensemble des concurrents, les positions sur le marché et les stratégies des différents concurrents.
8. Les quatre conditions posées par l'article 85, paragraphe 3, du traité, pour qu'un accord régulièrement notifié à la Commission bénéficie d'une décision individuelle d'exemption, sont cumulatives de telle sorte que, si l'une d'entre elles fait défaut, la Commission peut légalement rejeter la demande dont elle est saisie.
9. Dans le cas où une décision individuelle d'exemption à l'interdiction des ententes est sollicitée, il appartient, en premier lieu, aux entreprises intéressées de présenter à la Commission les éléments de preuve de nature à établir que l'accord remplit les conditions posées par l'article 85, paragraphe 3, du traité.
dans l'affaire T-34/92,
Fiatagri UK Limited, société de droit anglais, établie à Basildon (Royaume-Uni),
et
New Holland Ford Limited, société de droit anglais, anciennement Ford New Holland Limited, établie à Basildon,
représentées par Mes Mario Siragusa, avocat au barreau de Rome, et Giuseppe Scassellati-Sforzolini, avocat au barreau de Bologne, ayant élu domicile à Luxembourg en l'étude de Me Arendt, 8-10, rue Mathias Hardt,
parties requérantes,
contre
Commission des Communautés européennes, représentée par M. Julian Currall, membre du service juridique, en qualité d'agent, assisté de MM. Stephen Kon, solicitor, et Leonard Hawkes, barrister, du barreau d'Angleterre et du pays de Galles, ayant élu domicile à Luxembourg auprès de M. Georgios Kremlis, membre du service juridique, Centre Wagner, Kirchberg,
partie défenderesse,
ayant pour objet l'annulation de la décision 92/157/CEE de la Commission, du 17 février 1992, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV/31.370 et 31.446 - UK Agricultural Tractor Registration Exchange, JO L 68, p. 19),
LE TRIBUNAL DE PREMIERE INSTANCE
DES COMMUNAUTÉS EUROPÉENNES (deuxième chambre),
composé de MM. J. L. Cruz Vilaça, président, C. P. Briët, D. P. M. Barrington, A. Saggio et J. Biancarelli, juges,
greffier: M. H. Jung,
vu la procédure écrite et à la suite de la procédure orale du 16 mars 1994,
rend le présent
Arrêt
Les faits à l'origine du recours
1 L'Agricultural Engineers Association Limited (ci-après "AEA") est un groupement professionnel ouvert à tous les constructeurs ou importateurs de tracteurs agricoles opérant au Royaume-Uni. A la date des faits, elle comprenait environ 200 membres, dont notamment Case Europe Limited, John Deere Limited, Fiatagri UK Limited, Ford New Holland Limited, Massey-Ferguson (United Kingdom) Limited, Renault Agricultural Limited, Same-Lamborghini (UK) Limited, Watveare Limited. Les requérantes sont donc toutes deux membres de l'AEA.
a) La procédure administrative
2 Le 4 janvier 1988, l'AEA a notifié à la Commission en vue d'obtenir, à titre principal, une attestation négative et, à titre subsidiaire, une déclaration individuelle d'exemption, un accord concernant un système d'échange d'informations basé sur des données relatives aux immatriculations de tracteurs agricoles, détenues par le ministère des Transports du Royaume-Uni, intitulé "UK Agricultural Tractor Registration Exchange" (ci-après "première notification"). Cet accord d'échange d'informations se substituait à un accord antérieur, datant de 1975 qui, quant à lui, n'avait pas été notifié à la Commission. Ce dernier accord avait été porté à la connaissance de celle-ci en 1984, à l'occasion d'investigations effectuées à la suite d'une plainte dont elle avait été saisie, pour entraves aux importations parallèles.
3 L'adhésion à l'accord notifié est ouverte à tous les fabricants ou importateurs de tracteurs agricoles au Royaume-Uni, qu'ils aient ou non la qualité d'adhérent à l'AEA. Celle-ci assure le secrétariat de l'accord. Selon les requérantes, le nombre d'adhérents à l'accord a varié au cours de la période d'instruction de l'affaire, au gré des mouvements de restructuration qui ont affecté la profession; à la date de la notification, huit constructeurs, dont les requérantes, participaient à l'accord. Les parties à cet accord sont les huit opérateurs économiques cités au point 1 ci-dessus, qui détiennent, selon la Commission, 87 à 88 % du marché des tracteurs au Royaume-Uni, plusieurs petits constructeurs se partageant le reste du marché.
4 Le 11 novembre 1988, la Commission a adressé une communication des griefs à l'AEA, à chacun des huit adhérents concernés par la première notification, ainsi qu'à Systematics International Group of Companies Limited (ci-après "SIL"), société de service informatique chargée du traitement et de l'exploitation des données contenues dans le formulaire V55 (voir, ci-après, point 6). Le 24 novembre 1988, les participants à l'accord ont décidé sa suspension. Selon les requérantes, l'accord a, ultérieurement, été remis en vigueur, mais sans diffusion d'informations permettant de connaître les ventes des concurrents, qu'elles soient nominatives ou agrégées. Au cours d'une audition devant la Commission, ils ont fait valoir, en se prévalant notamment d'une étude réalisée par le Pr Albach, membre du Berlin Science Center, que les informations transmises avaient une influence bénéfique sur la concurrence. Le 12 mars 1990, cinq membres de l'accord - dont les requérantes - ont notifié à la Commission un nouvel accord (ci-après "seconde notification") de diffusion d'informations, appelé "UK Tractor Registration Data System" (ci-après "Data System"), en s'engageant à ne pas appliquer le nouveau système avant d'avoir obtenu la réponse de la Commission à leur notification. Selon les requérantes, ce nouvel accord, d'une part, apporte une réduction sensible du nombre et de la fréquence des informations obtenues dans le cadre de l'accord et, d'autre part, supprime tous les éléments "institutionnels" qui avaient été contestés par la Commission, dans sa communication des griefs, précitée.
5 Par la décision 92/157/CEE, du 17 février 1992, relative à une procédure d'application de l'article 85 du traité CEE (IV/31.370 et 31.446 - UK Agricultural Tractor Registration Exchange, JO L 68, p. 19, ci-après "Décision"), la Commission a:
° constaté que l'accord d'échange d'informations sur les immatriculations de tracteurs agricoles tombe sous le coup de l'article 85, paragraphe 1, du traité, "dans la mesure où il donne lieu à un échange d'informations permettant à chaque constructeur de connaître les ventes de chacun de ses concurrents, ainsi que les ventes et les importations réalisées par ses propres concessionnaires" (article 1er);
° rejeté la demande d'exemption au titre de l'article 85, paragraphe 3, du traité (article 2);
° enjoint à l'AEA et aux membres de l'accord de mettre fin à l'infraction, si ce n'était déjà fait, et de s'abstenir à l'avenir de participer à tout accord ayant un objet ou un effet identique ou similaire (article 3).
b) Le contenu de l'accord et son contexte juridique
6 Pour être admis à circuler sur la voie publique au Royaume-Uni, tout véhicule doit, selon la loi nationale, être immatriculé auprès du Department of Transport. Un formulaire spécial, le formulaire administratif V55, doit être utilisé pour présenter la demande d'immatriculation du véhicule. En vertu d'un arrangement conclu avec le ministère des Transports du Royaume-Uni, celui-ci transmet à la SIL certaines des informations recueillies par lui, à l'occasion de l'immatriculation des véhicules. Selon les requérantes, cet arrangement est identique à celui conclu avec les constructeurs et importateurs d'autres catégories de véhicules.
7 Les parties sont en désaccord sur un certain nombre de questions de fait concernant les informations figurant sur ce formulaire et leur utilisation. Ces désaccords peuvent être résumés ainsi.
8 Les requérantes insistent sur le fait que, compte tenu, d'une part, de l'origine administrative des informations diffusées aux membres de l'accord et, d'autre part, du fait que les stocks des revendeurs sont limités, il peut s'écouler un laps de temps significatif entre la date de la commande et celle de la livraison d'un tracteur, qui précède elle-même la mise en circulation du véhicule sur la voie publique et, par suite, la transmission des informations aux membres de l'accord. Il peut donc s'écouler un délai plus ou moins long entre la date de la vente et celle de l'immatriculation et, par suite, il n'y a pas, estiment les requérantes, de "photographie instantanée" du marché, de sorte que les informations recueillies ne revêtiraient qu'un caractère approximatif. La SIL exploiterait les informations figurant sur le formulaire administratif, après quoi celui-ci serait détruit, sans que les membres de l'accord en aient été les destinataires directs.