COUR EUROPEENNE DES DROITS DE L'HOMME
En l'affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, statuant en séance plénière par application de l'article 48 de son règlement et composée des juges dont le nom suit:
MM. G.WIARDA, président,
R. RYSSDAL,
H. MOSLER,
M. ZEKIA,
J. CREMONA,
Mme D. BINDSCHEDLER-ROBERT,
MM. D. EVRIGENIS,
G. LAGERGREN,
L. LIESCH,
F. GÖLCÜKLÜ,
F. MATSCHER,
J. PINHEIRO FARINHA,
E. GARCIA DE ENTERRIA,
L.-E. PETTITI,
B. WALSH,
M. SØRENSEN,
Sir Vincent EVANS,
MM. R. MACDONALD,
A. VANWELKENHUYZEN, juge ad hoc,
ainsi que de MM. M.-A. EISSEN, greffier, et H. PETZOLD, greffier
adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil du 26 au 28 novembre 1980, puis les 29 et 27 mai 1981,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
PROCEDURE
1. L'affaire Le Compte, Van Leuven et De Meyere a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") et le gouvernement du Royaume de Belgique ("le Gouvernement"). A son origine se trouvent deux requêtes dirigées contre cet Etat et que trois ressortissants belges, les docteurs Herman Le Compte, Frans Van Leuven et Marc De Meyere, avaient introduites en 1974 et 1975, en vertu de l'article 25 (art. 25) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"), devant la Commission qui en ordonna la jonction le 10 mars 1977.
2. La demande de la Commission et la requête du Gouvernement ont été déposées au greffe de la Cour dans le délai de trois mois ouvert par les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47), les 14 mars et 23 avril 1980 respectivement. La première renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) et à la déclaration par laquelle le Royaume de Belgique a reconnu la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la seconde à l'article 48 (art. 48). Elles ont pour objet d'obtenir une décision de la Cour sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent ou non, de la part de l'Etat défendeur, un manquement aux obligations lui incombant aux termes des articles 6 et 11 (art. 6, art. 11).
3. M. W. Ganshof van der Meersch, juge élu de nationalité belge, était appelé à siéger de plein droit dans la Chambre de sept juges à constituer (article 32 de la Convention) (art. 32). Par une lettre du 21 mars 1980, il a cependant déclaré se récuser en application de l'article 24 par. 2 du règlement. Le 9 avril, le Gouvernement a nommé pour siéger en qualité de juge ad hoc M. A. Vanwelkenhuyzen, professeur à l'Université libre de Bruxelles (articles 43 de la Convention et 23 par. 1 du règlement) (art. 43) .
Le 29 avril, en présence du greffier, M. G. Balladore Pallieri, président de la Cour et membre de plein droit de la Chambre (article 21 par. 3b) du règlement), a désigné par tirage au sort les cinq autres membres, à savoir M. G. Wiarda, M. R. Ryssdal, Sir Gerald Fitzmaurice, Mme D. Bindschedler-Robert et M. L. Liesch (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
4. M. Balladore Pallieri a assumé la présidence de la Chambre (article 21 par. 5 du règlement). Par l'intermédiaire du greffier, il a recueilli l'opinion de l'agent du Gouvernement, de même que celle des délégués de la Commission, au sujet de la procédure à suivre. Le 23 mai 1980, il a décidé que l'agent aurait jusqu'au 15 août 1980 pour déposer un mémoire et que les délégués pourraient y répondre par écrit dans les deux mois du jour où le greffier le leur aurait communiqué.
Le mémoire du Gouvernement est parvenu au greffe le 20 août 1980. Le 22 octobre, le secrétaire de la Commission a informé le greffier que les délégués y répondraient lors des débats et lui a adressé les observations de l'avocat des requérants sur le rapport de la Commission.
5. Le 1er octobre 1980, la Chambre a résolu, en vertu de l'article 48 du règlement, de se dessaisir, avec effet immédiat, au profit de la Cour plénière.
6. Le 7 octobre, le président de la Cour a fixé au 25 novembre la date d'ouverture de la procédure orale après avoir consulté agent du Gouvernement et délégués de la Commission par l'intermédiaire du greffier.
7. Les débats se sont déroulés en public le 25 novembre, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg; M. Wiarda, alors vice-président de la Cour, les a présidés en l'absence de M. Balladore Pallieri, empêché. La Cour avait tenu immédiatement auparavant une réunion consacrée à leur préparation. Elu juge le 29 septembre 1980 en remplacement de Sir Gerald Fitzmaurice, Sir Vincent Evans a occupé le siège de ce dernier (article 2 par. 3 du règlement).
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. J. NISET, conseiller juridique au ministère de la justice, agent,
Me J. M. NELISSEN GRADE, conseil,
Me J. PUTZEYS,
Me S. GEHLEN, avocats de l'Ordre des médecins,
M. F. VERHAEGEN, conseiller au ministère de la santé publique,
M. F. VINCKENBOSCH, secrétaire d'administration au ministère de la santé publique,
conseillers;
- pour la Commission
M. G. SPERDUTI,
M. M. MELCHIOR, délégués,
Me J. BULTINCK, conseil des requérants devant la Commission, assistant les délégués (article 29 par. 1, seconde phrase, du règlement de la Cour).
La Cour a ouï en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses à ses questions, Me Nelissen Grade pour le Gouvernement, M. Sperduti, M. Melchior et Me Bultinck pour la Commission. Elle a invité les comparants à déposer plusieurs pièces; la Commission les lui a fournies les 25 novembre 1980 et 26 janvier 1981.
FAITS
I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPECE
A. Docteur Le Compte
8. Ressortissant belge né en 1929 et demeurant à Knokke-Heist, le Dr. Herman Le Compte est médecin.
1. La suspension prononcée en 1970
9. Le 28 octobre 1970, le conseil provincial de l'Ordre des médecins de Flandre occidentale, siégeant à Bruges, lui infligea une suspension du droit d'exercer la médecine, d'une durée de six semaines, pour avoir accordé à un journal belge un entretien constituant à ses yeux une publicité contraire à la dignité et à l'honneur de la profession. Le requérant forma opposition contre cette décision, rendue par défaut, mais le conseil provincial la confirma le 23 décembre 1970, à nouveau par défaut.
Le Dr Le Compte saisit alors le conseil d'appel de l'Ordre des médecins, qui le 10 mai 1971 déclara le recours irrecevable, puis la Cour de cassation qui rejeta son pourvoi le 7 avril 1972 car il l'avait introduit sans l'intervention d'un avocat à ladite Cour.
La suspension du droit d'exercer la médecine prit effet le 20 mai 1972, mais l'intéressé ne l'observa pas. Aussi le tribunal correctionnel de Furnes le condamna-t-il le 20 février 1973, en application de l'article 31 de l'arrêté royal n° 79 du 10 novembre 1967 "relatif à l'Ordre des médecins", à un emprisonnement et à une amende.
La Cour d'appel de Gand confirma le jugement le 12 septembre 1973 et la Cour de cassation rejeta le 25 juin 1974 le pourvoi du Dr Le Compte.
2. La suspension prononcée en 1971
10. Parallèlement à cette première procédure, qui reste en dehors du présent litige (paragraphe 36 ci-dessous), s'en déroulait une seconde. En effet, le 30 juin 1971 le conseil provincial de l'Ordre des médecins, statuant par défaut, avait prononcé contre le requérant une nouvelle suspension du droit de pratiquer, pour une durée de trois mois: il lui reprochait d'avoir divulgué par voie de presse les décisions susmentionnées des organes juridictionnels de l'Ordre et ses propres critiques à leur égard, outrageant ainsi l'Ordre.
11. Le Dr Le Compte avait attaqué cette décision devant le conseil d'appel de l'Ordre, qui l'avait confirmée sans cependant retenir l'accusation d'outrage. Il avait ensuite saisi la Cour de cassation en soulevant les mêmes moyens.
Il soutenait d'abord que l'affiliation obligatoire à l'Ordre des médecins, sans laquelle on ne peut exercer l'art médical, et l'assujettissement aux organes juridictionnels dudit Ordre méconnaissaient le principe de la liberté d'association, garantie par les articles 20 de la Constitution et 11 (art. 11) de la Convention.
La Cour repoussa le moyen en déclarant:
"(...) l'inscription obligatoire au tableau d'un ordre qui, comme l'Ordre des médecins, est une institution de droit public ayant pour mission de veiller au respect des règles de la déontologie médicale et au maintien de l'honneur, de la discrétion, de la probité et de la dignité de ses membres, ne peut être considérée comme inconciliable avec la liberté d'association, prévue à l'article 20 de la Constitution; (...) le demandeur n'allègue pas que la règle critiquée excéderait les limites des restrictions que l'article 11 par. 2 (art. 11-2) de la Convention (...) autorise notamment pour la protection de la santé."
Le requérant dénonçait en outre une violation des articles 92 et 94 de la Constitution: le premier attribue aux seuls tribunaux compétence pour décider des contestations portant sur des droits civils, le second interdit la création de tribunaux extraordinaires destinés à trancher de tels litiges; or la décision incriminée avait été prise par un organe juridictionnel, institué par l'arrêté royal n° 79 et qui avait statué sur un droit civil, le droit d'exercer la médecine.
La Cour de cassation répondit que "les poursuites disciplinaires et la prononciation de sanctions disciplinaires sont, en principe, étrangères aux contestations dont l'article 92 de la Constitution réserva la connaissance exclusive aux cours et tribunaux". Elle ajouta que les conseils de l'Ordre des médecins, n'ayant pas compétence pour statuer sur lesdites contestations, "ne sont pas des tribunaux extraordinaires dont la création est interdite par l'article 94". Elle nota enfin que l'article I par. 8 a) de la loi du 31 mars 1976 (paragraphe 20 ci-dessous) habilitait le Roi "à réviser et à adapter la législation relative à l'exercice des différentes branches de l'art de guérir" et que "le législateur se référait notamment à la loi du 25 juillet 1938 créant l'Ordre des médecins, qui attribuait aux conseils de l'Ordre des compétences disciplinaires".
L'intéressé alléguait en dernier lieu une infraction à l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention: la décision litigieuse avait été rendue sans instruction publique et par une juridiction composée de médecins, qu'on ne saurait considérer comme impartiale puisque les faits mis à la charge du Dr Le Compte étaient de nature à nuire à ses confrères.
La Cour se borna à relever que l'article 6 par. 1 (art. 6-1) ne s'appliquait pas aux procédures disciplinaires.
Par un arrêt du 3 mai 1974, elle rejeta donc la pourvoi.
12. Le requérant ne respecta point la suspension du droit d'exercer l'art médical, définitive depuis cet arrêt. Aussi le tribunal correctionnel de Bruges le condamna-t-il, les 16 septembre et 15 octobre 1974, à des peines de prison et à des amendes. Le premier jugement fut frappé d'appel et le second, prononcé par défaut, d'opposition.
13. Depuis lors se sont multipliées les poursuites disciplinaires, pour la publicité donnée par le requérant à son différend avec l'Ordre, et pénales, pour ses refus de s'incliner devant les mesures adoptées par les conseils de l'Ordre.
A l'issue de l'une des premières, il s'est vu radier du tableau de l'Ordre avec effet au 26 décembre 1975. Il a introduit à ce sujet devant la Commission, le 6 mai 1976, une deuxième requête (n° 7496/76) qu'elle a déclarée recevable le 4 décembre 1979 et qui n'entre pas en ligne de compte pour l'examen de la présente affaire.
Quant aux poursuites pénales, elles ont débouché en première instance sur des peines d'emprisonnement et des amendes.
B. Docteurs Van Leuven et De Meyere
14. Les Drs Frans Van Leuven et Marc De Meyere exercent la profession de médecin. Nés respectivement en 1931 et 1940, ils sont tous deux domiciliés à Merelbeke et de nationalité belge.
15. Le 20 janvier 1973, treize médecins établis à Merelbeke et environs déposèrent une plainte à leur encontre pour manquements à la déontologie; ils leur reprochaient en particulier d'avoir systématiquement limité leurs honoraires aux montants remboursés par la Sécurité sociale, même lorsqu'ils assuraient le service de garde, et d'avoir distribué gratuitement à domicile une revue bimensuelle intitulée Gezond et qui ridiculisait les omnipraticiens. Le 14 mars 1973, le bureau du conseil provincial de l'Ordre entendit les requérants. Ils reconnurent avoir limité leurs honoraires en ce qui concernait leur propre clientèle, mais non au cours des services de garde. En outre, ils signalèrent qu'ils n'éditaient pas Gezond et contestèrent y avoir brocardé leurs confrères.