Réf. : Cass. civ. 1, 23 octobre 2024, n° 22-16.171, F-B N° Lexbase : A77006BS
Lecture: 10 min
N1180B34
Citer l'article
Créer un lien vers ce contenu
par Jérôme Casey, Avocat au Barreau de Paris
le 19 Décembre 2024
Mots-clés : droits du défunt • créance de dommages-intérêts • droit à indemnisation • transmission de l’action aux héritiers • saisine successorale • créance divisible
Il résulte de l'article 1217 du Code civil N° Lexbase : L1319ABH, dans sa rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016, que la créance de dommages-intérêts réparant le préjudice causé par l'inexécution d'une obligation contractuelle est divisible quand bien même l'obligation inexécutée ne l'était pas. Il résulte de l'article 1220 du Code civil N° Lexbase : L1334ABZ, dans cette même rédaction, que chaque héritier peut demander au débiteur le règlement de sa part d'une créance indemnitaire du défunt. Doit donc être cassé l'arrêt qui déclare irrecevable la demande en réparation de préjudices subis par le défunt en raison de l'inexécution d'une obligation contractuelle, formée par un héritier à concurrence de sa seule quote-part dans la succession.
Vu les articles 1217 et 1220 du code civil, dans leur rédaction antérieure à celle issue de l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 :
Aux termes du premier de ces textes, l'obligation est divisible ou indivisible selon qu'elle a pour objet ou une chose qui dans sa livraison, ou un fait qui dans l'exécution, est ou n'est pas susceptible de division, soit matérielle, soit intellectuelle.
Il en résulte que la créance de dommages et intérêts réparant le préjudice causé par l'inexécution d'une obligation contractuelle est divisible quand bien même l'obligation inexécutée ne l'était pas.
Le second dispose :
« L'obligation qui est susceptible de division, doit être exécutée entre le créancier et le débiteur comme si elle était indivisible. La divisibilité n'a d'application qu'à l'égard de leurs héritiers, qui ne peuvent demander la dette ou qui ne sont tenus de la payer que pour les parts dont ils sont saisis ou dont ils sont tenus comme représentant le créancier ou le débiteur. »
Il s'en déduit que chaque héritier peut demander au débiteur le règlement de sa part d'une créance indemnitaire du défunt.
Pour déclarer irrecevable l'action engagée par Mme [B] en sa qualité d'héritière de [R] [E], l'arrêt retient que cette action porte sur l'inexécution d'une obligation contractuelle ouvrant un droit indivis à indemnisation qu'il n'est possible d'apprécier que pour le tout et qui doit profiter à l'ensemble de l'indivision successorale qu'elle a vocation à accroître tant que le partage n'a pas eu lieu. Il en déduit que Mme [B] ne peut agir seule pour demander à la société MSH de lui payer sa part de cette créance.
En statuant ainsi, alors que le droit à indemnisation de la défunte avait vocation à se convertir en dommages et intérêts de sorte que tout héritier pouvait réclamer individuellement le règlement de sa part de cette créance à la société bailleresse, la cour d'appel a violé les textes susvisés.
Les faits de l’espèce doivent être exposés afin de bien comprendre la portée de la présente décision. Renée est décédée le 10 mars 2014. De son vivant, elle était locataire d’un appartement appartenant à la SCI XC, et elle a eu à subir divers dégâts des eaux en 2012 et 2013. À la suite de son décès, sa fille, Brigitte, a assigné la SCI et son assureur en réparation du trouble de jouissance et du préjudice moral subis tant par elle-même que par sa mère du fait des dégâts des eaux précités. En cause d’appel, Brigitte a abandonné toute demande faite en son nom personnel, se limitant à demander, en tant qu’héritière légale de sa mère, le quart de la créance indemnitaire, correspondant au montant de sa part successorale. Une cour d’appel la déclare irrecevable. Brigitte forme alors un pourvoi qui conduit à la censure, sur ce point, de l’arrêt attaqué.
L’arrêt commenté est d’importance, et il tranche une double question qui semble anodine en apparence : lorsqu’un défunt, créancier d’un droit à indemnisation, décède sans avoir exercé ce droit, l’un de ses héritiers disposant de la saisine successorale a-t-il les pouvoirs nécessaires pour exercer ce droit à sa place, et dans l’affirmative, dans quelle proportion ?
On sait que la notion de saisine permet à l’héritier d’appréhender les droits du défunt, comme s’il était le défunt lui-même. C’est le sens de la formule de Loysel « le mort saisit le vif en son hoir le plus proche » que l’on retrouve, bien qu’exprimée différemment, en droit positif à l’article 784 du Code civil N° Lexbase : L9495I7S : « les héritiers désignés par la loi sont saisis de plein droit des biens, droits et actions du défunt ». Mais que décider lorsqu’il y a plusieurs héritiers ? Comment cette multiplicité de continuateurs de la personne du défunt affecte-t-elle la saisine ? La saisine est-elle alors fractionnée, divisée ?
C’est ici que l’on retrouve une des grandes distinction conceptuelles du droit patrimonial de la famille, la distinction entre les pouvoirs (I), et la propriété (II).
I. La saisine et les pouvoirs des héritiers
Depuis longtemps déjà la Cour de cassation décide que, sur le terrain des pouvoirs, chaque héritier peut agir individuellement, donc sans le concours des coïndivisaires (v., Cass. civ. 1, 25 octobre 2005, n° 04-06.045, F-P+B N° Lexbase : A1500DL7 ; Cass. civ. 1, 5 novembre 2008, n° 07-15.374, F-P+B N° Lexbase : A1618EBK ; Cass. civ. 1, 23 mars 2011, n° 09-72.246, F-D N° Lexbase : A7679HIA).
Par la suite, la Cour de cassation a précisé sa pensée, décidant que l’héritier peut agir « sans que puisse lui être opposé le droit commun de l’indivision » (Cass. civ. 1, 13 septembre 2017, n° 16-24.318, F-D N° Lexbase : A0735WSZ).
Il n’est donc pas douteux que chaque héritier titulaire de la saisine successorale est investi du pouvoir d’agir, quand bien même il ne serait pas le seul héritier ensaisiné.
Quant à l’étendue de ce droit d’action, elle dépondra de la nature de l’obligation que cet héritier veut recouvrer. C’est donc là que l’on retrouve la règle de divisibilité de l’obligation.
En effet, si l’obligation est divisible, l’héritier agira dans la limite de sa part et portion dans la dette, calculée selon sa vocation successorale. Ainsi, par exemple, celui qui a vocation à un quart de l’hérédité peut revendiquer contre le tiers débiteur le quart de la créance que le défunt aurait pu réclamer à ce dernier (v., Cass. civ. 1, 11 octobre 1988, n° 86-11.860, publié au bulletin N° Lexbase : A8599AAQ ; comp. Cass. civ. 1, 20 mars 1984, n° 83-11.143, publié au bulletin N° Lexbase : A0766AAM, qui accorde un droit d’action pour la totalité de la créance, sauf à la réduire en cas de co-action d’un ou plusieurs autres héritiers ; cette dernière solution semble avoir été abandonnée avec l’arrêt précité de 1988, qui revient, par principe, à un droit d’action divisé et proportionnel).
Il n’y a rien qui puisse choquer ici un patrimonialiste car le raisonnement est identique en matière d’indivision post-communautaire, période pendant laquelle chaque coïndivisaire peut demander au tiers débiteur le paiement de sa quote-part des créances anciennement communes (Cass. civ. 1, 10 février 1981, n° 79-12.765, publié au bulletin N° Lexbase : A8757CGG), donc la moitié dans le cas courant.
Le pouvoir d’agir de l’héritier dépend donc, en présence de cohéritiers ayant aussi la saisine, de la nature de l’obligation recouvrée.
II. La propriété : l’incidence de l’indivision
Il ne faudrait pas déduire de ce qui précède que celui qui agit en recouvrement d’une créance divisible appartenant au défunt (pour sa part et portion dans la succession), est payé par le tiers-débiteur en qualité de propriétaire exclusif. En effet, la créance du défunt est un actif de la succession, qui doit donc être partagée entre les héritiers (v., C. civ., art. 884 N° Lexbase : L0024HPL et 825 N° Lexbase : L9957HN4). En conséquence, le paiement reçu par l’héritier accipiens est un paiement pour compte, ce qui implique que celui-ci doit le restituer à la masse à partager. Bien entendu, ses cohéritiers ont la faculté de l’en dispenser, mais alors cette dispense constituera un partage partiel, car la dispense vaudra renonciation des cohéritiers à leurs droits successoraux sur la somme recouvrée.
Si l’on prend un pas de recul, on s’aperçoit alors que, pour les obligations divisibles, l’article 1309 du Code civil N° Lexbase : L0960KZL (anciennement 1220) peut agir de façon « descendante », comme « remontante ». Le plus souvent, c’est de façon descendante : un créancier successoral veut recouvrer sa créance contre les héritiers de son débiteur-défunt. Ce créancier doit alors diviser son recours entre les héritiers (sauf clause d’indivisibilité, bien entendu). Mais cela vaut aussi de façon « remontante », lorsqu’un héritier utilise une créance détenue par le défunt pour réclamer paiement au tiers débiteur, il le fera pour sa part et portion dans la succession.
Ces principes s’appliquent sans difficulté à une créance de somme d’argent, puisque l’argent est divisible par nature. On peut donc les appliquer à une demande de dommages-intérêts consécutive à une inexécution contractuelle subie par le défunt, puisque ce qui est demandé, c’est de l’argent, non l’exécution de l’obligation convenue (laquelle pourrait être indivisible). En l’espèce, la Cour de cassation a donc parfaitement raison de préciser dans son chapeau « la créance de dommages et intérêts réparant le préjudice causé par l'inexécution d'une obligation contractuelle est divisible quand bien même l'obligation inexécutée ne l'était pas ».
Conclusion
La divisibilité de l’objet de la créance du défunt contre le tiers sera donc le critère qui donnera la solution du procès. Agir en récupération d’un cheval n’est pas agir en recouvrement d’une somme d’argent. Dans le premier cas, l’héritier agira pour récupérer le cheval dans son entier puisque l’animal est indivisible (heureusement pour lui…). Au contraire, pour une somme d’argent, il n’agira que pour sa part et portion dans la créance. Mais, ceci précisé, dans les deux cas, que ce soit le cheval dans son entier, ou la fraction de l’argent recouvrée, ce qui a été payé par le tiers à l’héritier ne constituera jamais, pour ce dernier, une propriété exclusive. Il faudra partager avec les cohéritiers le résultat du paiement obtenu.
Une fois ces principes clairement fixés, on mesure combien la cour d’appel, en l’espèce, était loin du compte lorsqu’elle a déclaré Brigitte irrecevable, estimant que celle-ci ne pouvait agir seule pour demander à la SCI de lui payer sa part de la créance de dommages-intérêts due à la succession. Les juges du fond ont cru que le droit de l’indivision obligeait Brigitte à agir avec l’accord de ses coïndivisaires (donc ses cohéritiers), au nom de l’unanimité qui s’applique souvent en cette matière. Souvent, mais pas toujours. L’indivision doit cohabiter avec la notion de saisine successorale, qui fut totalement oubliée par la cour d’appel au cas présent. Il ne faisait donc pas de doute qu’en termes de pouvoirs, Brigitte pouvait agir, sauf à tirer toutes conséquences du caractère divisible de la créance ainsi recouvrée. Mais on redira à Brigitte que si elle peut agir, pour sa part et portion, elle ne sera pas, une fois payée, une propriétaire exclusive. Là, le droit de l’indivision retrouvera sa place, et les sommes recouvrées seront à compter dans la masse à partager.
On comprend, à la lecture de toute ceci, pourquoi les civilistes sont de nos jours en voie de disparition. D’aucuns trouveront toutes ces distinctions beaucoup trop subtiles. Tel n’est pas notre avis. C’est du très beau droit civil, fin et nuancé, conduisant à des solutions utiles. Pourquoi s’en priver ?
© Reproduction interdite, sauf autorisation écrite préalable
newsid:491180