La lettre juridique n°520 du 21 mars 2013

La lettre juridique - Édition n°520

Éditorial

Economie culturelle sur internet : entre la neige et le feu

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


Il y a 13 ans, un célèbre avocat spécialiste en propriété intellectuelle, Gérard Haas, comparaît internet à une "poudrière juridique"... Le moins que l'on puisse dire, c'est que l'avenir ne l'a pas démenti et, s'il est un terrain sur lequel le droit a toujours un train de retard sur la pratique sociale et commerciale, c'est bien celui du web et, plus singulièrement, celui de la conciliation entre le développement numérique et la protection des données et des droits d'auteur.

Sans parcourir la "galerie des batailles" sur le champ de la propriété intellectuelle de ces dix dernières années, les récents épisodes de cette "épopée" montrent, une nouvelle fois, les contradictions inhérentes au super média de masse et les difficultés qu'il y a à insuffler du juridique dans une zone internationale de non-droit.

Les magistrats tentent bien de ramener les exploitants de la toile à la raison juridique et au droit, mais l'on sent bien que le développement commercial sur internet est perçu, par beaucoup, dont la majorité des gouvernants, comme la planche de salut économique des économies occidentales moribondes ; et le moindre frein juridique à la créativité sur le web est au mieux considéré comme une entrave à la croissance quand il n'est pas taxé de censure et d'atteinte à la liberté d'expression.

Le 7 mars 2013, la Cour de justice de l'Union européenne a rappelé le droit de suite dont dispose les radiodiffuseurs de télévision sur leurs programmes et leur faculté d'interdire la retransmission de leurs émissions par une autre société via internet. C'est sur le terrain de la "communication au public" et de la Directive 2001/29 que la décision a été prise, alors que le public internet de ces émissions couvrait le public télévisuel susceptible de regarder les mêmes programmes. Seuls le média et le rediffuseur variait.

On peut évidemment comprendre, juridiquement, que, détenant la propriété des oeuvres télévisuelles qu'elles diffusent, les chaînes hertziennes ou câblées trouvent à redire à ce que leurs contenus produits, ou le plus souvent, achetés par elles soient en accès sur un autre média sans contrôle, ni égard au regard de leurs investissements et, ce faisant, de leurs droits exclusifs. Et, d'un point de vue économique, on imagine qu'une solution contraire aurait bouleversé le système de financement télévisuel en validant le "parasitage" et l'éclatement du panel de "cerveaux disponibles" pour les messages publicitaires.

Parallèlement, la loi française du 1er mars 2012 qui tend à favoriser l'exploitation numérique des livres indisponibles du XXème siècle a tenté, par exemple, de trouver des solutions juridiques et économiques innovantes au problème des oeuvres indisponibles, qui réconcilient les objectifs de la société de l'information et le droit d'auteur. Mais, son décret d'application, en date du 27 février 2013, fixe, désormais, les procédures permettant aux titulaires de droits de s'opposer à l'inscription de leurs livres indisponibles dans la base de données et à la mise en gestion collective de leurs droits d'exploitation numérique. Là encore, l'auteur conserve ses droits sur son oeuvre et, notamment, celui qu'elle ne soit pas exploitée.

Et, tout cela s'apparente toujours à des ripostes graduées... A aucun moment, le législateur et a fortiori les magistrats ne prennent le problème à bras le corps pour imposer le droit sur internet. De conciliabules en commissions ad hoc, la formule semble toujours naviguer entre deux eaux : libéralisation et restriction. Le problème, bien évidemment, c'est que cette formule qui peine déjà à s'appliquer dans le monde physique est parfaitement illusoire dans celui de l'immatériel.

Aujourd'hui, un "web commerçant" se retrouve devant les tribunaux américains pour avoir organisé, de manière transparente et apparemment en toute légalité, un système de vente de fichiers musicaux "d'occasion"... à l'image du marché de l'occasion du disque. Fini le piratage, le partage illégal de fichiers, le site propose une plateforme de vente de biens d'occasion tout ce qu'il y a de plus évidente et normale, sauf qu'il s'agit spécifiquement de fichiers musicaux.

Et, ce qui vaut aujourd'hui pour l'industrie du disque, vaudra demain pour celle du livre... Deux puissantes plateformes de commercialisation de produits culturels en ligne viennent, ainsi, de déposer, chacune, un brevet de commercialisation de livres numériques d'occasion...

Alors, que la France peine déjà à organiser son marché de l'édition numérique, contrairement au Japon, à l'Allemagne ou aux Etats-Unis qui connaissent une forte croissance du secteur, elle sera, d'ici peu, confrontée à des problématiques bien pire que la "cannibalisation" du marché "papier". Et, il n'est pas certain qu'en retardant la migration numérique, par une politique tarifaire décourageante, une interopérabilité restrictive et un régime des droits d'auteurs obsolète, les éditeurs et les auteurs y trouvent leur compte ; refusant ainsi de prendre la vague internet qui, sans dévaluer le bien culturel que représente le livre, permettrait de dynamiser une économie en perte de vitesse.

Il y a des leçons de droit à apprendre du désastre de l'économie musicale pour que celle du livre ne connaisse pas les mêmes affres. "Internet sera à l'économie du XXIème siècle ce que l'essence fut au XXème siècle" prédisait Craig Barrett... Sauf qu'il ne faut pas s'attendre à une raréfaction pour "dépolluer l'environnement commercial", il faut anticiper juridiquement l'exploitation culturelle par internet.

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Avocats/Champ de compétence

[Le point sur...] Pratique de la médiation judiciaire devant les juridictions parisiennes et médiation conventionnelle - Compte-rendu de la réunion de la Commission ouverte Médiation du barreau de Paris du 29 janvier 2013

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par Vincent Téchené, Rédacteur en chef

Le 27 Mars 2014

La Commission ouverte Médiation du barreau de Paris a tenu, le 29 janvier 2013, sa première réunion de l'année sous la responsabilité de Maître Michèle Jaudel, avocat au barreau de Paris et déléguée du Bâtonnier à la médiation, qui a animé les débats avec Maître Hirbod Dehghani-Azar, avocat au barreau de Paris et membre de cette commission. Cette conférence avait pour objet de recueillir la parole et les retours d'expérience des représentants des associations et centres de formation de médiateurs, des magistrats, des médiateurs et des avocats sur les thèmes suivants :
- les pratiques de la médiation judiciaire devant les juridictions parisiennes ;
- la médiation conventionnelle ;
- des questions-réponses sur le développement de la médiation, les projets de la commission ouverte sur l'année 2013, année de la médiation au barreau de Paris. Intervenaient, notamment, Louis B. Buchman, avocat aux barreaux de Paris et de New York, MCO et ancien membre du CNB, membre de l'académie de médiation ; Martine Boittelle-Cousseau, vice-président et président de la 9ème chambre, 3ème section au TGI de Paris ; Anne Desmure, première vice-président au TGI de Paris ; Gilles Duverger-Nedellec, président honoraire de l'IEAM ; Danièle Ganancia, vice-président, juge aux affaires familiales et magistrat référent médiation pour le TGI de Paris ; Hélène Gebhardt, magistrat honoraire, médiateur ; Mélanie Germain, consultante, responsable des activités internationales au CMAP ; Benoit Holleaux, conseiller à la cour d'appel de Paris, magistrat référent médiation pour les chambres sociales de la cour d'appel de Paris ; Christine Rostand, président de la 9ème chambre, Pôle 6 de la cour d'appel de Paris ; Laurent Samama, ancien MCO, président de l'AME ; Fabrice Vert, conseiller à la cour d'appel de Paris, coordinateur de l'activité des médiateurs et conciliateurs de justice du ressort de la cour d'appel de Paris.

Comme Maître Jaudel l'a rappelé en introduction, il est important de faire le bilan de l'année 2012 afin que tous les acteurs de la médiation dégagent, ensemble, des pistes de réflexion pour promouvoir ce mode alternatif de règlement des litiges et en faire un outil d'excellence d'une justice apaisée.

1 - Les pratiques de la médiation judiciaire devant les juridictions parisiennes

1.1 - La pratique de la médiation devant la cour d'appel de Paris

Dans le cadre de son intervention, Fabrice Vert a rappelé qu'en sa qualité de coordinateur de l'activité des médiateurs et conciliateurs de justice du ressort de la cour d'appel de Paris, il a remis en fin d'année son rapport au ministre de la Justice qui tire un bilan mitigé de la médiation judiciaire sur le ressort de cette cour. Ainsi, à titre d'exemple, le premier rapport sur la question faisait état de 50 médiations ordonnées en 2008 pour le tribunal de commerce de Paris, qui est la juridiction qui, hors médiation familiale, en ordonne le plus. En 2010 ce chiffre est tombé à 25. Afin de développer la médiation, deux grandes pistes de réflexion ont donc vu le jour : d'une part, la présence du médiateur à l'audience et, d'autre part, la double convocation (invitation des parties avant l'audience à une information sur la médiation). Pour le conseiller Vert, en l'état actuel des textes, un constat s'impose : le succès de la médiation judiciaire dépend en grande partie de la personne du magistrat et de sa formation à cet outil et de celle de l'avocat et de sa formation à cet outil. Ainsi, certains en sont de véritables promoteurs et mettent en place dans leur juridiction des mécanismes en favorisant le recours.

Même si toutes les médiations n'aboutissent pas à un accord entre les parties, cela permet à ces dernières de renouer le dialogue.

En outre, la transposition de la Directive européenne par la loi ne permet pas non plus de tirer un bilan positif de l'année écoulée. En effet la France a opté pour une transposition a minima, qui n'apporte aucune évolution significative notamment en ce qui concerne la définition de la notion de médiateur, les incitations financières au recours à ce mode alternatif de règlement des litiges ou encore la reconnaissance du rôle du juge qui propose la médiation.

Concernant les chambres sociales de la cour d'appel de Paris, Benoit Holleaux rappelle que la médiation a commencé tout doucement au début des années quatre-vingt dix à titre expérimental dans quatre chambres. Mais l'élément déclencheur a été le rapport "Magendie" de 2008 qui a permis de lancer, au sein de la cour d'appel de Paris, une réflexion, laquelle a conduit à la mise en place, au sein des chambres sociales, d'une organisation structurée dès 2009 qui repose sur deux axes de travail directement inspirés de ce rapport.

Le premier axe est bien entendu la double convocation. L'objectif premier n'a jamais été une réduction de la durée de traitement des contentieux, mais se fonde sur le bénéfice que tirent les parties d'un accord et donc sur l'intérêt de les inviter, dans certains procès qui s'y prêtent, à tenter un processus de médiation bien avant la confrontation. A donc été mis en place un véritable mécanisme qui exige, au préalable, de sélectionner les litiges "éligibles" à la médiation sur la base de critères objectifs inspirés des cas d'admission de la Cour de cassation. Ces critères sont mis en oeuvre par une cellule de médiation informelle, constituée d'assistants de justice qui se relayent toute la semaine sous la direction de M. Holleaux. Dans le cadre des dossiers sélectionnés, le juge invite ensuite les parties et leurs avocats à se présenter à une permanence de médiation tenue par un médiateur, afin de bénéficier d'une information générale, étant précisé qu'il n'est pas question, à ce niveau, de rentrer dans le fond du dossier. Malgré la mise en place de ce système plutôt abouti, de nombreux avocats conseillent encore à leurs clients de ne pas se rendre à cette invitation, ce qui constitue un frein dommageable au développement de la médiation. Si le dosser a été sélectionné et que les parties se rendent à la permanence d'information, le juge rend une ordonnance désignant un médiateur, fixant la provision, le délai imparti au médiateur et une date de renvoi de l'affaire. Lorsque toutes les étapes de la procédure sont franchies, un dossier peut être traité en 6 mois environ à compter du dépôt de la déclaration d'appel au greffe, ce qui constitue un avantage considérable pour les parties et pour l'institution judiciaire. Aujourd'hui, les neuf chambres sociales qui traitent du contentieux individuel, sur les douze que compte la cour d'appel de Paris, sont concernées par ce système. En sont exclues, les chambres qui traitent le contentieux collectif, le droit pénal du travail et le contentieux de la Sécurité sociale.

Si le recours à la médiation au stade de l'appel peut sembler tardif, il est important de noter qu'en matière prud'homale, les juges élus de première instance sont particulièrement hostiles à cet ADR. D'ailleurs, un participant à cette conférence, conseiller prud'homal, a confirmé l'opposition des syndicats au développement de la médiation, ceux-ci se prononçant plutôt pour une amélioration de l'audience de conciliation, stade obligatoire dans le cadre de la procédure prud'homale. Au-delà de ce paramètre, le contentieux prud'homal est, selon lui, un contentieux passionné et personnalisé, notamment pour les salariés, qui sont dans 98 % à l'origine des procès, et souhaitent un réel affrontement devant les tribunaux.

Face à la réticence des avocats à se présenter à la permanence d'information sur double convocation, l'une des pistes de réflexion, pourrait, selon Maître Jaudel, dont l'avis est partagé par les conseillers Holleaux et Vert, de contraindre les parties. Si aucun intervenant n'est favorable à la mise en place d'une médiation "obligatoire", qui serait contreproductive et contraire à l'essence même de ce mode alternatif de règlement qui repose sur la responsabilité et l'autonomie des parties, il serait tout à fait envisageable et intéressant de contraindre les parties et leurs avocats à se rendre à la réunion d'information sur la médiation en mettant en place une sanction financière dans le cas où elles n'y assisteraient pas. Il s'agirait alors, ce qui d'ailleurs avait été proposé par le "rapport Magendie", de prévoir que la partie qui ne se rend pas à cette réunion d'information ne pourra pas demander l'article 700 du Code de procédure civile.

Le deuxième axe d'approche développé par les chambres sociales de la cour d'appel de Paris est la mise en place d'une cellule de permanence des médiateurs aux audiences avec une proposition de la médiation à l'audience. Cinq chambres sociales sont concernées actuellement par ce dispositif. Les chambres sociales de la cour d'appel de Paris travaillent aujourd'hui avec 35 médiateurs auxquels il est demandé d'avoir des compétences en ressources humaines (directeur des ressources humaines, anciens avocats ou magistrats).

En 2012, sur environ 11 000 affaires "sorties" par les chambres sociales de la cour d'appel de Paris, seulement 108 se sont terminées par une médiation.

1.2 - La pratique de la médiation devant le TGI de Paris

Comme Danièle Ganancia l'a exposé lors de son intervention, le système privilégié aux chambres familiales du TGI de Paris est depuis mars 2010 celui de la double convocation avec un partenariat extrêmement actif des quatre associations de médiateurs. La double convocation est, selon Madame Ganancia, un outil extraordinaire, qui offre aux parties la possibilité de recueillir une information personnalisée et gratuite dispensée pendant 30 à 45 minutes par un médiateur spécialiste du domaine auquel appartient le contentieux qu'elles ont en cours. Elle permet également aux magistrats de donner un signal fort aux parties en leur indiquant que le dialogue et la négociation sont préférables à l'acharnement judiciaire. Pour les parties, elle présente l'indéniable avantage d'économiser du temps et de l'argent avant que le conflit ne soit cristallisé.

Qualitativement, le bilan de la double convocation est positif, car elle a permis un développement de la culture de la médiation auprès des magistrats et des avocats. Quantitativement, si le nombre de médiations a augmenté de 300 % en 2 ans, il reste insuffisant et bien en-deçà des espérances. D'ailleurs, au départ 17 chambres du TGI avaient recours à la médiation, alors qu'aujourd'hui seulement 9 chambres restent, ce recul marquant une certaine déception des magistrats. Le problème réside essentiellement dans la réticence des avocats à se déplacer à la réunion d'information. Mais lorsque les parties se déplacent, dans la très grande majeure partie des cas, elles acceptent d'avoir recours à un médiateur. Il est donc indispensable de trouver des moyens d'inciter les parties à se rendre à cette réunion d'information.

Mais là n'est pas la seule raison de ce lent développement ; il s'explique aussi, selon Madame Ganancia, par la mise en place de la mise en état électronique. En effet, lorsque la mise en état était faite manuellement il était assurément plus aisé de déterminer si un dossier est "éligible" à la médiation. La sélection devenant chronophage, on assiste à une baisse substantielle des doubles convocations en 2012, les magistrats préférant, désormais, proposer la médiation à l'audience.

Anne Desmure a précisé que pour lever ce problème de la sélection, il a été imaginé un bulletin de mise en état proposant la médiation sans tri préalable des affaires, document mis à la disposition de toutes les chambres qui serait envoyé au moment de la réception des conclusions en défense, c'est-à-dire lorsque le conflit est déjà défini. Ce bulletin comprendrait une double demande, d'une part, une proposition d'information à la médiation et, d'autre part, une proposition de participer à un processus de médiation. Il serait alors demandé aux avocats d'y répondre. Ce mécanisme, qui exige que les magistrats donne ordre au greffier de le déclencher, ne priverait pas, pour ceux qui le souhaitent, de maintenir le système de la double convocation, notamment dans certaines chambres très utilisatrices de la médiation qui traitent de contentieux plus personnalisés et qui se prêtent particulièrement à ce mode alternatif de règlement des litiges, comme la 20ème chambre en matière de liquidation de régime matrimonial.

Face à la réticence des avocats à se rendre à la réunion d'information sur la médiation, Danielle Ganancia et Anne Desmure ont également amélioré la lettre de double convocation afin de la rendre plus incitative. Elles y ont alors introduit un paragraphe invitant l'avocat qui ne serait disponible à la date proposée d'en informer le magistrat par message RPVA, dans les plus brefs délais, et indiquer s'il souhaite qu'un autre rendez-vous soit fixé ou si la médiation ne paraît pas envisageable.

Un participant, avocat, faisant part de son expérience, a estimé que le refus des parties de se rendre à la réunion d'information sur la médiation à la suite de la double convocation est souvent motivé par la crainte que cela puisse être vu par l'adversaire et par le juge comme un aveu de faiblesse.

Dans son intervention, Martine Boittelle-Cousseau a souhaité faire part de son expérience en tant que magistrat traitant du contentieux de droit de la construction. Afin de contrecarrer l'échec de la double convocation à laquelle ne répondaient pas les parties, les 6ème et 7ème chambres du TGI de Paris ont donc eu une initiative originale. Elles ont organisé une réunion d'information, à laquelle ont été conviés les assureurs, puisque ce sont eux qui dans la plupart des affaires se retrouvent in fine condamnés à payer. Ces derniers se sont révélés particulièrement intéressés par le recours à la médiation mais ont indiqué que si la direction générale des compagnies était plutôt favorable à ce mode alternatif de règlement des litiges, ils se heurtaient à une véritable opposition de la part des rédacteurs qui craignaient de perdre une part de leurs prérogatives. Dans les contentieux dans lesquels l'une des parties est un institutionnel, ces blocages internes expliquent souvent l'échec de la double convocation, la médiation ayant plus de succès lorsqu'elle est proposée à l'audience, même si cela est un peu tardif. Selon Madame Boittelle-Cousseau, il y a également un gros travail à faire pour former les avocats sur le rôle de l'avocat accompagnateur dans le processus de médiation.

Comme l'a, par ailleurs, rappelé Michèle Jaudel, le succès de la médiation, ou en tout cas la croissance du recours à ce mode alternatif de règlement des litiges, dépend considérablement de la formation des avocats et des magistrats. Le barreau de Paris va dans ce sens, puisque ont été mis en place, pour l'année 2013, 15 heures de formation obligatoires à l'EFB et des modules facultatifs de formation continue à la médiation. L'ENM travaille également sur ce sujet. A ce titre selon Maître Jaudel, il serait pertinent de créer des formations communes ENM-barreau de Paris.

Pour Louis B. Buchman, des freins existent, certes, chez les avocats, mais sont également présents chez les magistrats. Afin de lever ces réticences, l'académie de médiation, comme le rapport "Magendie", préconise la réforme de l'article 700 du Code de procédure civile. Il existe, par ailleurs, d'autres incitations. Ne serait-il pas ainsi judicieux que la notation des magistrats intègre leur taux de réussite dans le nombre d'affaires "médiées" ? En effet, ce qui est important, selon Maître Buchman, ce n'est pas seulement de proposer la médiation, mais aussi qu'elle aboutisse à un accord des parties. Et, cela suppose que le magistrat sélectionne, d'une part, les dossiers les plus adaptés et, d'autre part, les médiateurs les plus à même de conduire les parties à un accord.

Reprenant la parole, Fabrice Vert, se pose la question de savoir si finalement l'organisation judiciaire telle qu'elle existe aujourd'hui est compatible avec la médiation. Le Doyen Cornu en 1975, lors de la rédaction du Nouveau Code de procédure civile, estimait déjà, que la conciliation comme principe directeur du procès allait à l'encontre d'une justice engoncée et technocratique. Or, le système judiciaire français, qui n'a pas tellement changé depuis Napoléon, reste archaïque et repose sur des principes hiérarchiques et d'autorité peu propices au développement de la médiation. Par ailleurs, tant que la Chancellerie ne fixe pas des objectifs chiffrés aux juridictions de traitement d'une partie du contentieux par la conciliation et la médiation dans le cadre de la "LOLF", les juges ne modifieront pas leur comportement. Un développement significatif de ce MARL passerait dès lors par une reforme du système judiciaire en vue de créer un espace adapté à la proposition de médiation.

2 - La médiation conventionnelle

Pour Louis B. Buchman, il est nécessaire de trouver les moyens qui inciteraient les avocats, conseils, à insérer, lors de la rédaction des contrats, le recours à la médiation dans les clauses de résolution de différends. A côté de cette réflexion, l'académie de médiation a rédigé une charte des entreprises pour la médiation commerciale, signée à la CCI par de nombreuses entreprises du CAC 40 et des fédérations professionnelles. Face au succès rencontré par cette initiative, il a ensuite été décidé de la décliner pour les cabinets d'avocats. Aujourd'hui plus de 200 cabinets de Paris et de Province en sont signataires. Ce texte implique simplement que l'avocat s'engage à proposer à son confrère, conseil de la partie adverse, le recours à cet ADR (alternative dispute resolution), chaque fois que cela lui semblera judicieux. Il s'agit en quelque sorte, selon Maître Buchman, d'une désinhibition de l'avocat, d'un refus de considérer cette démarche comme un aveu de faiblesse.

Maître Jaudel ajoute d'ailleurs qu'il appartient à l'éthique et à la responsabilité professionnelle de l'avocat de proposer la médiation comme outil de résolution de conflit.

Comme l'a relevé Laurent Samama, les associations plaident dans le même sens et tentent d'inciter tous les rédacteurs d'actes -pas seulement les avocats-, et notamment les notaires et les experts-comptables, à intégrer dans les contrats, le recours à la médiation avant tout recours contentieux pour régler les litiges qui surviendraient dans l'exécution de la convention.

Pour Mélanie Germain, la culture de la médiation évolue dans le bon sens. De plus en plus de contrats contiennent une clause de médiation, si bien qu'aujourd'hui, près de la moitié des dossiers de médiation, ont pour origine l'application d'une telle clause.

Des projets en cours de réalisation au barreau de Paris et qui seront très prochainement révélés devraient atténuer ces freins qui ont été mis en évidence dans le recours à la médiation, sachant que seule la formation des avocats et des magistrats à la pratique de la médiation sera en mesure de répondre aux besoins des justiciables.

La Commission ouverte Médiation du barreau de Paris vous donne rendez-vous pour les prochaines conférences qu'elle organise :

- le 19 mars 2013 (18h00-20h00) avec la Commission ouverte procédure participative et droit collaboratif ;

- le 23 avril 2013 (18h00-20h00) sur la transaction, l'accord de médiation, le protocole d'accord et l'homologation par le juge en droit national et transfrontalier.

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Bancaire

[Textes] La transposition de la Directive "monnaie électronique 2" par la loi du 28 janvier 2013 : enfin un statut pour la monnaie électronique ? - Partie I : l'extension de la définition et du champ d'application de la monnaie électronique

Réf. : Loi n° 2013-100 du 28 janvier 2013, portant diverses dispositions d'adaptation de la législation au droit de l'Union européenne en matière économique et financière (N° Lexbase : L0938IWN)

Lecture: 20 min

N6251BTP

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par Christelle Mazza, avocat au barreau de Paris, Armide Avocats

Le 21 Mars 2013

L'économie et les échanges sont régulés par des opérations de paiement. Tous les acteurs de ce système, particuliers ou entreprises, utilisent chaque jour la monnaie comme instrument de ces échanges qui ponctuent la production et l'existence même d'un système économique et commercial. Doucement mais sûrement, l'économie évolue avec le développement des nouvelles technologies et peu à peu, l'échange traditionnel parti du troc, transitant par les espèces puis par la passation d'écriture, voit se développer la dématérialisation du sonnant et trébuchant. C'est cette révolution attendue, relativement silencieuse mais certaine que vient marquer la transposition de la Directive "monnaie électronique 2" (Directive 2009/110/CE 16 septembre 2009, concernant l'accès à l'activité des établissements de monnaie électronique et son exercice ainsi que la surveillance prudentielle de ces établissements N° Lexbase : L8543IE7) dans le droit français par la loi du 28 janvier 2013. Après presque deux années de retard dont le Sénat précise, non sans argutie politique dans son rapport, que "le précédent Gouvernement a fait preuve d'un singulier manque d'anticipation" (rapport n° 247 (2012-2013) de M. Richard Yung, fait au nom de la commission des finances, déposé le 19 décembre 2012), après menace de la Commission européenne fin avril 2012 de saisir la Cour de justice de l'Union européenne pour défaut de transposition et exposition à de lourdes sanctions financières, le droit français vient de créer un statut pour les établissements de monnaie électronique et une nouvelle définition de la monnaie électronique. Décryptage en deux parties : cette première partie consacrée à l'extension de la définition et du champ d'application de la monnaie électronique, la seconde partie ayant trait à la création d'un statut autonome pour les établissements de monnaie électronique (lire N° Lexbase : N6252BTQ).

I - La monnaie électronique envisagée comme nouvel instrument de monnaie scripturale

L'opération de paiement est définie à l'article L. 133-3 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L4786IEY) comme l'action consistant à verser, transférer, ou retirer des fonds, indépendamment de toute obligation sous-jacente entre le payeur et le bénéficiaire. L'opération de paiement se fait par la monnaie qui en France est l'euro (C. mon. fin., art. L. 111-1 N° Lexbase : L9700DYW). La monnaie est un instrument de référence permettant de fixer un prix aux biens et services échangés, par le biais de l'opération de paiement, dans un système économique donné.

La monnaie se subdivise en deux catégories, unités de valeur : la monnaie fiduciaire (les pièces métalliques -C. mon. fin., art. L. 121-1 et s. [LXB= L2611HWM]- et les billets de banque -C. mon. fin., art. L. 121-1 N° Lexbase : L9722DYQ et s.-), dont il est intéressant de rappeler qu'elle est protégée par le droit d'auteur (C. mon. fin., art. L. 123-1 N° Lexbase : L3109G9Z) et la monnaie scripturale (le chèque -C. mon. fin., art. L. 131-1 N° Lexbase : L3316HIN et s.-, la lettre de change et le billet à ordre -C. mon. fin., art. L. 132-1 N° Lexbase : L4784IEW et s.- et les "autre instruments de paiement" dont le virement et le prélèvement, dits opérations de paiement associées à un compte de paiement -C. mon. fin., art. L. 314-1, 3° N° Lexbase : L4861IER).

Ainsi, afin de matérialiser le paiement, le payeur utilisera un instrument de paiement qui sera matériel (les espèces) ou dématérialisé (monnaie scripturale). Parmi cette classification classique des instruments de paiement s'est insérée la monnaie électronique.

Créée en 2000 par la Directive "monnaie électronique 1" (Directive 2000/46 du 18 septembre 2000 N° Lexbase : L8033AU3), quelques mois après la Directive "commerce électronique" (Directive 2000/31 du 8 juin 2000 N° Lexbase : L8018AUI), la monnaie électronique constitue un instrument de paiement issu de la pratique des échanges dématérialisés (cf. nos obs., Etablissements de paiement et monnaie électronique : panorama 2012 des paiements dématérialisés, Lexbase Hebdo n° 290 du 29 mars 2012 - édition affaires N° Lexbase : N0995BTZ).

Définie à l'origine comme "substitut électronique des pièces et billets de banque, qui est stocké sur un support électronique tel qu'une carte à puce ou une mémoire d'ordinateur et qui est généralement destiné à effectuer des paiements électroniques de montant limités", la monnaie électronique devait se substituer aux espèces par le biais d'un stockage dématérialisé sur un support électronique (puce).

Introduite en droit français en 2003 (arrêté du 10 janvier 2003, portant homologation du règlement 2002-13 du 21 novembre 2002 du Comité de la réglementation bancaire et financière N° Lexbase : L1919A9X), la monnaie électronique n'a pas connu le succès escompté, notamment au regard de la faiblesse des montants possibles pour chaque transaction (30 euros) ou de stockage maximum (150 euros). Par ailleurs, les établissements de monnaie électronique (EME) étaient des établissement de crédit limitant leur activité à l'émission, la mise à disposition ou la gestion de monnaie électronique ce qui a rendu le statut propre d'EME très contraignant, ne leur permettant pas d'avoir la totalité des prérogatives des établissements de crédit tout en devant faire valoir le même régime prudentiel. Il n'en existait en France que trois en 2010.

La monnaie électronique n'est donc pas, terminologiquement parlant, une nouvelle sorte de monnaie qui créerait une troisième catégorie de monnaie, mais un nouvel instrument de paiement scriptural permettant de réaliser une opération de paiement, dit aussi service de paiement.

Entre 2000 et 2013, l'économie numérique a littéralement explosé au point de devenir l'un des canaux privilégiés des échanges économiques : l'introduction d'instruments de paiement adaptés répondant par ailleurs aux exigences de sécurité des instruments traditionnels s'est en conséquence rendue de plus en plus nécessaire, et ce alors que depuis 2000, la technologie de la puce est très largement mise en concurrence.

Par la Directive du 16 septembre 2009, l'Union européenne a analysé les failles du marché et établi la Directive "monnaie électronique 2" créant un véritable statut autonome pour les établissements de monnaie électronique, et revoyant une grande partie des freins qui avaient paralysé le développement de l'économie numérique. L'analyse des considérants de la Directive 2009/110/CE et des travaux parlementaires permet de comprendre la nécessité de la révision de la Directive 2000/46 en ce que notamment "certaines de ses dispositions ont été jugées préjudiciables à l'émergence d'un véritable marché unique des services de monnaie électronique et au développement de services conviviaux de ce type" (considérant 2), tout en poursuivant la volonté de créer "un cadre juridique clair destiné à renforcer le marché intérieur" et à "garantir un niveau adéquat de surveillance prudentielle". (considérant 1)

II - Les apports de la Directive "monnaie électronique 2"

A - Une nouvelle définition de la monnaie électronique (article 2)

La monnaie électronique se définit avant tout comme un pré-paiement et permet un stockage de monnaie dite "traditionnelle" sur un autre support. Il n'y a donc pas au sens propre création de monnaie mais émission d'un instrument dématérialisé de la monnaie traditionnelle permettant de faciliter les transactions dans une économie numérique de plus en plus sectorielle. La monnaie électronique, c'est aussi et surtout le marché de la carte et de la fidélisation du consommateur dans un réseau.

La définition introduite par la Directive du 16 septembre 2009 a ajouté comme support à la monnaie électronique "toute forme magnétique" afin d'anticiper sur les innovations technologiques, là où la Directive de 2000 ne prévoyait que le stockage sous forme électronique.

En outre, la "DME 2" insère une référence expresse à l'opération de paiement telle que définie dans la Directive "services de paiement" 2007/64/CE (N° Lexbase : L5478H3B) et reprise in extenso dans le Code monétaire et financier, élargissant et précisant considérablement le champ d'application de la monnaie électronique. Destinée à remplacer la monnaie fiduciaire par une extension de la monnaie scripturale, la monnaie électronique doit permettre de se substituer aux instruments traditionnels de paiement pour chaque opération de paiement.

La Directive s'est attachée à prévoir une définition claire et neutre permettant une adaptation dans le temps à tout type de support ou d'échange dématérialisé. La monnaie électronique comprend donc :
- des unités stockées sur un dispositif de paiement que le détenteur a en sa possession ;
- des unités stockées à distance sur un serveur et gérées par le détenteur de monnaie électronique, par l'intermédiaire d'un compte spécifique de monnaie électronique.

Il s'agira dans le premier cas, par exemple, d'une carte pré-payée avec puce, permettant d'acheter dans un commerce ou sur internet, et dans le second cas d'un compte Paypal ou similaire, permettant d'effectuer des achats d'e-commerce mais également de cartes pré-payées sans puce, gérées par un serveur dit "compte technique". Ce support ou ce compte virtuel vient se superposer au système bancaire classique des cartes bancaires ou du paiement par ordre passé via la plate-forme dématérialisée de son établissement de crédit et l'utilisation des codes et systèmes d'authentification d'une carte bancaire y afférente.

L'introduction de la forme magnétique permet ainsi de garantir un régime juridique clair aux innovations technologiques traditionnellement matérialisées par la puce électronique : plus que la monnaie électronique, c'est la reconnaissance du secteur des cartes pré-payées.

B - Une clarification des exemptions (articles 1 et 9)

La définition de la monnaie électronique se comprend également à la lumière des exemptions listées de façon exhaustive. Ainsi, certains cas de dématérialisation de la monnaie sont exclus du champ d'application de la Directive.

L'article 8 de la Directive de 2000 prévoyait déjà 3 types d'exemption :
- le montant total des engagements financiers d'une activité commerciale liés à la monnaie électronique ne dépasse pas normalement 5 millions d'euros et jamais 6 millions d'euros ;
- la monnaie électronique reste d'usage "interne" à un groupe et n'est acceptée comme moyen de paiement que par des filiales de l'établissement pour des fonctions opérationnelles ou accessoires ;
- la monnaie électronique n'est acceptée comme moyen de paiement que par un nombre limité d'entreprises soit parce qu'elles se situent dans les mêmes locaux ou une zone locale restreinte, soit parce qu'il existe une relation étroite financière ou commerciale avec l'établissement émetteur.

En outre, la capacité de chargement ne pouvait excéder 150 euros.

L'article 9 de la "DME 2" vient considérablement préciser le champ d'application de la première hypothèse en fixant un plafond de 5 millions d'euros et en laissant à chaque Etat la liberté de fixer le plafond de stockage maximum ainsi que les règles de surveillance prudentielle et d'historique des volumes.

Les deux autres hypothèses sont de nouveau prévues, cette fois par renvoi à la Directive "services de paiement" : selon l'article 3 k, sont de la monnaie électronique mais ne tombent pas sous le champ d'application de la "DME 2" les chèques papier et notamment les chèques de voyage ou les titres de service. Le considérant 5 de la "DME 2" précise ainsi qu'il s'agira par exemple d'un chèque cadeau utilisable dans un magasin donné ou une chaîne de magasins donnée, une carte d'enseigne, carte d'essence, carte de membre, carte de transport, carte ou chèque de titre-repas ou titres de services (et ce afin d'encourager le recours à ces instruments pour atteindre les objectifs fixés dans la législation sociale, lorsque ces titres sont régis par un régime juridique spécifique).

Sur ce point, la problématique des tickets-restaurants reste sous étroite surveillance de la Commission. En effet, ces titres permettent de plus en plus de régler différents achats notamment alimentaires, sans restriction évidente à une chaîne de distribution. La Directive précise ainsi que "l'exclusion du champ d'application de la présente Directive devrait cesser si un tel instrument à portée spécifique devient un instrument à portée générale", ce qui se comprend aisément au regard du régime prudentiel imposé aux EME et aux entorses prévisibles à la concurrence. La nuance peut être fragile, à la lecture des textes, entre un réseau clairement défini dans l'espace ou le volume, et un secteur, par exemple toutes les entreprises de l'alimentaire seulement.

Enfin une troisième hypothèse est insérée, prévue à l'article 3 l) de la Directive "services de paiement" : lorsque les opérations de paiement sont exécutées au moyen d'un appareil de télécommunication ou d'un autre dispositif numérique ou informatique, lorsque les biens ou les services achetés sont livrés et doivent être utilisés au moyen de ces supports, à condition que l'opérateur du système n'agisse pas uniquement en qualité d'intermédiaire entre l'utilisateur du service de paiement et le fournisseur de biens et services.

Il s'agira ainsi d'une plus-value apportée par l'opérateur comme système d'accès, de recherche ou de distribution via un téléphone mobile ou un ordinateur.

Ce secteur est également sous haute surveillance européenne en ce que les opérateurs téléphoniques proposent de plus en plus l'achat de services via la facture globale de télécommunications comme la location de films, les sonneries par sms...Tant que l'usage en est fait de façon interne et que le service est utilisable à travers le canal d'achat, ces opérations de paiement ne seront pas considérées comme entrant dans le champ d'application de la Directive.

La captation sectorielle par la monnaie électronique en fait un instrument très porteur pour toutes les entreprises offrant un terminal de paiement ou une fidélisation par carte, par exemple, de sorte que le marché de la monnaie électronique devient aussi hétérogène qu'il existe de grandes enseignes. La notion de réseau fermé est en conséquence essentielle pour préserver de toute entorse à la concurrence. Ce système d'exception permet néanmoins de développer et faciliter les échanges économiques sectorisés, sans avoir à répondre d'un régime prudentiel encore très lourd. Il met en exergue l'activité à titre principal d'émission de monnaie électronique, d'une part, et celle accessoire à une activité commerciale classique qui peut s'en trouver plus attractive et facilitée, d'autre part.

Cette hétérogénéité peut néanmoins trouver des limites pratiques, le consommateur préférant un usage traditionnel d'une seule carte bancaire plutôt que de dizaines de cartes de fidélité liées à chaque réseau de consommation. C'est certainement la politique tarifaire qui fera une différence à terme, bien que sur ce point, les réseaux devant s'appuyer sur un établissement de crédit ou de monnaie électronique, doivent reverser des commissions liées aux transactions, qui réduisent ainsi leur marge de bénéfice. Il convient en conséquence de bien distinguer la carte de paiement, type crédit à la consommation, de la carte pré-payée, support de monnaie dématérialisée, s'apparentant davantage au chèque-cadeau.

C - L'émission en contrepartie d'une obligation de remboursement, comme facteur de confiance et sécurisation du pré-paiement (article 11)

A la différence d'un établissement de crédit, l'établissement de monnaie électronique ne peut recevoir de fonds du public et en disposer. De ce fait, les EME bénéficient d'un régime prudentiel aligné sur celui des établissements de paiement, partant moins contraignant que les banques. En contrepartie et afin de garantir la confiance du consommateur, l'émission de monnaie électronique est assortie d'une obligation renforcée de remboursement :
- à valeur nominale, c'est-à-dire à hauteur du même montant que celui qui a été versé pour créditer le support dématérialisé ou le compte ;
- à tout moment, sans possibilité de convenir d'un seuil minimal de remboursement ;
- à titre gratuit.

Afin de garantir une concurrence équitable entre établissements de crédit et établissements de monnaie électronique, ces dispositions visent à sécuriser la protection des fonds des détenteurs de monnaie électronique.

Néanmoins, le contrat conclu entre l'émetteur et le détenteur peut prévoir des frais de remboursement, à condition qu'ils soient clairement précisés, que le remboursement constitue un défraiement proportionné et déterminé en fonction des coûts, sous réserve de la législation nationale en matière fiscale ou sociale. Ces informations constituent l'information pré-contractuelle du consommateur.

En outre, le remboursement ne peut être sollicité que dans trois conditions alternatives :
- il est demandé avant l'expiration du contrat ;
- le contrat spécifie une date d'expiration et le détenteur a mis fin au contrat avant cette date ;
- le remboursement est demandé plus d'un an après la date d'expiration du contrat.

Ces dispositions ont particulièrement intéressé les professionnels du chèque-cadeau ou du coffret cadeau, qui tomberaient sous le coup de l'application de la Directive : la plupart des consommateurs n'utilisent pas le bon cadeau qui leur a été offert, souvent valable une année, ce qui constitue pour les commerçants partenaires et pour le distributeur une trésorerie non négligeable. Une obligation de remboursement, qui n'est cependant pas prescrite, modifierait particulièrement le business-model de ces industries. C'est tout l'intérêt, pour ces industries, de rester exclues du champ d'application de la directive.

A noter que dans la loi de transposition, il est renvoyé à un décret qui fixera la liste exhaustive des titres spéciaux ne relevant pas de la "DME 2", ces titres échappant en conséquence à l'obligation de remboursement prescrite par la "DME 2" et le Code monétaire et financier. L'industrie du chèque papier dématérialisé est, en conséquence, en attente de ce décret qui pourrait fortement modifier l'économie de leurs activités.

L'article 4 de la "DME 1" était extrêmement succinct et prévoyait un montant minimal de remboursement ne pouvant être supérieur à 10 euros et des modalités précises de remboursement, en espèces ou par virement. Il convient en conséquence de saluer ces dispositions en ce qu'elles protègent davantage le consommateur ; elles s'alignent sur le droit de la consommation général en matière de services de paiement.

D - La création d'une procédure de réclamation et de recours extrajudiciaire en vue du règlement des litiges liés aux opérations de paiement par monnaie électronique

Sur ce point, la "DME 2" renvoie une fois encore à la Directive "services de paiement" (DSP) et permet un alignement des régimes. La "DSP" (titre IV, chapitre 5) renvoie les Etats membres à mettre en place des procédures permettant aux détenteurs de monnaie électronique de soumettre des réclamations aux autorités compétentes formellement désignées en cas de violation des dispositions légales et contractuelles. Ce régime doit être assorti de sanctions effectives, proportionnées et dissuasives. Chaque Etat a l'obligation de communiquer à la Commission le texte des règles prescrites.

III - La transposition en droit français

La Directive européenne nécessite une transposition dans le droit national, chaque Etat étant libre, pour un certain nombre de dispositions seulement, d'adapter les prescriptions européennes aux spécificités de son droit interne. Ainsi, l'analyse de la transposition par le droit français de la Directive permet notamment de mettre en exergue les spécificités du droit bancaire tel que nous l'envisageons dans notre culture économique et juridique.

La lecture de la loi du 28 janvier 2013 est ardue en ce qu'elle constitue une modification alinéa par alinéa de certains articles du Code monétaire et financier ainsi que de quelques dispositions du Code de commerce, du Code de la consommation et du Livre des procédures fiscales. Elle concerne d'ailleurs la transposition d'une autre Directive, dite "Omnibus I" (Directive 2010/78/UE du Parlement européen et du Conseil du 24 novembre 2010 N° Lexbase : L0389IP4) relative aux compétences des autorités européennes de supervision (titre II), la mise en cohérence du Code monétaire et financier avec certains aspects du droit européen en matière financière (titre III) et des dispositions relatives à la lutte contre les retards de paiement dans les contrats de la commande publique (titre IV).

C'est une première partie, substantielle, qui modifie le Code monétaire et financier, pour ce qui concerne la nouvelle définition de la monnaie électronique sous les thématiques suivantes :
- la monnaie fiduciaire ;
- la monnaie scripturale ;
- la définition de la monnaie électronique et l'instauration d'un régime contractuel protecteur du consommateur ;
- l'alignement du régime de règlement des litiges des EME avec celui des établissements de crédit et de paiement.

La logique française dans le plan même de la loi n'est pas la même que celle de la Directive européenne en ce qu'elle suit chronologiquement les dispositions du Code monétaire et financier. La légistique française continue de stigmatiser les différents intervenants du secteur, marquant un monopole bancaire historique.

A - Un seuil maximal de paiement des transactions

Les premières dispositions de la loi de transposition concernent les modifications du Code monétaire et financier dans sa partie "monnaie fiduciaire", section "interdiction du paiement en espèces de certaines créances". Est ainsi ajouté le moyen tiré de la monnaie électronique : c'est l'une des seules références dans la transposition de la Directive à un montant maximal de paiement par monnaie électronique qui sera fixé par décret, probablement aligné sur celui du montant en espèces.

L'établissement de monnaie électronique pourra effectuer le paiement des salaires par un virement dans le cadre de ses prérogatives liées à la fourniture de services de paiement. A noter que cette prérogative échappe aux établissements de paiement.

B - Monnaie scripturale : monopole bancaire du chèque et section nouvelle liée au remboursement de la monnaie électronique

Dans un premier temps, le Code monétaire et financier rappelle que l'émission de chèque reste une prérogative bancaire et maintient la désignation terminologique de l'établissement de crédit comme "le banquier", marquant une distinction avec les deux autres catégories d'établissement, sortes de "sous-ensembles" que sont les EME et les EP. Ainsi, si l'établissement de monnaie électronique peut encaisser des chèques, il ne peut en émettre, et ne peut en aucun cas les encaisser aux fins d'émission de monnaie électronique, sauf à en être lui-même bénéficiaire (C. mon. fin., art. L. 131-4 N° Lexbase : L9360HDZ). Cette disposition est assortie d'une sanction limitant la responsabilité du préjudice à concurrence du montant du chèque, donc globalement, peu dissuasive.

Le nouvel article L. 131-85 (N° Lexbase : L1274IW4) permet aux établissements de monnaie électronique d'être destinataires des informations liées aux incidents de paiement inscrits à la Banque de France et d'utiliser ces mêmes informations comme moyen de contrôle sur les détenteurs de la monnaie électronique qu'ils émettent.

Dans un deuxième temps, le Code monétaire et financier crée une douzième section intitulée "Modalités de remboursement de la monnaie électronique" dans le chapitre III ("Les règles applicables aux autres instruments de paiement") du titre III ("Instruments de monnaie scripturale). Comme la "DME 2", le Code monétaire et financier instaure un principe de remboursement immédiat, gratuit, à simple demande, assorti des exceptions listées dans la Directive (C. mon. fin., art. L. 133-31 N° Lexbase : L1260IWL). L'article L. 133-36 (N° Lexbase : L1257IWH) prévoit les modalités de remboursement, en espèces ou par virement, comme le prévoyait la "DME 1". L'article L. 133-37 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L1258IWI) prévoit la possibilité d'adopter des dispositions contractuelles contraires si le détenteur est un professionnel.

Enfin dans une troisième partie, le Code élargit les prérogatives de la Banque de France dans sa mission de surveillance des établissements dits bancaires (C. mon. fin., art. L. 141-6 N° Lexbase : L1151IWK) et permet désormais aux EME de détenir des comptes à la Banque de France (C. mon. fin., art. L. 141-8 N° Lexbase : L1150IWI)

C - Une transcription fidèle de la définition et du régime de la monnaie électronique par l'insertion d'un régime protecteur du consommateur

L'article L. 315-1 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L1154IWN) reprend désormais la définition européenne de la monnaie électronique comme "valeur monétaire qui est stockée sous une forme électronique, y compris magnétique, représentant une créance sur l'émetteur, qui est émise contre la remise de fonds aux fins d'opérations de paiement définies à l'article L. 133-3 (N° Lexbase : L4786IEY) et qui est acceptée par une personne physique ou morale autre que l'émetteur de monnaie électronique".

Chaque unité de monnaie électronique dite unité de valeur constitue une créance incorporée dans un titre. Cette créance fonde le droit à remboursement par unité de valeur, que le pré-paiement soit équivalent à des euros ou des unités virtuelles (C. mon. fin., art. L. 315-2 N° Lexbase : L1071IWL). Quel que soit le processus de dématérialisation, en euros ou en unités, sa valeur doit rester nominale et implique un droit à remboursement de même valeur (C. mon. fin., art. L. 315-3 [LXB= L1072IWM]).

Si la définition stricto sensu reprend le même concept d'évolution technologique que la Directive, la création des deux articles suivants renforce la protection du consommateur et prévient des dérives éventuelles liées à l'émission de monnaie électronique : le pré-paiement dit rester gratuit, sauf exceptions contractuelles clairement définies. Cet instrument de protection particulièrement fort vise à encadrer l'activité d'émission et la confiance du consommateur alors que l'EME est soumis à des exigences de fonds propres moindres que celles des établissements de crédit et qu'il ne dispose pas des fonds reçus du public. Ainsi, l'article L. 315-4 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L1073IWN), nouvellement créé, précise que les fonds déposés en contrepartie de monnaie électronique ne peuvent pas recevoir de rémunération quelle qu'elle soit (intérêts ou autres avantages) de sorte que l'opération de pré-paiement ou stockage doit rester neutre pour l'EME et pour le consommateur.

Ces précisions confirment ainsi la distinction, si besoin était, entre les opérations de banque traditionnelles de réception des fonds du public et de rémunération des comptes, de celle des EME qui émettent la monnaie par un simple "échange" entre de la monnaie fiduciaire et/ou scripturale, contre un nouveau support de stockage.

Les nouveaux articles créés par la loi de transposition sous la section 3 "Obligations contractuelles" (C. mon. fin., art. L. 315-5 N° Lexbase : L1077IWS à L. 315-8) reprennent les obligations édictées par la Directive sur l'information précontractuelle liée au remboursement des unités de monnaie électronique, le contrat devant clairement indiquer la méthode de calcul d'éventuels frais de retenue. Ces dispositions viennent s'ajouter à la nouvelle section 12 introduite au Code monétaire et financier, mettant l'accent sur la volonté du législateur d'encadrer clairement l'activité d'émission de monnaie électronique. Ce régime de protection est, par ailleurs, renforcé par l'alignement du système de règlement des litiges liés aux opérations de paiement par la monnaie électronique avec celui adopté pour les établissements de crédit et de paiement.

D - L'alignement du régime de prévention et de règlement des litiges des EME avec celui des établissements de crédit et des établissement de paiement

L'article L. 316-1 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L1078IWT) étend la possibilité d'une médiation gratuite aux établissements de paiement dans leurs litiges avec les personnes physiques. De même, la procédure de contrôle des infractions aux dispositions du Code de la consommation par des agents de la Banque de France est étendue aux établissements de monnaie électronique au regard des dispositions propres liées à leurs obligations contractuelles et notamment le principe du remboursement.

En outre, ce mécanisme de contrôle prévoit davantage de supervision notamment en ce qui concerne par principe le champ d'intervention des agents de la Banque de France sur la prohibition des ententes sur les prix (C. consom., art. L. 113-1 N° Lexbase : L0333ICC), la prohibition de vente de produits ou services donnant droit à une prime (C. consom., art. L. 121-35 N° Lexbase : L3086IQD, dont le pendant est la prohibition de la rémunération ou des avantages liés au pré-paiement telle que fixée au nouvel article L. 315-4 du Code monétaire et financier N° Lexbase : L1073IWN) ou la vente liée à un volume prédéterminé (C. consom., art. L. 122-1 N° Lexbase : L1288IWM).

Ainsi sont applicables aux établissements de monnaie électronique :
- l'interdiction de la vente ou offre de produits groupés lorsque cette vente peut être dissociable (C. mon. fin., art. L. 312-1-2 N° Lexbase : L4779IEQ) ;
- l'obligation de signer un contrat-cadre en l'absence de convention de compte de dépôt (C. mon. fin., art. L. 314-12 N° Lexbase : L4739IEA) ;
- l'obligation d'information pré-contractuelle (C. mon. fin., art. L. 314-13 N° Lexbase : L4778IEP) ;
- les obligations contractuelles propres aux EME tirées des articles L. 315-6 (N° Lexbase : L1074IWP) à L. 315-8 du Code monétaire et financier.

Le contrat est, en conséquence, érigé en instrument protecteur entre les EME et les consommateurs, utilisateurs non professionnels.

Enfin, autre création de la loi de transposition qui, par une seule phrase vient considérablement aligner les régimes avec ceux des établissements de crédit et de paiement, l'article L. 133-1 du Code monétaire et financier (N° Lexbase : L1273IW3) dispose désormais en son IV que la totalité du chapitre III, "règles applicables aux autres instruments de paiement", s'applique à l'émission et à la gestion de la monnaie électronique, à savoir notamment :
- la définition du donneur d'ordre au paiement dans l'opération de paiement (C. mon. fin., art. L. 133-3 N° Lexbase : L4786IEY) ;
- les dispositifs de sécurité et d'authentification (C. mon. fin., art. L. 133-4 N° Lexbase : L4785IEX et L. 133-15 N° Lexbase : L4859IEP) ;
- le régime applicable aux autorisations de paiement (C. mon. fin., art. L. 133-6 N° Lexbase : L4700IES et notamment le consentement et la révocation de l'ordre ;
- les conditions d'exécution d'une opération de paiement (C. mon. fin., art. L. 133-1).

Cet arsenal de mécanismes de protection de l'ordre de paiement semble relativement important au regard de l'usage traditionnel de la monnaie électronique, notamment pour de faibles montants. En élargissant considérablement le champ d'application de la monnaie électronique, lui octroyant un statut autonome et sans limitation apparente de montant tant de stockage que de paiement, le législateur a aligné les mécanismes de contrôle sur celui des autres instruments de paiement dans une mouvance générale liée à la migration SEPA allant bien au-delà des prescriptions européennes. Ce type d'obligation risque de constituer un frein pratique pour les EME qui cibleraient les supports stockant de faibles montants, destinés à se substituer aux espèces. La pratique nous éclairera sur les éventuelles tolérances institutionnelles afin de ne pas freiner l'émergence de ces nouveaux acteurs d'autant que le secteur reste dans l'attente des décrets d'application de la loi de transposition.

Une fois encore, au même titre que les freins liés à la transposition de la Directive "services de paiement" créant les établissements de paiement par l'ordonnance du 15 juillet 2009, un régime très protecteur semble avoir été favorisé au détriment des contraintes du marché, conférant aux seuls établissements de crédit ou leurs émanations, les possibilités logistiques d'un tel mécanisme prudentiel.

La loi de transposition s'est néanmoins particulièrement attardée sur le nouveau régime des établissements de monnaie électronique, créant un statut autonome alors que jusqu'à maintenant, ils n'étaient que des établissements de crédit limitant leur activité à l'émission et à la gestion de monnaie électronique.

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Fiscalité des entreprises

[Chronique] Chronique de droit fiscal des entreprises - Mars 2013

Lecture: 7 min

N6234BT3

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par Frédéric Dal Vecchio, avocat à la cour, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines

Le 26 Mars 2013

Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité en droit fiscal des entreprises réalisée par Frédéric Dal Vecchio, avocat à la Cour, Docteur en droit et Chargé d'enseignement à l'Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines. Cette chronique fait état des conséquences d'une société fictivement établie aux Seychelles au regard d'un litige portant sur la compensation de créances impayées avec une retenue à la source issue d'une notification de redressement adressée à l'entreprise cliente (Cass. com., 12 février 2013, n° 11-11.189, F-D). Ensuite, s'agissant de la fiscalité liée à la restructuration des entreprises, le Conseil d'Etat prend position en cas d'apport partiel d'actif placé sous le régime de faveur quant à la condition de détention permettant de qualifier la moins-value à court ou à long terme (CE 8° et 3° s-s-r., 11 février 2013, n° 356519, mentionné aux tables du recueil Lebon).
  • Retenue à la source et litige commercial : tel est pris qui croyait ne jamais rien devoir payer (Cass. com., 12 février 2013, n° 11-11.189, F-D N° Lexbase : A0611I87)

La mondialisation des échanges commerciaux suscite visiblement l'imagination des contribuables. Parfois même, elle les entraîne dans des lieux paradisiaques qui se révèlent in fine être un enfer fiscal : les montages de certains particuliers basés sur une "vraie-fausse" entreprise domiciliée dans des juridictions réputées plus "compréhensives" avec les contribuables étrangers trompent rarement l'administration fiscale française et les magistrats. L'arrêt du 12 février 2013 en est la parfaite illustration : M. B. personne physique, par ailleurs dirigeant de la société étrangère C. C. domiciliée dans les Seychelles, a réalisé des prestations de service pour l'entreprise S. T., entraînant l'émission de factures impayées pour 22 963,30 euros. Cette société a fait l'objet d'une vérification de comptabilité en 2007, à l'issue de laquelle un redressement a été notifié pour avoir omis de déclarer et payer la retenue à la source au titre des sommes versées à la société étrangère C. C. (CGI, art. 182 B N° Lexbase : L3273HLS (1)). En juillet 2008, M. B. a alors assigné la société S. T. devant le tribunal de commerce aux fins d'obtenir le paiement de ses créances impayées. La société S. T., qui a réglé la retenue à la source à l'administration fiscale à l'issue de la vérification de comptabilité, a alors demandé la compensation (C. civ., art. 1289 N° Lexbase : L1399ABG et s.) des factures impayées avec la retenue à la source objet du redressement ci-dessus rappelé. Selon les conseillers de la cour d'appel (CA Aix-en-Provence, 2ème ch., 5 novembre 2010, n° 09/19205 N° Lexbase : A7608GIM), la société C. C., enregistrée aux Seychelles en 1999, mais radiée dès 2000 pour défaut de paiement d'une taxe annuelle, était une société de façade masquant les activités de M. B.. En effet, outre que l'avocat de la société S. T.. fera valoir que deux lettres recommandées adressées au domicile postal suisse de la société C. C. reviendront avec les mentions "le destinataire est introuvable" et "a déménagé", il est apparu, lors de la vérification de comptabilité, que le paiement des prestations apparemment servies par la société étrangère C. C. a été effectué au moyen de virements sur le compte bancaire de M. B. ou par chèques libellés à son ordre et non à celui de la société seychelloise. De plus, M. B. ne sera pas en mesure de justifier l'existence et l'activité de cette société. Par conséquent, constatant le caractère fictif de l'entreprise prestataire étrangère, la Cour mettra à la charge de M. B. le montant de la retenue à la source et ordonnera la compensation entre les condamnations réciproques à due concurrence : lorsqu'une entreprise prestataire étrangère se révèle être fictive, la retenue à la source peut être mise à la charge de celui qui rend personnellement la prestation ; c'est-à-dire, au cas d'espèce, le dirigeant de la société fictive seychelloise. La Cour de cassation confirmera l'arrêt d'appel, sauf en ce qui concerne la condamnation au paiement des pénalités et de l'intérêt de retard, qui doivent rester à la charge de la société S. T. qui aurait dû effectuer la déclaration de la retenue à la source et procéder à son versement dans les délais légaux. Pour les Hauts magistrats, le débiteur de la retenue à la source peut parfaitement "réclamer au prestataire le montant de l'imposition qu'il a versée pour son compte au Trésor public sans l'avoir déduit au préalable du prix des prestations". Même si le débiteur des sommes versées à un prestataire visé par l'article 182 B du CGI est redevable, à l'égard de l'administration fiscale, des retenues à la source, le mécanisme de compensation issu des articles 1289 et suivants du Code civil peut être, le cas échéant, mis en oeuvre dans le cadre d'un litige commercial entre un client et son prestataire, quelle que soit la nature des dettes réciproques.

  • Fiscalité des restructurations d'entreprise : en cas d'apport partiel d'actif placé sous le régime de faveur, la condition de détention permettant de qualifier la moins-value à court ou à long terme s'apprécie au regard de la date d'acquisition des titres par l'apporteuse (CE 8° et 3° s-s-r., 11 février 2013, n° 356519, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A7120I7T)

A - Rappel sur la fiscalité applicable en cas de restructuration de personnes morales relevant de l'impôt sur les sociétés

En droit fiscal, les opérations de restructuration telles que les fusions, les scissions et les apports partiels d'actif sont considérées, pour les personnes morales apporteuses ou absorbées, comme relevant du régime de la cessation d'entreprise. Les conséquences sont loin d'être neutres, notamment quant à la taxation des plus-values latentes et du bénéfice non encore imposé, la reprise des provisions, et les droits d'enregistrement à raison de l'augmentation de capital de la personne morale absorbante. Afin de ne pas freiner la nécessaire restructuration des entreprises françaises (P. Bertoni, Les politiques fiscales sous la cinquième république - Discours et pratiques (1958 - 1991), L'Harmattan, collection logiques juridiques, 1995, p. 100), alors perçue comme ayant un caractère intercalaire, le législateur a prévu une option (2) (CGI, art. 210 A N° Lexbase : L3936HLD ; loi du 28 décembre 2001, n° 2001-1275, de finances pour 2002, art. 85 N° Lexbase : L0938AWN (3) ; BOI-IS-FUS-10-20, 12 septembre 2012 N° Lexbase : X6132ALP) ne profitant qu'aux personnes morales ou organismes passibles de l'impôt sur les sociétés (CGI, art. 210 C N° Lexbase : L3945HLP). Les personnes morales placées sous ce régime sont alors tenues de formuler une option en ce sens. Elles doivent respecter les engagements issus de l'article 210 A-3 du CGI (4) et produire à chaque déclaration de résultat un état de suivi des plus-values qui n'ont pas fait l'objet d'une imposition lors de la réalisation de l'opération de restructuration, ainsi qu'un registre de suivi des plus-values sur éléments d'actif non amortissables dont l'imposition a été reportée (5). Le régime des déficits a subi de substantielles modifications entre le début des années 2000 et 2012 : c'est ainsi que, s'agissant des déficits de la personne morale absorbée, à compter du 1er janvier 2002, un régime d'agrément de droit (loi n° 2001-1275 du 28 décembre 2001, de finances pour 2002 ; CGI, art. 209 N° Lexbase : L1156ITY) a été substitué au régime d'agrément discrétionnaire délivré jusqu'alors (6). Le régime d'agrément de droit est accordé lorsque l'opération est justifiée du point de vue économique et qu'elle obéit à des motivations principales autres que fiscales ; l'activité à l'origine des déficits dont le transfert est demandé doit être poursuivie par la ou les sociétés bénéficiaires des apports pendant un délai minimum de trois ans ; l'opération est effectuée sous le régime de l'article 210 A du CGI. Depuis le 1er janvier 2005, le montant des déficits transférés n'est plus plafonné (7) (loi n° 2004-1485 du 30 décembre 2004, art. 42). La loi de finances rectificative pour 2012 (loi n° 2012-958 du 16 août 2012, de finances rectificative pour 2012 N° Lexbase : L9357ITQ) a apporté des modifications (CGI, art. 209, II N° Lexbase : L9518ITP) qui concernent également les personnes morales ayant opté pour le régime de l'intégration fiscale (CGI, art. 223 A N° Lexbase : L5189IRM ; CGI, art. 223, I, 6 N° Lexbase : L9516ITM) : les déficits et intérêts susceptibles d'être transférés ne doivent provenir ni de la gestion d'un patrimoine mobilier par des sociétés dont l'actif est principalement composé de participations financières dans d'autres sociétés ou groupements assimilés, ni de la gestion d'un patrimoine immobilier. De plus, l'agrément est subordonné au fait que le transfert des déficits n'a pas fait l'objet, par la société absorbée ou apporteuse, pendant la période au titre de laquelle ces déficits et ces intérêts ont été constatés, de changement significatif, notamment en termes de clientèle, d'emploi, de moyens d'exploitation effectivement mis en oeuvre, de nature et de volume d'activité. Puis, l'activité transférée doit être poursuivie, par les structures absorbantes ou en bénéficiant pendant trois ans : il ne doit pas y avoir de changement significatif, notamment en termes de clientèle, d'emploi, de moyens d'exploitation effectivement mis en oeuvre, de nature et de volume d'activité.

B - La décision du 11 février 2013

A la suite d'une vérification de comptabilité au terme de laquelle une notification de redressement fut notifiée en 2002, l'administration fiscale a constaté la dissolution-confusion d'une filiale, décidée par une assemblée générale tenue le 18 juillet 1999, entraînant, d'une part, l'annulation des 510 000 titres détenus dans son capital, d'autre part, une moins-value à court terme. Une fraction de ces titres était détenue dans le cadre d'un apport partiel d'actif effectué le 30 juillet 1998 placé sous le régime de faveur issu des dispositions des articles 210 A et suivants du CGI rappelées ci-dessus (cf. A). Ces titres avaient été acquis par la société apporteuse en 1988, 1991 et 1996. Pour apprécier le délai de détention de deux ans (CGI, art. 39 duodecies N° Lexbase : L1431HLL) qui permet de qualifier la moins-value à court ou à long terme, l'administration fiscale a alors considéré qu'il fallait se placer à la date d'acquisition d'origine par l'apporteuse et non celle de réalisation de l'apport : la moins-value était, selon l'administration, à long terme et ne pouvait être déduite des résultats de l'entreprise. La cour administrative d'appel de Versailles (CAA Versailles, 1ère ch., 29 novembre 2011, n° 10VE02229, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A7328IIA) avait considéré que la date d'acquisition des titres s'entendait de la date de réalisation de l'apport (en 1998 en l'espèce) et non la date à laquelle les titres sont entrés initialement au capital de la société apporteuse. Ce raisonnement est censuré par le Conseil d'Etat pour erreur de droit. Réglant l'affaire au fond (CJA, art. L. 821-2 N° Lexbase : L3298ALQ) et rétablissant l'entreprise, au titre de l'exercice 1999, au rôle de l'impôt sur les sociétés, de la contribution à cet impôt et de la contribution temporaire, les Hauts magistrats disent pour droit que la date à retenir est celle relative à l'acquisition des titres et non la date de leur apport ce qui entraîne, pour la société requérante, une conséquence fiscale d'une ampleur non négligeable : la moins-value constatée est à long terme, ce qui interdit sa déductibilité du résultat imposable.


(1) Rédaction applicable aux faits de l'espèce : "I Donnent lieu à l'application d'une retenue à la source lorsqu'ils sont payés par un débiteur qui exerce une activité en France à des personnes ou des sociétés, relevant de l'impôt sur le revenu ou de l'impôt sur les sociétés, qui n'ont pas dans ce pays d'installation professionnelle permanente : a. Les sommes versées en rémunération d'une activité déployée en France dans l'exercice de l'une des professions mentionnées à l'article 92 (N° Lexbase : L7147ICP) ; b. Les produits définis à l'article 92 et perçus par les inventeurs ou au titre de droits d'auteur, ceux perçus par les obtenteurs de nouvelles variétés végétales au sens des articles L. 623-1 (N° Lexbase : L3671IRE) à L. 623-35 du Code de la propriété intellectuelle ainsi que tous produits tirés de la propriété industrielle ou commerciale et de droits assimilés ; c. Les sommes payées en rémunération des prestations de toute nature fournies ou utilisées en France. d. Les sommes, y compris les salaires, payées à compter du 1er janvier 1990, correspondant à des prestations artistiques ou sportives fournies ou utilisées en France, nonobstant les dispositions de l'article 182 A (N° Lexbase : L4651ICA) ; II Le taux de la retenue est fixé à 33, 1/3 %. Il est ramené à 15 % pour les rémunérations visées au d du paragraphe I. La retenue s'impute sur le montant de l'impôt sur le revenu établi dans les conditions prévues à l'article 197 A. (N° Lexbase : L2697HN9)".
(2) Le régime optionnel profite également aux dissolutions sans liquidation -aussi appelées dissolution-confusion- visées par l'article 1844-5 du Code civil (N° Lexbase : L2025ABM), aux scissions et aux apports partiels d'actif : "1 Les dispositions de l'article 210 A s'appliquent à l'apport partiel d'actif d'une branche complète d'activité ou d'éléments assimilés lorsque la société apporteuse prend l'engagement dans l'acte d'apport : a De conserver pendant trois ans les titres remis en contrepartie de l'apport ; b De calculer ultérieurement les plus-values de cession afférentes à ces mêmes titres par référence à la valeur que les biens apportés avaient, du point de vue fiscal, dans ses propres écritures. Les dispositions de l'article 210 A s'appliquent à la scission de société comportant au moins deux branches complètes d'activités lorsque chacune des sociétés bénéficiaires des apports reçoit une ou plusieurs de ces branches et que les associés de la société scindée s'engagent, dans l'acte de scission, à conserver pendant trois ans les titres représentatifs de l'apport qui leur ont été répartis proportionnellement à leurs droits dans le capital. Toutefois, l'obligation de conservation des titres n'est exigée que des associés qui détiennent dans la société scindée, à la date d'approbation de la scission, 5 % au moins des droits de vote ou qui y exercent ou y ont exercé dans les six mois précédant cette date, directement ou par l'intermédiaire de leurs mandataires sociaux ou préposés, des fonctions de direction, d'administration ou de surveillance et détiennent au moins 0,1 % des droits de vote dans la société" (CGI, art. 210 B N° Lexbase : L3941HLK).
(3) Le législateur a, notamment, introduit une définition fiscale des fusions (CGI, art. 210-0 A N° Lexbase : L2491HNL), interprétée par l'administration fiscale comme un élargissement du champ d'application du régime optionnel aux dissolutions sans liquidation (BOI-IS-FUS-10-20-10, § 20, 12 septembre 2012 N° Lexbase : X4133ALN).
(4) "L'application de ces dispositions est subordonnée à la condition que la société absorbante s'engage, dans l'acte de fusion, à respecter les prescriptions suivantes : a) Elle doit reprendre à son passif : d'une part, les provisions dont l'imposition est différée ; d'autre part, la réserve spéciale où la société absorbée a porté les plus-values à long terme soumises antérieurement au taux réduit de 10 %, de 15 %, de 18 %, de 19 % ou de 25 % ainsi que la réserve où ont été portées les provisions pour fluctuation des cours en application du sixième alinéa du 5° du 1 de l'article 39 ; b) Elle doit se substituer à la société absorbée pour la réintégration des résultats dont la prise en compte avait été différée pour l'imposition de cette dernière ; c) Elle doit calculer les plus-values réalisées ultérieurement à l'occasion de la cession des immobilisations non amortissables qui lui sont apportées d'après la valeur qu'elles avaient, du point de vue fiscal, dans les écritures de la société absorbée ; d) Elle doit réintégrer dans ses bénéfices imposables les plus-values dégagées lors de l'apport des biens amortissables. La réintégration des plus-values est effectuée par parts égales sur une période de quinze ans pour les constructions et les droits qui se rapportent à des constructions ainsi que pour les plantations et les agencements et aménagements des terrains amortissables sur une période au moins égale à cette durée ; dans les autres cas, la réintégration s'effectue par parts égales sur une période de cinq ans. Lorsque le total des plus-values nettes sur les constructions, les plantations et les agencements et aménagements des terrains excède 90 % de la plus-value nette globale sur éléments amortissables, la réintégration des plus-values afférentes aux constructions, aux plantations et aux agencements et aménagements des terrains est effectuée par parts égales sur une période égale à la durée moyenne pondérée d'amortissement de ces biens. Toutefois, la cession d'un bien amortissable entraîne l'imposition immédiate de la fraction de la plus-value afférente à ce bien qui n'a pas encore été réintégrée. En contrepartie, les amortissements et les plus-values ultérieurs afférents aux éléments amortissables sont calculés d'après la valeur qui leur a été attribuée lors de l'apport ; e) Elle doit inscrire à son bilan les éléments autres que les immobilisations pour la valeur qu'ils avaient, du point de vue fiscal, dans les écritures de la société absorbée. A défaut, elle doit comprendre dans ses résultats de l'exercice au cours duquel intervient l'opération le profit correspondant à la différence entre la nouvelle valeur de ces éléments et la valeur qu'ils avaient, du point de vue fiscal, dans les écritures de la société absorbée".
(5) CGI, art. 54 septies (N° Lexbase : L7172ICM). Des sanctions sont prévues : CGI, art. 1763 (N° Lexbase : L5711IRX).
(6) Lorsque l'agrément discrétionnaire était délivré, le déficit transféré ne dépassait pas 40 % de la valeur d'apport des actifs industriels apportés. La doctrine rapporte que "le transfert de déficit a été accordé aux secteurs non industriels à haute intensité capitalistiques tels que les transports et le BTP par exemple", Dr. fisc., 2002, ét. 1, p. 15.
(7) Du 1er janvier 2002 au 31 décembre 2004, le déficit de la société apporteuse pouvait être transféré, dans la limite la plus importante, soit de la valeur brute des éléments de l'actif immobilisé de la société apporteuse affectés à l'exploitation (hors immobilisations financières), soit la valeur d'apport de ces éléments.

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Marchés publics

[Le point sur...] Vade mecum pour la gestion des offres anormalement basses

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par Vincent Corneloup, Avocat associé, spécialiste en droit public, docteur en droit public, SCP Dufay-Suissa-Corneloup-Werthe

Le 21 Mars 2013

La problématique des offres anormalement basses est d'une actualité récurrente depuis quelques années. La crise économique en est probablement la principale cause. Face à la faiblesse des commandes, de nombreux opérateurs économiques n'hésitent pas à présenter des offres très basses qui, souvent, sont anormalement basses. Une autre cause est la grande difficulté à définir et donc à reconnaître avec certitude une offre anormalement basse (d'autant que les repères habituels des acheteurs publics sont, dans certains secteurs, troublés par le grand nombre d'offres basses ou en tout cas plus basses qu'il y a cinq ans, par exemple). C'est la raison pour laquelle il n'est pas rare que l'analyse des pouvoirs adjudicateurs soit remise en cause à ce propos, soit parce qu'ils n'auraient pas dû écarter une offre comme étant anormalement basse, soit parce que, au contraire, il leur est reproché de ne pas avoir écarté une offre qui aurait eu un tel caractère. C'est l'article 55 du Code des marchés publics (N° Lexbase : L1297IND) qui fixe le régime des offres anormalement basses en prévoyant que, "si une offre paraît anormalement basse, le pouvoir adjudicateur peut la rejeter par décision motivée après avoir demandé par écrit les précisions qu'il juge utiles et vérifié les justifications fournies". Tout paraît dit en peu de mots. Mais la pratique révèle que seule une analyse au cas par cas peut permettre de déterminer si une offre est, ou non, anormalement basse et les acheteurs publics doivent accepter l'évidence, à savoir qu'il y aura toujours un risque à écarter ou à ne pas écarter une offre comme étant anormalement basse, étant précisé qu'il est exclu de recourir à une formule mathématique conduisant à éliminer de manière automatique les offres qui paraissent anormalement basses (1). L'objectif de cet article est de rappeler les quelques certitudes en la matière et le mode de raisonnement qu'il convient d'adopter en détectant tout d'abord l'offre pouvant être anormalement basse (I) avant, le cas échéant, de l'écarter pour ce motif (I).

I - Détecter l'offre pouvant être anormalement basse

Le doute n'est aujourd'hui plus permis : cette détection est obligatoire (A) et, pour que cette détection puisse être entreprise, il faut garder à l'esprit les divers indices permettant de conclure que, éventuellement, l'offre en cause est anormalement basse (B).

A - Une détection obligatoire

La Cour de justice de l'Union européenne indique qu'il incombe à l'acheteur public, "premièrement, d'identifier les offres suspectes, deuxièmement, de permettre aux entreprises concernées d'en démontrer le sérieux, en leur réclamant les précisions qu'il juge opportunes, troisièmement, d'apprécier la pertinence des explications fournies par les intéressés et, quatrièmement, de prendre une décision quant à l'admission ou au rejet desdites offres" (2).

Dans un arrêt en date du 29 mars 2012 (3), la CJUE a réaffirmé le caractère obligatoire de la détection des offres potentiellement anormalement basses : "il découle clairement de ces dispositions [c'est-à-dire de l'article 55 de la Directive (CE) 2004/18 du 31 mars 2004, relative à la coordination des procédures de passation des marchés publics de travaux, de fournitures et de services (N° Lexbase : L1896DYU)], rédigées en termes impératifs, que le législateur de l'Union a entendu exiger du pouvoir adjudicateur qu'il vérifie la composition des offres présentant un caractère anormalement bas en lui imposant à cet effet l'obligation de demander aux candidats de fournir les justifications nécessaires pour prouver que ces offres sont sérieuses" (4).

En effet, l'article 55 de la Directive "Marchés" prévoit que, "si, pour un marché donné, des offres apparaissent anormalement basses par rapport à la prestation, le pouvoir adjudicateur, avant de pouvoir rejeter ces offres, demande, par écrit, les précisions sur la composition de l'offre qu'il juge opportunes". Quant à l'article 55 précité du Code des marchés publics français, sa rédaction n'est pas claire à ce propos puisqu'il prévoit, rappelons-le, que le pouvoir adjudicateur "peut" rejeter l'offre concernée après avoir demandé des précisions à l'opérateur économique concerné. L'emploi du verbe "pouvoir" pourrait laisser penser que la détection comme l'éviction des offres anormalement basses ne seraient pas obligatoires.

Mais comme le relèvent Eric Lanzarone et Hanna Braunstein dans leur commentaire de l'arrêt rendu par la Cour de Luxembourg le 29 mars 2012 précité (5), l'on peut douter à ce propos de la compatibilité de l'article 55 du Code avec la Directive. Outre que les dispositions de la Directive sont, à ce propos, précises et inconditionnelles et peuvent donc, à ce titre, être invoquées directement par les justiciables (6), la détection obligatoire et, éventuellement, ensuite, l'éviction des offres anormalement basses peuvent être fondées "sur les dispositions de l'article 1er du Code des marchés publics (N° Lexbase : L2661HPA) à travers les objectifs d'efficacité de la commande publique et de bonne utilisation des deniers publics, une offre anormalement basse étant de nature à compromettre la bonne exécution du marché conclu sur sa basse" (7). C'est pourquoi les tribunaux administratifs considèrent désormais, en principe, que les pouvoirs adjudicateurs sont dans l'obligation de détecter les offres anormalement basses (8).

C'est également la position que la circulaire du 14 février 2012, relative au Guide de bonnes pratiques en matière de marchés publics (N° Lexbase : L1819IS8) a retenu (9). L'on peut donc conclure qu'"il ne fait guère de doute aujourd'hui qu'en présence d'une offre suspecte, le pouvoir adjudicateur a l'obligation de déclencher la procédure de vérification prévue à l'article 55 du Code des marchés publics" (10).

B - Les indices de reconnaissance de l'offre anormalement basse.

Le Conseil d'Etat a posé le principe selon lequel "une offre anormalement basse est de nature à compromettre la bonne exécution du marché conclu sur sa base" (11). La circulaire du 14 février 2012 relative au guide de bonnes pratiques en matière de marché public le rappelle : "une offre peut être qualifiée d'anormalement basse si son prix ne correspond pas à une réalité économique. Une telle offre est de nature à compromettre la bonne exécution du marché conclu sur sa base".

Pour sa part, et de manière aussi audacieuse qu'intéressante, le tribunal administratif de Lille a tenté de définir de manière plus précise l'offre anormalement basse en considérant qu'elle est l'offre qui ne permet pas une quelconque forme de viabilité économique : "une offre anormalement basse est de nature à compromettre la bonne exécution du marché conclu sur sa base [...] dès lors, en application de l'objectif d'efficacité de la commande publique fixé par l'article 1er du Code des marchés publics et des dispositions de l'article 55 du même code, et quelle que soit la procédure de passation mise en oeuvre, il appartient au pouvoir adjudicateur qui se voit remettre une offre paraissant manifestement anormalement basse, d'une part, de solliciter, de son auteur la communication de tous les éléments permettant d'en vérifier la viabilité économique et, d'autre part, d'éliminer ladite offre si les justifications fournies par le candidat ne permettent pas d'établir cette viabilité" (12).

Mais encore ? Comment déterminer qu'une offre n'est (au moins potentiellement au stade de la détection) pas viable et risque de compromettre la bonne exécution du marché ? Pour ce faire, seul le recours à un faisceau d'indices (13) paraît permettre de déterminer si une offre est ou non susceptible d'être anormalement basse (dans le raisonnement à tenir par les pouvoirs adjudicateurs, c'est au stade de la détection des offres anormalement basses qu'il convient d'utiliser ce faisceau d'indices, pas au stade de l'éventuelle élimination de l'offre qui, comme cela sera indiqué infra, n'est relative selon nous qu'à l'appréciation des justificatifs apportés par l'opérateur économique interrogé sur la nature éventuellement anormalement basse de son offre). Les principaux indices composant ce faisceau sont au nombre de quatre.

Un écart important entre l'offre suspectée d'être anormalement basse et les autres offres présentées

C'est l'indice auquel l'on pense de prime abord. Il est bien impossible de fixer un pourcentage au-delà duquel l'offre sera anormalement basse puisqu'il a, par exemple, été jugé qu'une offre inférieure d'environ 20 % seulement à l'offre de la société attributaire peut être anormalement basse (14), mais qu'une offre inférieure d'environ 80 % aux autres offres peut ne pas l'être (15). Mais au stade de la simple détection de l'offre, si une offre est inférieure au moins d'environ un tiers aux autres offres, il paraît nécessaire d'interroger le candidat qui a fait cette offre pour lui demander des justifications. Il faut, au demeurant, garder à l'esprit qu'un écart important entre les offres ne signifie pas nécessairement que l'on est en présence d'une offre anormalement basse (16), d'où l'importance de ne pas s'en tenir à un seul indice.

- Un écart important entre l'offre en cause et les offres habituelles du même opérateur économique

Si un pouvoir adjudicateur arrive à connaître les prix habituellement pratiqués par l'opérateur économique auteur de l'offre suspecte, par exemple en consultant son catalogue ou son site internet (17), ou en se référant à des prix proposés dans le cadre de précédents marchés publics, il pourra aisément détecter une offre qui paraît anormalement basse. En effet, pourquoi, soudainement, cet opérateur changerait-il de registre de prix ? Une explication crédible peut être ensuite apportée (par exemple si un marché de travaux doit être exécuté à côté d'un autre déjà en cours ou à proximité du siège de l'entreprise, si l'organisation interne de celle-ci a changé ...) mais, dans un premier temps, le constat d'un prix très différent des précédents doit conduire à suspecter l'offre comme étant anormalement basse et à demander des justifications à ce propos.

Un écart important entre le prix de l'offre en cause et l'estimation prévisionnelle

C'est un indice qui peut être intéressant, surtout si les autres offres sont proches de l'estimation prévisionnelle et qu'uniquement l'offre suspectée d'être anormalement basse s'écarte de cette estimation prévisionnelle. D'où l'intérêt, notamment dans l'optique de déceler les offres anormalement basses, de faire une estimation prévisionnelle la plus sérieuse possible ce qui, dans la pratique, est loin d'être toujours le cas.

Un écart important avec les prix habituellement pratiqués dans le secteur d'activité

A condition pour le pouvoir adjudicateur de bien connaître le secteur économique concerné, il peut déterminer si une offre est potentiellement anormalement basse en comparant les prix habituellement pratiqués. C'est sans doute la situation idéale comme l'indiquait la circulaire du 29 décembre 2009, relative au guide de bonnes pratiques en matière de marchés publics : "seule une vraie connaissance du marché permet de se prémunir contre ce risque" (d'une offre anormalement basse). Mais cette situation idéale ne se présente pas toujours, par exemple si le pouvoir adjudicateur n'a jamais eu à procéder à des achats dans le secteur concerné, ou si la prestation demandée est complexe et qu'aucune référence véritablement identique ne peut être trouvée. Lorsqu'au moins l'un de ces indices laisse penser que l'offre est anormalement basse, il convient donc de demander à l'opérateur économique qui en est à l'origine de se justifier avant, éventuellement, de l'écarter.

II - Ecarter l'offre anormalement basse

Fondamentalement, une offre anormalement basse est une offre non justifiée (A) et donc dangereuse (B).

A - L'offre anormalement basse est une offre non justifiée

L'appréciation portée par le pouvoir adjudicateur doit être globale sur l'offre en cause (18) et il est exclu de raisonner par postes de prix, même si c'est l'analyse des composantes du prix global qui peut permettre de conclure à une offre anormalement basse. Ainsi, si, parmi les prix proposés, certains apparaissent inférieurs à ceux proposés par les fournisseurs auxquels l'entreprise doit nécessairement les acheter et que cette entreprise refuse de s'expliquer à ce propos, le pouvoir adjudicateur peut rejeter l'offre comme anormalement basse si les prix en cause correspondent à une part significative de ladite offre (19). A travers cet exemple, l'on constate que ce qui caractérise l'offre anormalement basse est finalement l'impossibilité pour l'opérateur économique d'apporter une justification crédible et démontrée du caractère sérieux de sa proposition.

Il convient de rappeler que, selon l'article 55 du Code des marchés publics, les justifications pouvant être prises en compte sont "notamment" les suivantes : "les modes de fabrication des produits, les modalités de la prestation des services, les procédés de construction [...] les conditions exceptionnellement favorables dont dispose le candidat pour exécuter les travaux, pour fournir les produits ou pour réaliser les prestations de services [...] l'originalité de l'offre [...] les dispositions relatives aux conditions de travail en vigueur là où la prestation est réalisée [...] l'obtention éventuelle d'une aide d'Etat par le candidat".

Il est impératif que, dans sa demande de justification, le pouvoir adjudicateur indique très clairement qu'il suspecte l'offre d'être anormalement basse et ne se contente pas, comme cela se rencontre fréquemment, de demander à l'opérateur de confirmer son offre. Il doit lui demander de justifier son offre et d'apporter tout élément de preuve permettant de considérer qu'il s'agit bien là d'une offre sérieuse. Il faut rappeler, à ce propos, que la Cour de justice de l'Union européenne, dans son arrêt C-599/10 du 29 mars 2012 (20), a indiqué qu'il fallait obligatoirement "demander aux candidats de fournir les justifications nécessaires pour prouver que ces offres sont sérieuses" (21).

D'après la Cour, l'on est donc dans un régime de preuves : il est indispensable que les candidats démontrent que leur offre est sérieuse et n'est donc pas anormalement basse. Il est donc exclu de se contenter de déclarations de principe de la part des candidats interrogés, le contrôle de l'erreur manifeste d'appréciation exercé par le juge administratif, y compris en référé précontractuel (22), ne devant pas conduire ce dernier à croire les opérateurs économiques sur parole. Or, il faut bien admettre que de nombreux pouvoirs adjudicateurs, comme les juges administratifs, ont parfois beaucoup de difficultés à reconnaître que les opérateurs économiques ne démontrent nullement ne pas pratiquer des prix (23) anormalement bas et se contentent d'explications parfois détaillées mais n'ayant aucune valeur de preuve.

La bonne foi de l'opérateur économique qui s'exprime longuement en réponse à la demande de justification fait ainsi, en quelque sorte, l'objet d'une prime alors que si un concurrent prétend que l'offre retenue est anormalement basse, il lui faudra, quant à lui, démontrer ce qu'il avance (24). Mais cette position française, trop favorable à l'entreprise qui ne démontre pas le caractère normal de son offre, nous semble contredire la position du juge communautaire et ne devrait pas pouvoir être maintenue à long terme.

B - L'offre anormalement basse est une offre dangereuse

L'opérateur économique qui présente une offre anormalement basse risque de ne pas pouvoir assurer l'exécution du marché de manière satisfaisante et/ou pérenne. Il y a donc un risque pour le pouvoir adjudicateur de conclure un marché sur la base d'une offre anormalement basse (outre la problématique spécifique posée par ce type d'offres qui peuvent porter atteinte au principe d'une mise en concurrence saine, mettant sur un pied d'égalité l'ensemble des opérateurs économiques). A ce propos, l'on entend souvent dans les prétoires que, finalement, peu importe que l'offre soit anormalement basse ou non et qu'il serait donc possible de se contenter de quelques explications plus ou au moins sommaires présentées par l'opérateur économique certifiant que son offre ne serait pas anormalement basse puisqu'il serait toujours possible, en cours de marché, de résilier ce dernier pour faute si jamais l'opérateur ne respecte pas les obligations du cahier des charges.

Mais c'est un raisonnement qui doit être écarté avec vigueur, justement parce que l'institution de la procédure de l'offre anormalement basse vise à ne pas se retrouver dans ce type de situation, en permettant aux pouvoirs adjudicateurs de disposer d'offres de qualité. En effet, la résiliation pour faute est un procédé toujours délicat à mettre en oeuvre compte tenu de la procédure à respecter (suffisance des preuves, nécessaire mise en demeure, motivation de la décision, établissement d'un décompte de résiliation, risque de contentieux très important), d'autant qu'une fois le marché résilié, il conviendra d'en lancer un nouveau et les pouvoirs adjudicateurs peuvent ainsi se trouver dans des situations difficiles, sans prestataire pour le marché en cause pendant de nombreux mois.

C'est pourquoi, dans la lignée de la jurisprudence communautaire présentée infra, le principe doit être le suivant : si le pouvoir adjudicateur a un doute quant au caractère sérieux de l'offre, malgré les explications fournies par l'opérateur économique mais en l'absence de preuves apportées par ce dernier, il doit l'écarter en motivant, en droit et en fait, pourquoi il s'agit d'une offre anormalement basse.


(1) CJCE, 22 juin 1989, aff. C-103/88 (N° Lexbase : A8599AUZ).
(2) CJCE, 27 novembre 2001, aff. C-285/99 et C-286/99 (N° Lexbase : A5829AX8), Rec., p. 1-9233, point 55.
(3) CJUE, 29 mars 2012, aff. C-599/10 (N° Lexbase : A8587IG7).
(4) Point 28.
(5) Contrats publics, n° 122, 2012, p. 88 et s..
(6) CE, Ass., 30 octobre 2009, n° 298348, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A6040EMN), AJDA, 2009, p. 2028, obs. Marie-Christine de Montecler, JCP éd. A, 2009, act., 1195, chron. Marie-Christine Rouault, JCP éd. A, 2009, n° 542, note Sabine Corneloup et Vincent Corneloup, Dr. adm., 2009, n° 21, étude Marie Gautier, AJDA, 2009, pp. 2385 et 2395, chron. Sophie-Justine Lieber et Damien Botteghi, JCP éd. A, 2010, n° 2036, note Olivier Dubos et David Katz, RFDA, 2009, p. 1125, concl. Mattias Guyomar et note Paul Cassia, RFDA, 2010, p. 126, note Marguerite Canedo-Paris, RFDA, 2010, p. 201, chron. Carlo Santulli.
(7) E. Lanzarone et H. Braunstein, Contrats publics, n° 122, 2012, p. 88 et s..
(8) Voir, par exemple, TA Toulouse, 23 novembre 2010, n° 10-4555, TA Paris, 16 décembre 2010, n° 10-20370, TA Lyon, 17 janvier 2013, n° 1208339.
(9) Voir point 15.2.
(10) F. Llorens, Offre anormalement basse : obligation de vérifier une offre très inférieure à l'estimation du prix du marché, Contrats et marchés publics, n° 2, février 2011, comm. 47 ; voir aussi O. Févrot, Offre anormalement basse, obligations des pouvoirs adjudicateurs et contrôle du juge, Contrats publics, n° 122, 2012, p. 84 et s..
(11) CE 5° et 7° s-s-r., 29 janvier 2003, n° 208096, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A0431A74).
(12) TA Lille, 25 janvier 2011, n° 0800408.
(13) Pour une présentation d'autres exemples que ceux donnés dans cet article quant à ces indices, voir, par exemple, V. Michelin et C. Cabanes, Offres anormalement basses : des précisions sur une détection anormalement complexe, Contrats publics, n° 121, 2012, p. 95 et s..
(14) TA Paris, 24 juillet 2009, n° 0911073.
(15) TA Paris, 14 mai 2010, n° 1007774.
(16) Voir, pour un exemple récent, TA Rennes, 3 janvier 2013, n° 1205031.
(17) Ce peut être le cas, par exemple, pour un cabinet d'avocats qui présente son taux horaire : TA Cergy-Pontoise, 18 février 2011, n° 11-00716 .
(18) Voir, par exemple, la circulaire du 14 février 2012 relative au guide de bonnes pratiques en matière de marchés publics.
(19) TA Besançon, 23 décembre 2010, n° 091240.
(20) CJUE, 29 mars 2012, aff. C-599/10, préc..
(21) Point 28.
(22) CE 2° et 7° s-s-r., 1er mars 2012, n° 354159, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A8956ID3), TA Lyon, 17 janvier 2013, n° 1208339.
(23) Ou des délais puisqu'une offre anormalement basse peut aussi être constituée par un délai d'exécution trop court pour être crédible : TA Lyon, 24 février 2010, n° 1000573 (N° Lexbase : A0106EWT).
(24) Voir, par exemple, TA Lyon, 8 novembre 2012, n° 1206586 : "ainsi, la société [...] n'établit pas que les offres de l'attributaire pressenti auraient été anormalement basses et auraient dû être rejetées pour ce motif".

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Procédure civile

[Chronique] Chronique de procédure civile - Mars 2013

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par Etienne Vergès, Professeur à l'Université de Grenoble, Membre de l'Institut universitaire de France

Le 26 Mars 2013

Lexbase Hebdo - édition privée vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique trimestrielle d'actualité en procédure civile réalisée par Etienne Vergès, agrégé des facultés de droit et Professeur à l'Université de Grenoble II, membre de l'Institut universitaire de France. En matière réglementaire, l'auteur revient en détail sur le décret n° 2012-1451 du 24 décembre 2012, relatif à l'expertise et à l'instruction des affaires devant les juridictions judiciaires qui, tout d'abord, institutionnalise le juge chargé de contrôler l'exécution des mesures d'instruction ; s'agissant de l'instruction devant le tribunal de commerce ce texte institue au sein de ces tribunaux un juge chargé d'instruire l'affaire, dont les fonctions sont proches de celles du juge de la mise en état ; le décret du 24 décembre 2012 procède, enfin, à quelques modifications relatives à la désignation et à la rémunération des experts. Pour ce qui est de l'actualité jurisprudentielle, l'auteur a sélectionné trois arrêts : en premier lieu, un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation, du 27 février 2013, dans le cadre de la procédure disciplinaire des avocats, qui dégage une obligation d'information, dans la convocation, sur les conséquences de l'absence de comparution (Cass civ. 1, 27 février 2013, n° 12-15.441, F-P+B+I) ; en deuxième lieu, s'agissant des règles relatives à la communication des pièces, il ressort, là encore, d'un arrêt de la première chambre civile, que les pièces sont portables et non quérables (Cass civ. 1, 6 mars 2013, n° 12-14.488, FS-P+B+I) ; en dernier lieu, l'auteur revient sur un arrêt de la deuxième chambre civile de la Cour de cassation, en date du 10 janvier 2013, concernant les conditions de recevabilité des demandes reconventionnelles, et duquel il ressort que l'adage reconvention sur reconvention ne vaut n'a plus lieu de s'appliquer dans la procédure civile contemporaine (Cass. civ. 2, 10 janvier 2013, n° 10-28.735, FS-P+B). I - Actualités des textes
  • Décret n° 2012-1451 du 24 décembre 2012, relatif à l'expertise et à l'instruction des affaires devant les juridictions judiciaires (N° Lexbase : L8193IUY)

Le décret du 24 octobre 2012 est un mélange de genres qui modifie le Code de procédure civile sur plusieurs points. Il modifie l'organisation juridictionnelle en créant la fonction de "juge chargé de contrôler l'exécution des mesures d'instruction" (au sein de toutes les juridictions) et celle de "juge chargé de suivre l'affaire" (devant le tribunal de commerce). Enfin, il modifie légèrement les règles d'inscription, de désignation et de rémunération des experts. L'entrée en vigueur du décret a eu lieu le 1er février 2013.

A - L'institutionnalisation du juge chargé de contrôler l'exécution des mesures d'instruction

Le décret n° 98-1231 du 28 décembre 1998 (N° Lexbase : L2924AI7) avait créé un article 155-1 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1526H4B), qui permettait au président de la juridiction de désigner un juge chargé de contrôler l'exécution des mesures d'instruction confiées à un technicien dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice. Le décret du 24 décembre 2012 institutionnalise cette fonction en l'introduisant dans le Code de l'organisation judiciaire et donne à ce juge une compétence générale, sous réserve de dérogations.

Dans le Code de l'organisation judiciaire, la fonction de juge chargé de contrôler les mesures d'instruction est ajoutée aux autres fonctions particulières en matière civile (JME, JAF, JEX, etc.). L'article R. 213-12-1 du Code de l'organisation judiciaire (N° Lexbase : L7726IUP) prévoit ainsi que le président du tribunal de grande instance désigne un ou plusieurs juges chargés de contrôler l'exécution des mesures d'instruction et l'article R. 212-37 du Code de l'organisation judiciaire (N° Lexbase : L7729IUS) soumet à l'avis de l'assemblée des magistrats du siège du tribunal de grande instance, le projet d'ordonnance préparé par le président du tribunal et désignant le magistrat chargé de contrôler l'exécution des mesures d'instruction.

La compétence de ce juge est définie par le Code de procédure civile.

Cette compétence concerne les mesures d'instruction ordonnées par toutes les juridictions. Elle présente un caractère alternatif. L'article 155 du Code de procédure civile prévoit ainsi que le contrôle des mesures d'instruction peut être effectué :

- par le juge qui l'a ordonnée ;
- en cas de collégialité, par le juge chargé de l'instruction ou par le président ;
- par le juge chargé de contrôler l'exécution des mesures d'instruction.

Devant le TGI, ce magistrat spécialisé a une compétence de principe :

- pour le contrôle des mesures d'instruction ordonnées en référé, sauf si l'ordonnance de roulement a réparti différemment la répartition des juges (C. pr. civ., art. 819, alinéa 1er N° Lexbase : L7731IUU) ;
- pour le contrôle des mesures ordonnées par le juge de la mise en état, en application de l'article 771 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L8431IRP) sauf si ce dernier se réserve la compétence de ce contrôle.

Devant la cour d'appel, la compétence de ce magistrat est résiduelle. L'article 964-2 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7727IUQ) prévoit que, lorsque la cour d'appel infirme une décision de référé qui a refusé d'ordonner une mesure d'instruction, elle ordonne alors cette mesure et peut en confier le contrôle au juge chargé de contrôler les mesures d'instruction de la juridiction dont émane l'ordonnance.

En définitive, le décret ouvre un large éventail de choix pour désigner le juge chargé du contrôle des mesures d'instruction. Il y a là une souplesse qui doit être saluée, mais également une possibilité de confusion. Ainsi, au cours d'une réunion interprofessionnelle pour la mise en oeuvre du décret au TGI de Lyon, la compagnie des experts a demandé à ce que l'identité du magistrat chargé du contrôle ne soit pas ambiguë. Il a donc été décidé que les décisions qui ordonneront des expertises devront mentionner le nom du juge chargé de son contrôle. Ainsi, la pratique des palais peut utilement compléter le texte pour en faciliter l'application.

B - Dispositions relatives à l'instruction devant le tribunal de commerce

Le décret du 24 décembre 2012 institue au sein du tribunal de commerce un juge chargé d'instruire l'affaire, dont les fonctions sont proches de celles du juge de la mise en état, mais transposées dans une procédure sans représentation obligatoire (1).

Dans son ancienne version, l'article 861 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1158IN9) prévoyait que, lorsque l'affaire appelée à l'audience du tribunal n'était pas en état d'être jugée, la formation de jugement avait le choix entre deux possibilités :

- le renvoi à une audience ultérieure (dans l'attente d'échanges entre les parties) ;
- la nomination d'un juge rapporteur qui possédait les pouvoirs d'instruction ordinaires de tous les juges civils.

Cette seconde procédure est conservée, mais le juge rapporteur devient désormais le juge chargé d'instruire l'affaire. Ce dernier se voit confier les mêmes pouvoirs que ceux que détenait le juge rapporteur. Ces pouvoirs sont décrits aux articles 861-3 (N° Lexbase : L7744IUD) et suivants du Code de procédure civile.

Par ailleurs, son rôle est aménagé aux articles 869 (N° Lexbase : L7747IUH) à 871 du Code de procédure civile (2), mais il ne diffère pas réellement de celui du juge rapporteur. Le juge chargé de suivre l'affaire :

- doit renvoyer l'affaire devant le tribunal dès que l'état de l'instruction le permet (l'affaire et en état d'être jugée) ;
- peut faire un rapport oral à l'audience avant les plaidoiries (hypothèse de l'audience collégiale) ;
- peut tenir seul l'audience si les parties de s'y opposent pas. Il rend compte au tribunal dans son délibéré.

La seule véritable innovation consiste dans le rapport oral que le juge chargé de suivre l'affaire peut présenter devant le tribunal dans sa formation collégiale. De façon très classique, l'article 870 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7746IUG) précise que ce rapport oral "expose l'objet de la demande et les moyens des parties, précise les questions de fait et de droit soulevées par le litige et fait mention des éléments propres à éclairer le débat, sans faire connaître l'avis du juge qui en est l'auteur". Le rapport oral est ainsi conçu comme le récit objectif des résultats de l'instruction.

Le décret du 24 décembre 2012 n'apporte donc pas de réelle innovation dans l'instruction des affaires commerciales. D'abord, il procède à une légère harmonisation en clarifiant la fonction de juge d'instruction commerciale. En effet, le juge rapporteur portait mal son nom. La fonction de rapporteur est exercée durant l'audience de jugement. Les missions d'instruction sont exercées en amont. Ensuite, le juge chargé de suivre l'affaire se voit confier les mêmes prérogatives que les autres juges d'instruction civile : il présente un rapport lors des audiences collégiales ou peut tenir une audience seule. Enfin, on peut considérer que ce changement sémantique accompagne la réforme de la procédure sans représentation obligatoire mise en place par le décret n° 2010-1165 du 1er octobre 2010 (N° Lexbase : L0992IN3). Cette réforme a ouvert l'option entre l'oral et l'écrit dans les procédures sans représentation obligatoire et elle a également consacré la pratique du calendrier de procédure (voir sur cette réforme notre chronique, parue dans Lexbase Hebdo n° 437 du 28 avril 2011 - édition privée N° Lexbase : N0647BSR). Elle a ainsi donné plus de valeur aux échanges d'écritures et à la phase d'instruction. Le décret du 24 décembre 2012 donne une plus grande cohérence à la procédure, en désignant un juge chargé de préparer ce dossier et de faire respecter les délais pour l'échange des écritures.

C - Dispositions relatives à l'expertise

Le décret du 24 décembre 2012 procède à quelques modifications relatives à la désignation et à la rémunération des experts.

Inscription et désignation des experts

Le décret commenté modifie le décret n° 2004-1463 du 23 décembre 2004, relatif aux experts judiciaires (N° Lexbase : L5178GUC). Ce dernier texte est augmenté d'un article 4-1 qui définit les critères d'inscription sur la liste des experts judiciaires :

- il doit être tenu compte des qualifications et de l'expérience professionnelle des candidats (y compris acquises dans l'Union européenne) ;
- l'inscription tient également compte de l'intérêt que le candidat manifeste pour la collaboration au service public de la justice.

Le décret évoque également le recours à des experts qui ne sont pas inscrits sur la liste des experts judiciaire. L'article 265 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7732IUW) est complété, pour contraindre le juge qui désigne un expert qui ne figure pas sur cette liste, à motiver sa décision en exposant les circonstances qui rendent nécessaire le recours à cet expert.

Rémunération des experts

Enfin, le décret modifie la procédure de détermination de la rémunération de l'expert. Il ajoute un alinéa à l'article 282 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L7734IUY), selon lequel le dépôt par l'expert de son rapport est accompagné de sa demande de rémunération. La demande de rémunération est également communiquée aux parties qui disposent d'un délai de quinze jours pour formuler des observations écrites sur cette rémunération. A l'issue de ce délai, le juge fixe la rémunération de l'expert (C. pr. civ., art. 284 modifié N° Lexbase : L7735IUZ). Le décret du 24 décembre 2012 ouvre, donc, la voie à une procédure de discussion ou de contestation sur la rémunération de l'expert qui, en définitive, sera tranchée par le juge.

II - Actualités de la jurisprudence

  • Procédure disciplinaire des avocats, absence de comparution et droit au procès équitable (Cass. civ. 1, 27 février 2013, n° 12-15.441, F-P+B+I N° Lexbase : A6805I8K)

La notification d'un acte introductif d'instance ou d'une convocation devant une juridiction doit contenir une information claire sur les conséquences de l'absence de comparution des parties à l'audience.

L'arrêt rendu par la première chambre civile le 27 février 2013 semble rappeler une règle classique de la procédure civile, mais en réalité, il précise la signification de dispositions techniques du Code de procédure civile au regard du droit au procès équitable.

En l'espèce, un avocat avait été sanctionné par un blâme par le conseil de discipline du barreau de Paris. Il avait interjeté appel de cette décision devant la cour d'appel. Le jour de l'audience, l'avocat sanctionné n'était pas présent, mais son propre avocat avait présenté des observations. Pourtant, l'article 193 du décret de 1991 précise que "l'avocat poursuivi comparaît en personne. Il peut se faire assister par un avocat". A contrario, l'avocat poursuivi disciplinairement n'a pas la possibilité de se faire représenter (3). La cour d'appel, constatant que l'avocat sanctionné ne s'était pas présenté en personne, rejeta son recours. Elle ajouta au soutien de sa décision, que la procédure étant orale, l'avocat tenu de comparaître en personne devait oralement présenter ses arguments devant la juridiction d'appel.

Le pourvoi était axé autour de deux arguments. Le premier était fondé sur le fait que la notification d'un acte introductif d'instance doit indiquer les conséquences juridiques d'un défaut de comparution. Le second reposait sur l'idée que l'obligation de comparaître personnellement et sa sanction constituaient une atteinte au droit au juge protégé par l'article 6 de la CESDH (N° Lexbase : L7558AIR).

La Cour de cassation suit partiellement cette argumentation pour casser l'arrêt d'appel.

D'abord, elle vise les articles 56 (N° Lexbase : L8420IRB) et 665-1 (N° Lexbase : L6840H7H) du Code de procédure civile. Le premier de ces textes, concerne les formalités de l'assignation et le second les formalités de la notification au défendeur d'un acte introductif d'instance. Elle en déduit de façon générale que "la notification d'un acte introductif d'instance ou d'une convocation devant une juridiction doit indiquer que faute pour une partie de comparaître, elle s'expose à ce qu'un jugement soit rendu contre elle sur les seuls éléments fournis par son adversaire".

Ensuite, la Cour de cassation vise l'article 6 § 1 de la CESDH et elle déduit de ce texte une formule générale selon laquelle "l'accès effectif au juge suppose une information claire sur les conséquences de l'absence de comparution des parties à l'audience".

Enfin, elle constate que la convocation de l'avocat ne l'informait pas expressément que sa présence à l'audience était requise sous peine de voir ses demandes rejetées.

L'arrêt est intéressant, car il résulte d'une combinaison de plusieurs textes dont aucun n'imposait expressément que l'appelant bénéficie d'une information sur les conséquences de son refus de comparution. Mais la Cour de cassation dégage une règle nouvelle en se livrant à une interprétation extensive des textes du Code de procédure civile à l'aide de l'article 6 § 1 de la CESDH. La Cour parle, ainsi, de "l'accès effectif au juge" qui se dissimule derrière le "droit au juge" dégagé par la CEDH sur le fondement de l'article 6 § 1 de la Convention (4).

Cet arrêt, apparemment technique, énonce une règle importante qui pourrait être intégrée dans les principes directeurs du procès civil. Après l'article 14 (N° Lexbase : L1131H4N) qui dispose que "nulle partie ne peut être jugée sans avoir été entendue ou appelée", le pouvoir réglementaire serait bien inspiré d'y ajouter une formule inspirée de l'arrêt commenté :

"la notification d'un acte introductif d'instance ou d'une convocation devant une juridiction doit contenir une information claire sur les conséquences de l'absence de comparution des parties à l'audience".

  • Communication de pièces : les pièces sont portables et non quérables (Cass. civ. 1, 6 mars 2013, n° 12-14.488, FS-P+B+I N° Lexbase : A0606I9C)

En jugeant que le bordereau avait été communiqué et que les pièces étaient consultables, la cour d'appel a violé les règles relatives à la communication des pièces.

On enseigne traditionnellement en droit des obligations que "les dettes sont quérables et non portables", ce qui signifie que le créancier doit aller chercher son paiement chez le débiteur et ne peut réclamer qu'il lui soit porté (à son domicile). La question posée par l'arrêt du 6 mars 2013 est intéressante, car elle concerne cette fois, non pas une créance substantielle, dans le champ du droit des obligations, mais une créance processuelle, dans le champ de la procédure civile. En effet, le principe du contradictoire, couplé au droit à la preuve, crée une obligation de communication des pièces. En revanche, le code ne dit pas si les pièces doivent être envoyées par le débiteur de cette obligation à son créancier, ou si la partie qui demande la communication des pièces doit aller les consulter sur place, chez son adversaire qui les détient.

Dans l'affaire jugée par la première chambre civile le 6 mars 2013, un litige était né à propos d'un partage successoral. L'une des parties avait communiqué à l'autre un bordereau de 85 pièces puis un second bordereau récapitulatif visant des pièces supplémentaires. Pourtant, une partie des pièces n'avait pas été communiquée matériellement. Malgré cela, la mise en état fut tout de même clôturée et l'affaire renvoyée devant la cour d'appel. La partie sollicita alors la réouverture des débats et la communication sous astreinte des pièces manquantes.

La cour d'appel rejeta cette demande et statua au fond. La juridiction affirma, ainsi, que "les pièces communiquées par bordereau entre avoués sont à la disposition des parties, de sorte qu'il appartenait à Mme Y de les obtenir matériellement si une telle remise n'avait pas été faite spontanément". En d'autres termes, la cour d'appel jugeait qu'en l'absence de communication spontanée, il appartenait à la partie de consulter directement les pièces au domicile de son adversaire ou au cabinet de son avoué.

La Cour de cassation prononce une cassation au visa des articles 16 (N° Lexbase : L1133H4Q), 132 (N° Lexbase : L0429IGY) et 133 (N° Lexbase : L1474H4D) du Code de procédure civile. Elle constate que l'héritière avait demandé en vain, par voie de sommation, la communication des pièces dont se prévalaient ses adversaires et que dans un tel contexte, il incombait au juge d'ordonner la communication forcée.

La solution semble évidente, mais elle ne ressort pas d'une analyse littérale des textes. L'article 132 du Code de procédure civile indique que la communication des pièces doit être spontanée et l'article 133 prévoit qu'à défaut de communication spontanée, il peut être demandé au juge d'enjoindre cette communication. Mais aucun de ces textes ne précise que la communication matérielle doit porter sur les pièces elles-mêmes ou uniquement sur le bordereau qui énonce la liste des pièces soumises à la juridiction.

Lorsqu'une partie reçoit le bordereau, elle est informée des armes dont dispose son adversaire, mais elle n'est pas en mesure de les étudier et de les discuter. Le contradictoire n'est donc pas entièrement respecté. La cour d'appel ne remettait pas en cause cette analyse, mais elle considérait qu'il appartenait à la partie qui demandait la communication, d'aller consulter ces pièces directement chez ses adversaires. Selon cette interprétation, le contradictoire était respecté dès lorsque que chaque partie tenait ses pièces à la disposition de l'autre. Il n'y avait pas de communication au sens strict, mais plutôt un accès au dossier. Il s'agissait là d'une interprétation bien audacieuse du Code de procédure civile. Elle est d'ailleurs censurée par la Cour de cassation, qui affirme clairement que le juge doit ordonner la communication forcée, dès lors qu'il est sollicité en ce sens par l'une des parties.

La jurisprudence sur la communication des pièces est abondante, mais l'arrêt commenté est intéressant, car il vient préciser un point qui ne l'avait pas été auparavant et que l'on peut résumer dans la formule : les pièces sont portables et non quérables. En d'autres termes, c'est à celui qui se prévaut de pièces d'assumer la charge de les transmettre matériellement à son adversaire. La communication des pièces ne se limite pas à celle du bordereau et elle ne se borne pas non plus à l'ouverture de son dossier dans le cabinet de son avocat.

  • Demande reconventionnelle : condition de recevabilité (Cass. civ. 2, 10 janvier 2013, n° 10-28.735, FS-P+B N° Lexbase : A0758I3H)

L'adage reconvention sur reconvention ne vaut n'a pas lieu de s'appliquer dans la procédure civile contemporaine

L'arrêt rendu le 10 janvier 2013 par la deuxième chambre civile est un bel exemple pour montrer la valeur relative des adages qui proviennent de temps trop anciens et ne correspondent plus à la cohérence générale du Code de procédure civile. Il enseigne également que, quel que soit leur héritage, les adages n'ont pas de portée juridique tant qu'ils n'ont pas été intégrés dans un texte normatif ou consacrés par la haute juridiction.

Les vieux ouvrages enseignent, ainsi, que la règle reconvention sur reconvention ne vaut est "universellement admise par les docteurs" (5) et qu'elle interdit au demandeur primitif d'intenter une demande reconventionnelle sur la demande reconventionnelle du défendeur primitif. La demande reconventionnelle serait alors le privilège du défendeur initial. La règle a traversé les âges sans que l'on en trouve une expression claire dans la jurisprudence moderne de la Cour de cassation (6) et elle est encore exprimée dans les manuels de procédure civile (7), même si certains auteurs contemporains admettent que l'adage est critiqué (8).

Le fait est que cet adage a navigué de manuel en manuel, et de professeurs en étudiants sans que l'on se soit posé la question de sa valeur en droit positif.

La Cour de cassation vient précisément de remettre en cause cette valeur dans l'arrêt commenté. En l'espèce, une personne qui s'était portée caution d'une dette auprès d'une banque, a assigné la banque en nullité du cautionnement. La banque a formulé une demande reconventionnelle en paiement de la dette cautionnée. La caution a été déboutée de sa demande principale en première instance et a formé un appel qui contenait une demande reconventionnelle : la condamnation de la banque à lui verser des dommages-intérêts.

La cour d'appel, saisie de cette demande reconventionnelle, l'a déclaré irrecevable, car elle avait été formée par le demandeur principal à la suite de la demande reconventionnelle présentée par la banque. Les juges du second degré ont alors affirmé que la demande en dommages-intérêts se heurtait à l'adage "reconvention sur reconvention ne vaut".

La Cour de cassation casse cette décision au visa des articles 64 (N° Lexbase : L1267H4P qui définit la demande reconventionnelle) et 567 (N° Lexbase : L6720H7Z qui déclare les demandes reconventionnelles recevables en appel) du Code de procédure civile. Dans un chapeau très clair, la Cour de cassation affirme que "les demandes reconventionnelles, en première instance comme en appel, peuvent être formées tant par le défendeur sur la demande initiale que par le demandeur initial en défense aux prétentions reconventionnelles de son adversaire".

L'adage reconvention sur reconvention ne vaut n'est plus, et c'est là une solution bien compréhensible.

En effet, depuis la réforme du Code de procédure civile, le régime des demandes nouvelles est régi par un équilibre entre immutabilité et évolution du litige. Pour décrire cet équilibre de façon synthétique, on peut dire que les demandes nouvelles sont recevables par principe, pourvu qu'elles présentent un lien avec les demandes formulées précédemment. En première instance, cette règle est exprimée par l'article 70 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1285H4D exigence d'un lien suffisant). En appel, l'article 565 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6718H7X) précise que les demandes formulées pour la première fois sont recevables si elles "tendent aux mêmes fins que celles soumises au premier juge" (exigence d'une finalité commune).

Le Code de procédure civile admet donc, de façon assez large, que l'objet du litige évolue au cours du procès, et ce, dans un but d'achèvement du litige à l'issue de la procédure. Fermer la porte aux demandes incidentes conduirait inévitablement à la mise en oeuvre de nouvelles actions pour faire juger ce qui ne l'a pas été. Mais pour ne pas s'éloigner de l'objet initial et soumettre au juge un litige éclaté, les demandes nouvelles doivent se rattacher aux prétentions originaires.

Dans un tel contexte, on comprend la solution rendue par la Cour de cassation dans l'arrêt commenté. La caution a échoué en première instance à faire annuler son engagement. Sa demande en dommage-intérêt contre la banque tend aux mêmes fins que la demande en nullité du cautionnement, car il s'agit, dans les deux cas, d'échapper au paiement de la dette envers la banque, soit en annulant la convention, soit en obtenant la compensation des sommes dues réciproquement.

Ainsi, on a du mal à voir comment l'adage reconvention sur reconvention ne vaut pourrait trouver sa place dans la procédure civile moderne. Il limite artificiellement les demandes reconventionnelles sans suivre la logique du "lien suffisant" ou de la "finalité commune" des demandes nouvelles.

Au-delà de son apport procédural, cet arrêt est assurément un arrêt de principe qui aurait mérité une plus grande publicité. Il enseigne que les règles héritées de l'ancien droit n'ont par toujours la valeur que la tradition leur reconnaît, notamment lorsque l'esprit de la matière a été profondément repensé. Tel est le cas de la procédure civile contemporaine, qui puise son héritage dans la pensée de Motulsky, et non dans les adages, même ceux que les auteurs classiques désignaient comme "universellement admis".


(1) Cf. le commentaire approfondi de C. Bléry et J.P. Teboul, Instruction des affaires devant le tribunal de commerce - A propos du décret du 24 décembre 2012 (chap. IV), JCP éd. G, 2013, 67.
(2) Certains de ces articles avaient été abrogés. Ils sont réactivés par le décret dans une nouvelle rédaction.
(3) Cf. sur ce point, R. Guichard, obs. sous Cass. civ. 1, 27 février 2013, n° 12-15.441, préc., JCP éd. G, 2013, 288. L'auteur affirme que cette règle peut être transposée devant la cour d'appel.
(4) CEDH, 21 février 1975, Req. 4451/70 (N° Lexbase : A1951D7E), série A, n° 18, AFDI, 1975, 330, note R. Pelloux.
(5) Toullier, Le droit civil français, suivant l'ordre du Code, T7, n° 415, 1830.
(6) Cf. pour un exemple de décision d'appel, CA Paris, 15 février 1968, RTDCiv., 1969, p. 373, obs. Hébraud.
(7) Par exemple, L. Cadiet, E. Jeuland, Droit judiciaire privé, Lexisnexis, 7ème éd., n° 465.
(8) S. Guinchard, C. Chainais, F. Ferrand, Procédure civile, 30ème éd. n° 306.

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Rel. collectives de travail

[Jurisprudence] Assouplissements en matière de sanction pénale du droit conventionnel

Réf. : Cass. crim., 5 mars 2013, n° 11-83.984, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3105I9U)

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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

Le 21 Mars 2013

En cas de méconnaissance des stipulations d'une convention ou d'un accord collectif de travail, un employeur encourt, à l'évidence, des sanctions civiles. Ce que l'on sait moins, c'est qu'il est également passible, dans cette hypothèse, de poursuites pénales. Il est vrai que les arrêts de la Chambre criminelle de la Cour de cassation rendus en la matière sont extrêmement rares. Ne serait-ce que pour cette raison, la décision rendue le 5 mars 2013 par la Chambre criminelle mérite de retenir l'attention. Mais son intérêt va bien au-delà de cela, ainsi qu'en atteste le fait qu'elle fera l'objet d'une mention dans le rapport annuel de la Cour de cassation. Cet intérêt réside dans l'application que fait la Chambre criminelle de l'article L. 2263-1 du Code du travail qui fixe, à lui seul et de manière très restrictive, les conditions d'application d'une sanction pénale en cas de violation d'une stipulation conventionnelle. Or, précisément, ces conditions se trouvent assouplies par l'arrêt rapporté.
Résumé

Le non-respect par l'employeur de l'obligation de mettre en place un "conseil d'établissement" dans les entreprises de moins de cinquante salariés, en application d'une convention collective étendue, est passible de sanctions pénales au titre du délit d'entrave.

Observations

I - La sanction pénale de la violation de stipulations conventionnelles

Les règles de principe. En application du principe de la légalité des délits et des peines, les parties signataires d'une convention ou d'un accord collectif de travail ne sauraient décider d'incriminer la violation d'une stipulation conventionnelle et l'assortir d'une sanction pénale. En revanche, et ainsi que cela a été démontré, le principe précité "n'interdit pas à l'autorité compétente d'ériger en infraction le manquement à des obligations qui ne sont pas définies par la loi en matière correctionnelle ou le règlement en ce qui concerne les contraventions" (1).

Ces exigences de principe trouvent leur traduction juridique dans l'article L. 2263-1 du Code du travail (N° Lexbase : L5750IA9) qui dispose que, "lorsqu'en application d'une disposition législative expresse dans une matière déterminée, une convention ou un accord collectif de travail étendu déroge à des dispositions légales, les infractions aux stipulations dérogatoires sont punies des sanctions qu'entraîne la violation des dispositions légales en cause".

La simple lecture de ce texte témoigne clairement de la volonté du législateur de ne permettre la sanction pénale de stipulations conventionnelles que de façon extrêmement restrictive. Ne sont, en premier lieu, visés que les conventions et accords collectifs de travail étendus. On comprend ainsi que la méconnaissance par un employeur des stipulations contenues dans un accord de branche n'ayant pas fait l'objet d'un arrêté d'extension, ou encore celles figurant dans une norme conventionnelle d'entreprise n'est, en aucune façon, passible de poursuites pénales (2).

En deuxième lieu, il faut que la loi ait expressément prévu, dans une matière déterminée, la faculté pour les partenaires sociaux de déroger aux dispositions légales (3). Cette délégation précise ne peut donc être confondue avec le principe général édicté par l'article L. 2251-1 du Code du travail (N° Lexbase : L2406H9Y) qui autorise l'amélioration conventionnelle des dispositions légales (4). En troisième lieu, et cela relève à dire vrai de l'évidence, la disposition à laquelle il est dérogé doit être assortie d'une sanction pénale.

Enfin, en quatrième et dernier lieu, ne sont concernées, en application de l'article L. 2263-1 du Code du travail, que les "stipulations dérogatoires". Cette référence est des plus problématiques. En effet, et bien que l'on ait pu un temps hésiter sur ce point, la notion de dérogation semble aujourd'hui renvoyer aux stipulations des conventions et accords collectifs qui écartent la loi dans un sens défavorable pour les salariés. Par suite, toute stipulation conventionnelle, figurerait-elle dans un accord collectif étendu en application d'une disposition légale expresse, qui se bornerait à améliorer ce que prévoit la loi ne pourrait donner lieu à sanction pénale en cas de violation par l'employeur. En conséquence, et en admettant que cette interprétation soit juste, l'employeur ne pourrait, par exemple, être poursuivi pour délit d'entrave, pour avoir méconnu des stipulations conventionnelles améliorant la mise en place ou le fonctionnement des institutions représentatives du personnel. Pour être plus exact, de telles poursuites ne pourraient être fondées sur l'article L. 2263-1 du Code du travail. Or, c'est précisément à cet égard, que l'arrêt rapporté semble apporter des assouplissements.

L'affaire. En l'espèce, M. A., président d'une association, gérant un centre social d'insertion et de réinsertion, et M. X, directeur de cette association, avaient été poursuivis par le ministère public devant le tribunal correctionnel, sur le fondement des articles L. 2328-1 (N° Lexbase : L9920H8W) et L. 2316-1 (N° Lexbase : L2697H9R) du Code du travail, pour entraves au fonctionnement du comité d'entreprise, à raison de faits commis en 2004, 2005 et 2006, alors que l'association comportait moins de cinquante salariés. Le tribunal, constatant que les faits qualifiés d'entrave au fonctionnement du comité d'entreprise concernaient en réalité la constitution d'un comité d'établissement, n'avait pas retenu cette infraction. Ayant déclaré la prévention établie pour le surplus, MM. A. et X, de même que le ministère public et les parties civiles, ont relevé appel de la décision.

MM. A. et X reprochaient à l'arrêt attaqué de les avoir déclarés coupables d'entrave à la constitution d'un comité d'entreprise. A l'appui de leur pourvoi, ils soutenaient, notamment, que la loi pénale étant d'interprétation stricte, l'article L. 2263-1 ne permet pas de réprimer pénalement l'absence de constitution d'un conseil d'établissement -quand bien même la constitution d'un tel conseil serait prescrite par la convention collective applicable- dès lors que la loi dispose que les conventions ou accords collectifs de travail peuvent uniquement prévoir la constitution de comités d'entreprise dans les entreprises de moins de cinquante salariés.

Ce moyen est écarté par la Chambre criminelle. Ainsi qu'elle le rappelle, "pour retenir à la charge de MM. A. et X le délit visé à l'article L. 2328-1 du Code du travail, les juges du second degré retiennent que si, en raison de l'effectif du centre social, la mise en place d'un comité d'entreprise n'était pas obligatoire au sens de ce texte, les dispositions de l'article L. 2322-3 du même code (N° Lexbase : L2707H97), qui permettent de créer un comité d'entreprise, par convention ou accord collectif de travail, dans les entreprises de moins de cinquante salariés, et la convention collective nationale étendue des centres sociaux (N° Lexbase : X0727AEN), à laquelle l'association était soumise, imposaient à celle-ci, pour satisfaire aux prescriptions des articles 4-1 et 4-2 du chapitre deux de ladite convention collective, de créer un conseil d'établissement, cet organisme étant doté des mêmes attributions et exerçant le même rôle que le comité d'entreprise ; que les juges ajoutent que la convention en cause étant essentielle au fonctionnement de l'association, les prévenus ne peuvent sérieusement soutenir avoir ignoré l'obligation de constituer un conseil d'établissement".

La Chambre criminelle conclut en suivant "qu'en se déterminant ainsi, et en étendant les dispositions de l'article L. 2328-1 du Code du travail à un comité d'établissement institué conventionnellement, la cour d'appel, qui n'a pas excédé sa saisine, a légalement justifié sa décision ; qu'en effet, aux termes de l'article L. 2263-1 dudit code, lorsqu'en application d'une disposition législative expresse dans une matière déterminée, une convention ou un accord collectif de travail étendu déroge à des dispositions légales, les infractions aux stipulations dérogatoires sont punies des sanctions qu'entraîne la violation des dispositions légales en cause. Que tel étant le cas en l'espèce, le moyen n'est pas".

Cette solution, qui conduit la Chambre criminelle à introduire un peu de souplesse dans l'application de l'article L. 2263-1 du Code du travail, doit certainement être approuvée. Elle tend d'abord à signifier que l'interprétation stricte de la loi pénale ne saurait être exagérée. Mais, à y regarder de plus près, elle semble aussi donner une signification large de la notion de "stipulations dérogatoires".

II - La position compréhensive de la Cour de cassation

L'interprétation stricte de la loi pénale. Conformément aux prescriptions de l'article L. 2322-1 du Code du travail, la mise en place d'un comité d'entreprise n'est obligatoire que dans les entreprises employant cinquante salariés et plus. Cela étant, il résulte de l'article L. 2322-3 que dans les entreprises qui n'atteignent pas ce seuil d'effectif, "des comités d'entreprise peuvent être créés par convention ou accord collectif de travail".

En l'espèce, il n'était pas contesté que le centre social, en cause, employait moins de cinquante salariés. Toutefois, ce centre social était soumis à la Convention collective nationale des centres sociaux, en sa rédaction du 26 novembre 1999. Or, et ainsi que l'avaient relevé les juges d'appel, l'article 4-1 de cette Convention stipulait que "dans les entreprises de moins de 50 salariés et gérant un seul établissement, un conseil d'établissement composé de l'employeur (ou de son représentant) et des délégués du personnel titulaires et suppléants remplit le rôle du comité d'entreprise", tandis que l'article 4-2 du même texte précisait que "les attributions professionnelles, économiques, sociales et culturelles du conseil d'établissement sont les mêmes que celles du comité d'entreprise".

Visiblement, le président et le directeur de l'association n'avaient pas constitué ce "conseil d'établissement", méconnaissant ainsi les stipulations de la convention collective applicable. C'est ce qui avait déclenché les poursuites du ministère public et abouti à la condamnation pour délit d'entrave, sur le fondement de l'article L. 2263-1. La question était par suite de savoir si les conditions d'application de ce texte étaient remplies.

Outre que la stipulation litigieuse figurait dans une convention collective étendue (5), elle avait bien été adoptée sur le fondement d'une disposition législative expresse, en l'occurrence l'article L. 2322-3 du Code du travail. Il faut encore ajouter que la disposition légale à laquelle la stipulation se rapportait, à savoir l'article L. 2322-1, est bien assortie d'une sanction pénale. En effet, l'article L. 2328-1 dispose que "le fait d'apporter une entrave soit à la constitution d'un comité d'entreprise, d'un comité d'établissement ou d'un comité central d'entreprise, soit à la libre désignation de leurs membres, [...], notamment par la méconnaissance des dispositions des articles L. 2324-3 (N° Lexbase : L2967H9R) à L. 2324-5 (N° Lexbase : L2973H9Y) et L. 2324-8 (N° Lexbase : L9744H8E) est puni d'un emprisonnement d'un an et d'une amende de 3 750 euros" (6).

Mais cela n'était pas discuté par les prévenus qui soutenaient, principalement, que la cour d'appel avait méconnu le principe d'interprétation stricte de la loi pénale. Plus précisément, ils arguaient du fait qu'ils ne pouvaient être pénalement condamnés pour avoir refusé de mettre en place un "conseil d'établissement", alors que la loi autorise uniquement les normes conventionnelles à instituer des "comités d'entreprise", dans les entreprises occupant moins de cinquante salariés.

Il est heureux que cet argument, qui revenait en quelque sorte "à jouer sur les mots" n'ait pas été retenu par la Cour de cassation. Tout d'abord, l'article L. 2322-3 ne saurait être pris au pied de la lettre. S'il vise effectivement les " entreprises " de moins de cinquante salariés et les "comités d'entreprise", le législateur a nécessairement eu en vue les entreprises à structure complexe, composées d'établissements distincts. Or, si de tels comités ne sont obligatoires qu'à la condition que le seuil de cinquante salariés soit franchi au niveau des établissements, une convention d'entreprise peut prévoir leur mise en place alors même qu'il n'est pas atteint.

Surtout, pour en revenir au cas d'espèce, et ainsi qu'il a été vu précédemment, la convention collective applicable assimilait expressément le "conseil d'établissement" à un comité d'entreprise. En d'autres termes, les partenaires sociaux n'avaient pas entendu créer une institution représentative du personnel sui generis, ne présentant pas une identité de nature avec une institution légale. L'argument des prévenus ne pouvait qu'être écarté. On peut en revanche s'étonner que ces derniers n'aient pas fondé leur action sur la notion de "stipulations dérogatoires" visée par l'article L. 2263-1 du Code du travail ; même si l'arrêt commenté peut laisser à penser qu'il n'aurait pas plus prospéré.

La notion de "stipulations dérogatoires". A n'en point douter, la stipulation conventionnelle en cause dans l'arrêt sous examen améliorait les dispositions légales. Or, si l'on entend par "stipulations dérogatoires", les stipulations assouplissant la règlementation du travail dans le sens de la flexibilité, il y a tout lieu de constater que la clause en question ne relevait pas de cette catégorie juridique. Pourtant, cela n'a pas empêché la cour d'appel saisie du litige et, après elle, la Cour de cassation de condamner les chefs d'entreprise pour délit d'entrave sur le fondement de l'article L. 2263-1.

Dans la mesure où la question n'était pas en débat devant ces juridictions, on ne saurait trop tirer parti de l'arrêt. Pour autant, il reste troublant qu'après avoir rappelé les termes mêmes de l'article L. 2263-1 du Code du travail, la Chambre criminelle affirme expressément que "tel était le cas en l'espèce". On est par suite tenté de comprendre que l'on était bien en présence d'une "stipulation dérogatoire".

Si cette solution devait être clairement confirmée par la suite, elle atténuerait grandement le caractère restrictif de la sanction pénale de la violation de stipulations conventionnelles. Mais, par là-même, elle obligerait à relativiser la conception souvent admise en doctrine de la dérogation, selon laquelle elle est nécessairement in pejus. Mais, cela serait un moindre mal, étant d'ailleurs observé que la loi ne définit nullement ce qu'est une "dérogation".

Sans enlever toute sa rigidité à l'article L. 2263-1 qui, notamment, resterait nécessairement inapplicable aux conventions et accords collectifs d'entreprise (7), cette évolution serait la bienvenue. Elle assurerait notamment une application raisonnable du délit d'entrave, nous ramenant curieusement, dans une mesure certes relative, à la jurisprudence "Plessis" (8).


(1) M.-C. Amauger-Lattes, L'évolution paradoxale de la sanction pénale du droit conventionnel du travail, Dr. soc., 2009, p. 568, spéc., p. 569.
(2) Ne parlons pas des usages et autres engagements unilatéraux de l'employeur.
(3) Remarquons qu'à l'occasion de la recodification du Code du travail, la référence aux dispositions réglementaires a, malencontreusement, disparu de l'article L. 2263-1, nouveau.
(4) V., en ce sens, M.-C. Amauger-Lattes, art. préc., p. 570.
(5) Le protocole d'accord du 26 novembre 1999 avait été étendu par un arrêté en date du 11 mai 2000.
(6) Nous soulignons.
(7) C'est aussi la sanction pénale assortissant les dispositions légales qui pose problème. Ainsi, en matière de droit syndical, l'article L. 2146-1 (N° Lexbase : L2229H9G) renvoie à certains textes seulement, dans lesquels ne figure pas l'article L. 2141-10 (N° Lexbase : L2155H9P) qui autorise, en la matière, les améliorations conventionnelles. Cet argument peut toutefois être dépassé (v. en ce sens, M.-C. Amauger-Lattes, art. préc. p. 573).
(8) Du nom d'un arrêt rendu le 14 février 1978 par la Chambre criminelle, dans lequel elle avait décidé que la violation d'un usage ou d'une stipulation conventionnelle plus favorable que les dispositions légales afférentes à la représentation du personnel et des syndicats constitue un délit d'entrave : Cass. crim., 14 février 1978, n° 76-93.406, publié (N° Lexbase : A5912AA9), Bull. crim., n° 58 ; D., 1978, IR, 384, note J. Pélissier. Sur l'évolution postérieure à cet arrêt, v. l'art. préc. de M.-C. Amauger-Lattes.

Décision

Cass. crim., 5 mars 2013, n° 11-83.984, FS-P+B+R (N° Lexbase : A3105I9U)

Rejet, CA Nîmes, chambre correctionnelle, 22 avril 2011

Textes concernés : C. trav., art. L. 2263-1 (N° Lexbase : L5750IA9), L. 2322-1 (N° Lexbase : L6220IS8), L. 2322-3 (N° Lexbase : L2707H97) et L. 2328-1 (N° Lexbase : L9920H8W)

Mots-clés : sanction pénale, violation de stipulations conventionnelles, délit d'entrave, mise en place d'un "conseil d'établissement"

Liens base : (N° Lexbase : E1720ETU)

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