Le Quotidien du 24 février 2021 : Justice

[A la une] Derrière le procès d’Édouard Balladur et de François Léotard, celui de la Cour de justice de la République

Lecture: 7 min

N6509BYQ

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[A la une] Derrière le procès d’Édouard Balladur et de François Léotard, celui de la Cour de justice de la République. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/65365412-alaunederriereleprocesdedouardballaduretdefrancoisleotardceluidelacourdejusticede
Copier

par Vincent Vantighem, Grand Reporter à 20 Minutes

le 04 Mars 2021

Cela n’a pas dû lui arriver souvent dans sa carrière quand le 2 février, à l’heure de requérir, François Molins s’est levé dans la magnifique première chambre civile de la cour d’appel de Paris où siège la Cour de justice de la République (CJR), deux fauteuils vides lui faisaient face. Celui d’Édouard Balladur dans le fond et de François Léotard juste devant lui. Jugés pour « complicité d’abus de biens sociaux » et « recel » dans le cadre de l’affaire dite « de Karachi », l’ancien locataire de Matignon et son ministre de la Défense de l’époque n’ont pas daigné se présenter pour entendre le ministère public réclamer des peines légères à leur encontre : un an de prison avec sursis et 50 000 euros d’amende pour Édouard Balladur, le double pour François Léotard.

François Molins était évidemment prévenu de leur absence. Et cela ne l’a pas gêné au moment de revenir sur « l’origine frauduleuse » du financement de la campagne présidentielle de 1995 de celui que l’on surnommait alors « Doudou ». Dénonçant des explications « totalement fantaisistes » et des « zones d’ombre propres à cette délinquance astucieuse », le procureur général a fini par asséner son analyse du dossier dans le prétoire : « On a entendu tout et son contraire et s’il y a une vérité qui saute aux yeux […], c’est qu’il y a forcément des menteurs ! »

Un sur deux, selon la CJR. Le 4 mars, elle a finalement relaxé Edouard Balladur, 91 ans. Mais elle a condamné François Léotard, 78 ans, à deux ans de prison avec sursis et 100.000 euros d’amende. Et cette fois encore, les deux prévenus n’avaient pas souhaité faire le déplacement pour entendre cette décision.

Comme s’il fallait encore montrer le peu de considération qu’ils ont porté, durant toute la procédure, à cette Cour de justice de la République, la seule habilitée à juger les ministres pour les délits commis dans l’exercice de leurs fonctions.

Dès l’ouverture du procès, les deux prévenus avaient montré la légèreté avec laquelle ils considèrent cette formation de jugement. À l’opposé des douze parlementaires fiers de poster sur les réseaux sociaux les images de la robe noire leur permettant de siéger aux côtés des trois magistrats professionnels, les deux prévenus ont tout fait pour discréditer le procès.

Édouard Balladur fixe le tempo de son procès

À ce petit jeu, c’est François Léotard qui a marqué les premiers points. Arrivé vêtu d’un simple pull noir, sans avocat, il a ostensiblement posé, dès le 13 janvier, deux livres sur son pupitre. Antigone de Bertolt Brecht et Œdipe sur la route d’Henry Bauchau. Façon élégante de dire qu’il avait bien mieux à faire que d’écouter Dominique Pauthe, le président de la CJR, discourir pendant des heures sur les soupçons de financement occulte qui lui valent d’être là. Et d’ailleurs, si cela ne suffisait pas, il s’est même fendu d’une question audacieuse, dès le premier jour d’audience. « A-t-on une idée du programme de ce procès ? Pour pouvoir m’organiser ? C’est que j’habite à 800 kilomètres d’ici quand même... ». Difficile d’imaginer ce que risquerait un prévenu à formuler la même demande en comparution immédiate…

Mais la Cour de justice de la République n’est pas chargée de juger le tout-venant. Seulement les ministres. Et Édouard Balladur n’est pas n’importe lequel d’entre eux. Bon pied bon œil, malgré ses 91 ans, il a montré, lui aussi, dès le premier jour qu’il n’avait rien perdu de sa superbe ni de son phrasé. Invité par le président à faire sa déclaration liminaire, il a pris le micro pour indiquer qu’il faudrait attendre… le lendemain pour l’entendre. « Je reviendrai demain en fait... ». Et puisque personne n’y trouvait rien à redire, il s’est autorisé une remarque supplémentaire : « En attendant, j’aimerais que le conditionnel soit plus souvent utilisé pour parler de ce que l’on me reproche... ».

Le ton était donné. Le jour suivant, l’ancien « ami de trente ans » de Jacques Chirac a enchaîné. À la barre, il a commencé par expliquer qu’il avait, lui-même lorsqu’il était Premier ministre, soutenu la création de la Cour de justice de la République devant laquelle il se trouve désormais. « Je serais un personnage d’une singulière perversité si j’avais dans le même temps prétendu assainir [ainsi] notre vie publique et tenté de la polluer en mettant en place un système de financement électoral immoral destiné à me favoriser. »

Voilà pour la position de principe. Voilà surtout ce avec quoi la Cour a dû composer durant toute la durée du procès. Interrogé, questionné, relancé, Édouard Balladur n’a jamais vraiment accepté de répondre aux questions sur les soupçons le visant. « C’est extraordinairement compliqué et j’aurais trop peur de commettre des erreurs » a-t-il même eu l’impudence de répondre lors de son interrogatoire.

Quand Hollande et Macron voulaient supprimer la CJR

François Léotard a adopté la même attitude. Passé au gril sur la question du financement de la campagne de son ancien mentor sur fond de rétrocommissions liées aux contrats d’armement passés avec l’Arabie Saoudite et le Pakistan, il a préféré parler de la guerre en Bosnie, des bottines des soldats français et surtout du génocide au Rwanda. « Un million de morts, c’est quand même plus important que ces histoires-là ! »

Sans doute. Peut-être. On ne le saura jamais en fait. Puisque ni les magistrats professionnels ni les parlementaires n’ont poussé les deux prévenus dans leurs ultimes retranchements pour en savoir plus. Comme s’ils avaient peur des conséquences, même 25 ans après les faits. Comme s’ils marchaient sur des œufs. Et c’est sans doute pour cela qu’Édouard Balladur et François Léotard se sont sentis autorisés à parler de la sorte, à la barre.

Sans doute aussi parce qu’ils savent que le travail de la Cour de justice de la République est rendu compliqué par le fait que les autres protagonistes du dossier dit « de Karachi » ont déjà été jugés et condamnés par la justice ordinaire et qu’ils ont donc, logiquement, refusé de venir témoigner cette fois-ci. Dans l’attente de leur procès en appel...

Sans doute aussi parce que cette même Cour n’a prononcé, en vingt ans, que huit décisions pour le moins légères. Trois peines de prison avec sursis, trois dispenses de peine et deux relaxes…

Sans doute surtout parce qu’elle est plus que jamais menacée. François Hollande avait prévu de la supprimer. Tout comme Emmanuel Macron. Ils ne l’ont pas fait. Mais les magistrats de la Cour de justice de la République savent qu’ils sont en sursis pour toutes les raisons évoquées juste avant. Et qu’un jour ou l’autre, leur juridiction aura vécu.

François Léotard aussi le sait. Faisant référence à l’enquête en cours sur la gestion par le Gouvernement actuel de la crise sanitaire due à l’épidémie de covid-19, il s’est permis une ultime bravade à l’attention des magistrats : « On verra bien comment vous ferez avec Jean Castex et Édouard Philippe quand il faudra les juger ! ». Ce ne sera sans doute pas avant 2022. Ce ne sera sans doute pas avant l’élection présidentielle qui pourrait bien tout changer à nouveau.

newsid:476509

Cookies juridiques

Considérant en premier lieu que le site requiert le consentement de l'utilisateur pour l'usage des cookies; Considérant en second lieu qu'une navigation sans cookies, c'est comme naviguer sans boussole; Considérant enfin que lesdits cookies n'ont d'autre utilité que l'optimisation de votre expérience en ligne; Par ces motifs, la Cour vous invite à les autoriser pour votre propre confort en ligne.

En savoir plus