Jurisprudence : CEDH, 25-03-1992, Req. 57/1990/248/319, B. c/ France

CEDH, 25-03-1992, Req. 57/1990/248/319, B. c/ France

A7476AHD

Référence

CEDH, 25-03-1992, Req. 57/1990/248/319, B. c/ France. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1008378-cedh-25031992-req-571990248319-b-c-france
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Cour européenne des droits de l'homme

25 mars 1992

Requête n°57/1990/248/319

B. c. France



En l'affaire B. c. France*,

La Cour européenne des Droits de l'Homme, statuant en séance plénière par application de l'article 51 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:

MM. J. Cremona, président,
Thór Vilhjálmsson,
Mme D. Bindschedler-Robert,
MM. F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh,
R. Macdonald,
C. Russo,
R. Bernhardt,
A. Spielmann,
N. Valticos,
S.K. Martens,
Mme E. Palm,
MM. R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,
F. Bigi,
Sir John Freeland,
M. A.B. Baka,

ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 27 septembre 1991, puis les 23 et 24 janvier 1992,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:

* Note du greffier: l'affaire porte le numéro 57/1990/248/319. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celles des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.


PROCEDURE

1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 12 novembre 1990, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (n° 13343/87) dirigée contre la République française et dont une ressortissante de cet Etat, Mlle B., avait saisi la Commission le 28 septembre 1987 en vertu de l'article 25 (art. 25).

La requérante - on utilisera le féminin à son propos, conformément au sexe qu'elle revendique - a prié la Cour de ne pas divulguer son identité.

La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 3 et 8 (art. 3, art. 8).

2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, la requérante a manifesté le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).

3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43* de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 22 novembre 1990, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, Sir Vincent Evans, M. R. Macdonald, M. C. Russo, M. A. Spielmann, M. S.K. Martens et Mme E. Palm, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).

* Note du greffier: tel que l'a modifié le Protocole n° 8 (P8), entré en vigueur le 1er janvier 1990.

4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du gouvernement français ("le Gouvernement"), la déléguée de la Commission et le représentant de la requérante au sujet de la nécessité d'une procédure écrite (article 37 par. 1). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire de Mlle B. le 19 février 1991, celui du Gouvernement le 21 et les observations écrites de la déléguée de la Commission le 22 avril 1991.

5. Le 4 mars 1991, le président avait fixé au 25 septembre 1991 la date d'ouverture de la procédure orale après avoir recueilli l'opinion des comparants par les soins du greffier (article 38 du règlement).

6. Le 28 juin 1991, la chambre a décidé de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière (article 51).

7. Le 19 juillet, le Gouvernement a formulé des observations complémentaires et la Commission a produit les pièces de la procédure suivie devant elle, ainsi que le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.

8. Les débats se sont déroulés en public le jour dit, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg, sous la présidence de M. le vice-président Cremona qui remplaçait M. Ryssdal, empêché (article 21 par. 5, second alinéa).

Ont comparu:

- pour le Gouvernement

MM. J.-P. Puissochet, directeur des affaires juridiques au ministère des Affaires étrangères, agent, P. Titiun, magistrat détaché à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, D. Ponsot, magistrat détaché à la direction des affaires civiles et du Sceau du ministère de la Justice,
conseils;

- pour la Commission

Mme J. Liddy,
déléguée;

- pour la requérante

Me A. Lyon-Caen, Me F. Fabiani, Me F. Thiriez, tous trois avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation, Me A. Sevaux, avocate,
conseils.

La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, M. Puissochet pour le Gouvernement, Mme Liddy pour la Commission, Me Lyon-Caen et Me Fabiani pour la requérante.


EN FAIT

I. Les circonstances de l'espèce

9. Citoyenne française née en 1935 à Sidi Bel Abbès, en Algérie, la requérante fut déclarée de sexe masculin à l'officier de l'état civil, sous les prénoms de Norbert et Antoine.

A. La genèse de l'affaire

10. Aînée de cinq enfants, Mlle B. adopta dès son plus jeune âge un comportement féminin. Considérée par ses frères et soeurs comme une fille, elle se serait mal adaptée à un milieu scolaire ignorant toute mixité.

Elle accomplit en Algérie, en tant qu'homme, son service militaire, pendant lequel elle manifesta un comportement homosexuel.

Après s'être vouée pendant cinq ans à l'alphabétisation de jeunes Kabyles, elle quitta l'Algérie en 1963 et s'établit à Paris, où elle travailla dans un cabaret sous un pseudonyme.

11. Angoissée par sa féminité, elle souffrait de dépressions nerveuses qui culminèrent en 1967, époque à laquelle elle fut hospitalisée pendant un mois. Le médecin qui la soignait depuis 1963 observa une hypotrophie de ses organes génitaux masculins et prescrivit une hormonothérapie féminisante qui entraîna rapidement un développement mammaire et la féminisation de sa physionomie. La requérante adopta désormais un habillement féminin. En 1972, elle se soumit au Maroc à une intervention chirurgicale, consistant dans l'exérèse des organes génitaux externes et la création d'une cavité vaginale (paragraphe 18 ci-dessous).

12. Mlle B. vit aujourd'hui avec un homme qu'elle a rencontré peu avant son opération et qu'elle a immédiatement informé de sa situation. Elle ne se produit plus sur scène et les réactions d'hostilité qu'elle susciterait l'auraient empêchée de trouver un emploi.

B. L'action intentée par la requérante

1. Devant le tribunal de grande instance de Libourne

13. Désireuse d'épouser son compagnon, Mlle B. assigna en justice le procureur de la République de Libourne le 18 avril 1978 pour voir

"dire et juger que déclaré[e] à l'état civil de son lieu de naissance du sexe masculin, [elle] présent[ait] en réalité une constitution féminine; dire et juger qu'[elle était] du sexe féminin; ordonner la rectification de son acte de naissance; dire qu'[elle] portera[it] désormais les prénoms de Lyne Antoinette".

14. Le 22 novembre 1979, le tribunal de grande instance de Libourne la débouta pour les raisons ci-après:

"(...)

Attendu qu'il ressort clairement du rapport des experts et qu'il n'est d'ailleurs pas contesté que [B.], correctement déclaré à sa naissance de sexe masculin, a évolué vers une morphologie, un habitus et un comportement féminins en raison semble-t-il d'une hypogénésie congénitale (...) et de tendances psychiques après traitement hormonal et opérations chirurgicales;

Qu'il apparaît ainsi que la mutation de sexe a été volontairement obtenue par des procédés artificiels;

Qu'il ne peut être fait droit à la demande de Norbert [B.] sans porter atteinte au principe de l'indisponibilité de l'état des personnes;

(...)."

2. Devant la cour d'appel de Bordeaux

15. La requérante ayant interjeté appel, la cour de Bordeaux confirma le jugement de première instance le 30 mai 1985. Elle déclara notamment:

"(...) contrairement (...) à ce que soutient Monsieur [B.], son état actuel n'est pas 'le résultat d'éléments irréversibles et innés préexistants à l'opération et d'une intervention chirurgicale commandée par les nécessités thérapeutiques' et l'on ne peut davantage considérer que les traitements auxquels s'est volontairement soumis Monsieur [B.] aient abouti à la révélation du véritable sexe caché de l'intéressé, mais ils relèvent au contraire d'une volonté délibérée du sujet sans qu'aucun traitement autre ait été tenté et sans que ces interventions aient été impérativement commandées par l'évolution biologique de Monsieur [B.].

(...)."

3. Devant la Cour de cassation

16. Mlle B. se pourvut en cassation. Son unique moyen était ainsi rédigé:

"Le moyen reproche à l'arrêt attaqué d'avoir débouté l'exposant de sa demande en rectification d'état civil,

Aux motifs que si, nonobstant le principe de l'indisponibilité de l'état des personnes, une modification peut intervenir lorsque la 'nécessité irréversible et indépendante de l'individu y contraint', ce qui peut être le cas des transsexuels vrais, celle-ci ne saurait être entérinée qu'après un long délai d'étude et de réflexion précédant la phase opératoire, pendant lequel une équipe médicale qualifiée pourra 'acquérir progressivement la conviction que la situation est authentique et irréversible'; qu'en l'espèce (...) 'aucune sorte de traitement psychologique ou psychiatrique n'a été tenté'; qu''aucune observation prolongée n'a été faite par le premier médecin qui a prescrit un traitement hormonal, aucune garantie de cette même observation n'a été apportée avant l'intervention chirurgicale opérée à l'étranger'; que 'le changement de sexe apparent n'a été obtenu que par la seule volonté de M. [B.], et il est évident que même après le traitement hormonal et l'intervention chirurgicale il continue à présenter les caractéristiques d'un sujet de sexe masculin dont l'aspect extérieur a été modifié par la grâce de la chirurgie esthétique et plastique'; qu'ainsi loin d'avoir abouti à la 'révélation du véritable sexe caché de l'intéressé', les traitements auxquels il s'est soumis relèvent d'une 'volonté délibérée du sujet sans qu'aucun traitement autre ait été tenté et sans que ces opérations aient été impérativement commandées par l'évolution biologique de M. [B.]' (...);

Alors que l'identité sexuelle, droit fondamental de la personne, est constituée de composantes non seulement biologiques mais psychologiques; qu'en considérant comme inopérantes les interventions chirurgicales subies par un transsexuel pour mettre son anatomie en conformité avec son être, du seul fait qu'il n'en conservait pas moins ses caractéristiques génétiques et chromosomiques masculines, et abstraction faite de toute recherche - recherche que n'interdisait nullement l'absence de psychothérapie du sujet préalablement à l'intervention pratiquée compte tenu du rapport d'expertise judiciaire - d'un vécu psychologique opposé, la cour d'appel a privé sa décision de toute base légale au regard de l'article 99 du code civil.

(...)"

Le mémoire ampliatif de la requérante débutait par la "présentation" suivante:

"Une nouvelle occasion est ici donnée à la Cour de cassation de faire entrer les transsexuels dans la normalité, en leur accordant la rectification de leur état civil.

La solution est juridiquement possible puisque la Commission européenne des Droits de l'Homme a érigé en droit fondamental de la personne l'identité sexuelle.

Elle est humainement nécessaire afin que des êtres qui ne sont pas médicalement pervers, mais seulement victimes d'aberrations de la nature, puissent enfin vivre en harmonie avec eux-mêmes, et avec la société tout entière."

Il comportait en outre un développement relatif à la Convention:

"VI.L'ordre juridique européen a rallié totalement cette thèse [admettant le droit du transsexuel à la reconnaissance de sa véritable identité], suppléant ainsi l'absence de texte législatif français en la matière.

La Commission européenne des Droits de l'Homme, saisie par un transsexuel qui avait vu sa demande rejetée par un arrêt définitif de la cour de Bruxelles, a estimé qu'en refusant de tenir compte des modifications licitement intervenues, l'Etat belge avait méconnu le respect dû à la vie privée du requérant au sens de l'article 8 par. 1 (art. 8-1) de la Convention européenne des Droits de l'Homme; qu'en refusant de prendre en compte 'l'identité sexuelle, telle qu'elle résulte de la morphologie modifiée, du psychisme du requérant, de son rôle social, (...) l'Etat belge avait traité l'intéressé comme un être ambigu, une apparence' (...)

C'est ce qui résulte d'un rapport en date du 1er mars 1979, qui reconnaît l'identité sexuelle comme un droit fondamental de la personne*.

* Note du greffier: avis de la Commission dans l'affaire Van Oosterwijck c. Belgique, série B n° 36, p. 26, par. 52.

La France y a expressément souscrit puisqu'elle a publié une déclaration [d'acceptation] du droit de recours individuel devant la Commission européenne des Droits de l'Homme (...)"

17. La première chambre civile de la Cour de cassation rejeta le pourvoi le 31 mars 1987, par les motifs que voici:

"Attendu, selon les énonciations des juges du fond, que Norbert [B.] a présenté requête au tribunal de grande instance afin de faire juger qu'il était de sexe féminin, qu'il y avait lieu en conséquence de modifier son acte de naissance et de l'autoriser à porter désormais les prénoms de Lyne Antoinette; que l'arrêt confirmatif attaqué l'a débouté de son action;

Attendu que Norbert [B.] reproche à la cour d'appel (Bordeaux, 30 mai 1985) d'avoir ainsi statué alors que l'identité sexuelle est constituée non seulement de composantes biologiques mais aussi psychologiques, de sorte qu'en décidant sans procéder à aucune recherche sur son vécu psychologique, elle aurait privé sa décision de base légale;

Mais attendu que la juridiction du second degré constate que, même après le traitement hormonal et l'intervention chirurgicale auxquels il s'est soumis, Norbert [B.] continue de présenter les caractéristiques d'un sujet du sexe masculin; qu'elle a estimé que, contrairement à ce que soutient l'intéressé, son état actuel n'est pas le résultat d'éléments préexistants à l'opération et d'une intervention chirurgicale commandée par des nécessités thérapeutiques mais relève d'une volonté délibérée du sujet; qu'elle a ainsi légalement justifié sa décision; que le moyen ne peut donc être accueilli;

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