La lettre juridique n°449 du 21 juillet 2011

La lettre juridique - Édition n°449

Éditorial

Fédéralisme rampant : l'année "1786" de l'Union européenne ?

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N7074BSS

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


"Un jour viendra où la France, vous Russie, vous Italie, vous Angleterre, vous Allemagne, vous toutes, nations du continent, sans perdre vos qualités distinctes et votre glorieuse individualité, vous vous fondrez étroitement dans une unité supérieure, et vous constituerez la fraternité européenne, absolument comme la Normandie, la Bretagne, la Bourgogne, la Lorraine, l'Alsace, toutes nos provinces, se sont fondues dans la France". Chacun s'accorde à saluer la prophétie hugolienne de 1849, inspiratrice, in fine, des Etats-Unis d'Europe. En une seule phrase, l'exilé des îles Anglo-Normandes, djinn de l'unité européenne, comprend, dès lors, que l'avenir des peuples européens réside dans la fusion des souverainetés au sein d'une entité juridique supérieure ; il évoque, ce faisant, à la fois la subsidiarité communautaire et la nécessité d'une meilleure intégration européenne.

Deux guerres mondiales et la folie des nationalismes plus tard, et les européens -du moins ceux qui se considèrent comme tels sur un plan géographique et civilisationnel- entament la longue marche vers l'"unité supérieure" avec, d'abord, le Traité de Bruxelles du 17 mars 1948, instituant une Union de l'Europe occidentale pour la coopération économique, sociale et culturelle et la défense collective des cinq Etats signataires, puis le Traité de Paris du 18 avril 1951, instaurant la Communauté du charbon et de l'acier (CECA), et, bien entendu, le Traité de Rome, le 25 mars 1957, instituant la Communauté économique européenne des six Etats fondateurs. Un Traité de fusion des exécutifs communautaires du 8 avril 1965, instaurant le Parlement, la Commission et la Cour de justice, et un "Acte unique" des 17 et 28 février 1986, instaurant un marché unique et une coopération politique européenne, plus tard, et le "véhicule" organique européen, le "squelette" de l'Europe politique et juridique, prend définitivement forme.

Puis, vint l'heure du Traité de Maastricht du 7 février 1992, instaurant la monnaie unique, ratifié de justesse dans un climat eurosceptique, du Traité d'Amsterdam du 2 octobre 1997, qui s'intéresse à la coopération judiciaire et du Traité de Nice du 26 février 2001, qui fixe les principes et les méthodes de l'élargissement de la Communauté aux autres Etats du continent. Après "Maastricht", rien qui ne puisse, peu ou prou, heurter la conscience souverainiste des peuples européens à la veille d'un changement majeur de leur quotidien : l'introduction de la monnaie unique. La prudence était bonne conseillère : le projet de "Constitution européenne", architecture d'une Europe supranationale, ayant été rejeté par les différents peuples appelés à se prononcer par référendum, en 2005. La "marche" cinquantenaire vers l'Union européenne était-elle, finalement, trop courte ? Ou bien est-elle, tout simplement, utopique ?

"Inspirée par la volonté des citoyens et des Etats d'Europe de bâtir leur avenir commun, cette Constitution établit l'Union européenne, à laquelle les Etats membres confèrent des compétences pour atteindre leurs objectifs communs. L'Union coordonne les politiques des Etats membres visant à atteindre ces objectifs et exerce sur le mode communautaire les compétences qu'ils lui transfèrent" : le voilà le paradoxe de cette Constitution avortée. Il est inscrit, tout simplement, de manière lisible et intelligible par tout un chacun à l'article premier du projet. Ce ne sont pas les citoyens européens qui souhaitent s'unir et transférer une quelconque parcelle de leur souveraineté populaire aux institutions de la Communauté pour donner naissance à une Union, voire une Fédération, s'il faut respecter les "glorieuses individualités" chères à Hugo. Ce sont les "citoyens" et les "Etats d'Europe", deux concepts politiques, fondus en un seul, à la vérité, en celui "d'Etats souverains d'Europe" qui consentent à l'Union.

Quoi de commun avec le préambule suivant : "Nous, le Peuple des Etats-Unis, en vue de former une Union plus parfaite, d'établir la justice, de faire régner la paix intérieure, de pourvoir à la défense commune, de développer le bien-être général et d'assurer les bienfaits de la liberté à nous-mêmes et à notre postérité, nous décrétons et établissons cette Constitution pour les Etats-Unis d'Amérique", inscrit en tête de la Constitution de 1787 ?

Assurément la Communauté, puis l'Union européenne, partagent avec les Etats-Unis d'Amérique les mêmes objectifs : cinquante ans de construction et d'intégration européennes auront assuré la paix, une défense commune, le cadre d'une justice unifiée, une croissance économique commune et une protection supranationale des libertés. Non, assurément, là où la divergence est la plus marquée, c'est dès le début du texte : au Peuple des Etats-Unis répondent les citoyens et les Etats d'Europe. Pourtant, lorsque Randolph, Patterson et Sherman proposent cette formule, le 17 septembre 1787, ils font, eux, un pari sur l'avenir : celui de fonder la Constitution sur le peuple entier et non sur les Etats en tant que tels ; et, ce faisant, ils prennent le risque que certains Etats ne ratifient pas la Constitution, tout en laissant la porte ouverte à l'expansionnisme de la Fédération.

Si la première erreur commise avec ce projet constitutionnel est, certainement, d'avoir brimé toute conscience collective européenne dans l'oeuf au bénéficie d'une "glorieuse individualité" des Etats "octroyant" un transfert de compétence ; la deuxième erreur est, sans doute, de voir, dans la longue marche vers l'intégration européenne et, éventuellement, les Etats-Unis d'Europe, une marche vers l'Humanité. A lire le préambule du projet constitutionnel européen de 2004 : "Persuadés que les peuples de l'Europe, tout en restant fiers de leur identité et de leur histoire nationale, sont résolus à dépasser leurs anciennes divisions et, unis d'une manière sans cesse plus étroite, à forger leur destin commun / Assurés que, Unie dans sa diversité', l'Europe leur offre les meilleures chances de poursuivre, dans le respect des droits de chacun et dans la conscience de leurs responsabilités à l'égard des générations futures et de la planète, la grande aventure qui en fait un espace privilégié de l'espérance humaine", l'on retrouve le dessein final de l'auteur des Orientales. Ne disait-il pas : "Elle s'appellera l'Europe, au vingtième siècle, et, aux siècles suivants, plus transfigurée encore, elle s'appellera l'Humanité"... Et, c'est encore et toujours l'Europe, lumière des libertés individuelles et droits fondamentaux, qui veut rayonner dans le monde et commander à sa structure politique. Mais, les leçons de l'Histoire américaine sont tout autres : la Constitution américaine n'est pas une Constitution idéaliste, mais une Constitution pragmatique, en réaction à l'inefficacité politique de la Confédération américaine de 1777. Et, la doctrine Monroe du 1825 a parachevé cette construction isolationniste, presque... égoïste. Les américains ne recherchent pas le bien commun mais leur intérêt personnel, souvent confondu avec le bien commun ; là est la différence philosophique fondamentale avec les européens. Et, le Traité de Lisbonne du 13 décembre 2007, instaurant, à proprement dit, l'Union européenne, ne change rien à l'affaire.

La première Constitution américaine, celle de 1777, était une alliance étroite et exclusive des Etats/colonies nouvellement indépendantes qui déléguaient à la Confédération, leurs pouvoirs en matière de défense, d'affaires étrangères, de politique monétaire... Prérogatives régaliennes s'il en est. Mais point de ressources fiscales propres : la Confédération fonctionnait sur la base des subsides accordés par les Etats membres. Le Congrès de la Confédération n'avait pas d'autorité supérieure sur les Etats, et ces derniers se permettaient de déroger aux consignes confédérales...

Le texte de 1777 comportait treize articles, dont quelques extraits permettront, sans doute, au lecteur, d'établir une comparaison instinctive avec nos institutions européennes, il suffit de changer le nom du continent et nous y serions presque : le nom officiel de la confédération est Etats-Unis d'Amérique ; les Etats conservent leur souveraineté dans tout domaine non expressément délégué au Congrès ; les Etats s'obligent à s'assister mutuellement pour leur défense ; les habitants de chaque Etat peuvent circuler librement dans n'importe quel autre Etat, et y jouir de tous les privilèges de ses citoyens. Les Etats reconnaissent les jugements prononcés dans les autres Etats ; un comité formé d'un représentant par Etat peut, avec l'accord du Congrès, recevoir certains de ses pouvoirs entre les sessions. Les décisions s'y prennent à neuf voix, et il ne peut prendre de décision dans les domaines où neuf voix sont nécessaires au Congrès ; les Etats doivent respecter les décisions du Congrès dans ses domaines de compétence. L'union est perpétuelle, les articles ne sont modifiables que par vote du Congrès et ratification par tous les Etats...

La faillite de la Confédération fût la souveraineté persistante des Etats fondateurs ; certains Etats se sont exagérément endettés, au point de connaître des révoltes populaires, et ils considéraient leur Constitution et leurs lois comme supérieures aux articles de la Confédération. Par ailleurs, ces Etats conservaient leur propre monnaie et taxaient les produits importés des autres Etats membres... Comparaison n'est pas toujours raison, mais c'est sur ce terrain que l'Union européenne de 2011 prend de l'avance sur la Confédération américaine de 1786. Le "marché unique", le droit communautaire, la monnaie unique -qu'il convient de sauver quel que soit le nombre d'Etats prêts à prendre les mesures nécessaires à sa perduration- et l'abandon progressif de la majorité absolue, voire de la majorité qualifiée sont la marque d'une plus grande intégration que celles des treize colonies en pleine guerre contre la couronne britannique.

Et, les deux dernières initiatives européennes pourraient bien fermer le ban sur un point de non retour. D'abord, la création, le 1er juin 2011, de l'Institut européen du droit, qui pour sembler être un "machin", comme l'eut dît De Gaulle, a pour ambition de devenir un véritable laboratoire de l'harmonisation juridique en Europe, et vise également à mieux faire connaître le droit communautaire, au profit des citoyens comme des juristes nationaux, contribuant à remettre le citoyen au coeur du projet communautaire et à l'émergence d'un espace politique européen plus fort. Ensuite, la récente volonté de la Commission de se doter de ressources propres constitue une avancée importante vers l'intégration européenne. En effet, lors de la présentation des propositions de la Commission sur le budget pluriannuel de l'Union européenne, le 29 juin 2011, cette dernière a annoncé qu'elle souhaitait introduire de nouvelles ressources propres pour l'Union. Il s'agirait, d'une part, de créer une taxe sur les transactions financières, et, d'autre part, de moderniser le système communautaire de TVA. Corrélativement, l'actuelle ressource issue de la TVA, qui consiste en un prélèvement d'un certain pourcentage des ressources de l'Etat membre, serait abandonné. Le but de ces mesures est de réduire la charge étatique dans le budget de l'Union européenne, qui est sa ressource principale aujourd'hui. Les ressources futures devraient, ainsi, être plus transparentes et équitables.

On imagine, dès lors, José Manuel Barroso feuilleter le soir, en s'endormant, un livre sur l'Histoire des Etats-Unis d'Amérique, afin de palier, progressivement, toutes les contrariétés de l'euroscepticisme populaire et, parfois même, étatique, en vue d'un plus grand dessein pour l'Europe ; mais, quel dessein, à défaut de langue et d'une destinée communes, à l'image de la "destinée manifeste" de John O'Sullivan ?

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Avocats/Statut social et fiscal

[Jurisprudence] Assujettissement aux cotisations sociales des dividendes des associés de SEL : rejet par le Conseil d'Etat du recours contre le décret n° 2009-423 du 16 avril 2009

Réf. : CE 1° et 6° s-s-r., 27 mai 2011, n° 328905, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5818HSB)

Lecture: 5 min

N7102BST

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par Xavier Berjot, avocat associé Ocean Avocats

Le 21 Juillet 2011

Dans un arrêt du 27 mai 2011, le Conseil d'Etat a rejeté le recours formé notamment par le Conseil national des barreaux (CNB) et l'Ordre des avocats de Paris, à l'encontre du décret n° 2009-423 du 16 avril 2009 (N° Lexbase : L0987IEB), relatif à la détermination du capital social et des sommes versées en compte courant d'associés des sociétés d'exercice libéral pour l'application de l'article L. 131-6 du Code de la Sécurité sociale (N° Lexbase : L3040IEC). Cette décision, publiée au recueil Lebon, présente un intérêt majeur pour la Profession dans la mesure où les sociétés d'exercice libéral (SEL) rencontrent un succès croissant parmi les avocats, et constituent désormais le mode d'exercice en commun majoritaire (1). I - Rappel de la législation applicable

L'article 22 de la loi n° 2008-1330 du 17 décembre 2008, de financement de la Sécurité sociale pour 2009 (N° Lexbase : L2678IC8), modifiant l'article L. 131-6 du Code de la Sécurité sociale, prévoit qu'une fraction des dividendes et des revenus des comptes courants perçus par l'associé majoritaire et ceux qui cotisent au régime des travailleurs non-salariés, son conjoint, son partenaire auquel il est lié par un PACS et leurs enfants mineurs non émancipés, est prise en compte dans l'assiette des cotisations et contributions sociales.

Le texte s'applique aux sociétés d'exercice libéral visées à l'article 1er de la loi n° 90-1258 du 31 décembre 1990 (N° Lexbase : L3046AIN) : sociétés à responsabilité limitée (SELARL), sociétés anonymes (SELAFA), sociétés par actions simplifiées (SELAS) et sociétés en commandite par actions (SELCA).

Selon l'article 22 de la loi du 17 décembre 2008 précitée, la fraction soumise à cotisations et contributions sociales correspond au montant des dividendes et des revenus des comptes courants qui excède 10 % du capital social et des primes d'émission et des sommes versées en compte courant en toute propriété ou en usufruit.

La loi a ainsi entendu faire obstacle à une pratique pouvant consister à faire échapper aux cotisations les revenus du travail (URSSAF, RAM et CNBF), en distribuant ces revenus sous forme de dividendes aux prélèvements sociaux très nettement inférieurs.

Le décret du 16 avril 2009 a eu pour objet de déterminer la nature des apports retenus pour la détermination du capital social et les modalités de prise en compte des sommes versées en compte courant (2).

Ce nouveau dispositif d'assujettissement des dividendes aux cotisations sociales a été explicité dans une circulaire n° DSS/5D/2010/315 du 18 août 2010 (N° Lexbase : L9694IMY).

Précisons enfin que les dispositions de l'article 22 de la loi du 17 décembre 2008 s'appliquent aux revenus distribués ou payés à compter du 1er janvier 2009, la date à retenir étant celle de mise à disposition des revenus et non celle de la décision de distribution ou de paiement.

Antérieurement à cette législation, le Conseil d'Etat et la Cour de cassation s'opposaient sur le point de savoir si les dividendes des SEL devaient être requalifiés en revenu d´activité assujetti aux cotisations sociales.

Pour la juridiction administrative (CE 1° et 6° s-s-r., 14 novembre 2007, n° 293642 N° Lexbase : A5808DZ7), les dividendes versés aux associés des sociétés d'exercice libéral ne pouvaient être regardés comme des revenus professionnels.

La Cour de cassation (Cass. civ. 2, 15 mai 2008, n° 06-21.741, FS-P+B+R N° Lexbase : A5228D87) considérait au contraire que les bénéfices distribués de la SEL constituaient le produit d'une activité professionnelle et devaient entrer dans l'assiette des cotisations sociales.

La loi du 17 décembre 2008 a levé ces incertitudes en retenant la solution de la Cour de cassation.

II - Echec de la tentative de remise en cause du dispositif

C'est ce dispositif d'assujettissement aux cotisations sociales des dividendes des SEL que le CNB et l'Ordre des avocats de Paris ont tenté de remettre en cause, aux côtés d'autres acteurs concernés, comme l'Association nationale des sociétés d'exercice libéral (ANSEL) ou le syndicat des biologistes.

Lors de son assemblée générale d'Aix-en-Provence du 6 juin 2009, le CNB décidait ainsi de former un recours devant le Conseil d'Etat contre le décret du 16 avril 2009, au motif notamment que "le dispositif pénalise l'ensemble des associés de SEL alors que les avocats ont été incités à se tourner vers ces nouvelles formes d'exercice plus propices au développement des cabinets".

L'ANSEL est intervenue au soutien du recours exercé par le CNB et, dans un mémoire du 12 avril 2010, a demandé au Conseil d'Etat de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) relative à la conformité des dispositions précitées à la Constitution.

Le CNB s'est associé à la demande de l'ANSEL.

Dans un arrêt du 14 juin 2010 (CE 1° et 6° s-s-r., 14 juin 2010, n° 328937 N° Lexbase : A2624EZ9), le Conseil d'Etat a décidé de transmettre cette QPC au Conseil constitutionnel, estimant que le moyen tiré de ce que l'article L. 131-6 du Code de Sécurité sociale, qui assujettit aux cotisations de Sécurité sociale une fraction des revenus distribués et produits de compte courant versés par les seules sociétés d'exercice libéral, porte atteinte au principe d'égalité devant les charges publiques, et partant soulève une question présentant un caractère sérieux.

L'enjeu était de taille puisque, si le Conseil constitutionnel déclare qu'une disposition législative contestée est contraire à la Constitution, cette disposition "est abrogée à compter de la publication de la décision du Conseil constitutionnel ou d'une date ultérieure fixée par cette décision" (3).

Devant le Conseil constitutionnel, les requérants ont soutenu que l'article L. 131-6 du Code de la Sécurité sociale violerait les articles 6 ([LXB=L1370A9LM]) et 13 (N° Lexbase : L1360A9A) de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen en introduisant :

- une rupture d'égalité dans le traitement fiscal des associés des SEL par rapport à celui des associés ayant choisi une autre forme d'exercice ;

- une discrimination entre les associés ayant le statut de travailleur indépendant (associé non dirigeant de la SEL) et ceux soumis au régime des salariés (associé dirigeant), qui pourraient percevoir des dividendes qui seraient assujettis ou non aux cotisations de Sécurité sociale selon leur statut.

Dans une décision du 6 août 2010 (Cons. const., décision n° 2010-24 QPC, du 6 août 2010 N° Lexbase : A9232E73), le Conseil constitutionnel a rejeté l'argumentation des requérants et déclaré conforme à la Constitution l'alinéa 3 de l'article  L. 131-6 du Code de la Sécurité sociale.

L'affaire devait donc revenir vers le Conseil d'Etat, qui a ainsi rendu son arrêt du 27 mai 2011 rejetant les requêtes formées contre le décret n° 2009-423 du 16 avril 2009.

Après la décision du Conseil constitutionnel, la solution retenue par le Conseil d'Etat ne faisait pas grand doute, même si les requérants avaient déployé nombre d'arguments juridiques pertinents.

Pour l'essentiel, ils reprenaient devant le Conseil d'Etat les critiques de rupture d'égalité et de discrimination déjà invoquées devant le Conseil constitutionnel, mais examinées cette fois à l'aune du droit européen et communautaire.

Le Conseil d'Etat n'a pas suivi les requérants et le décret n° 2009-423 du 16 avril 2009 est toujours en vigueur.

A n'en pas douter, l'arrêt du Conseil d'Etat va conduire le professionnel exerçant sous forme de SEL à s'interroger sur la pertinence de ce mode d'exercice. Si le versement de dividendes n'est pas le seul critère de choix de la SEL, il en constitue néanmoins une composante importante. Dès lors, requalifier les dividendes en revenu d'activité fait perdre à la SEL une partie de son attrait.


(1) En 2010, les 6 066 groupements d'exercice en France comptaient 36,3 % de SCP (contre 60 % en 2000), 41,8 % de SELARL (contre 25 % en 2000), et 10,2 % d'associations (contre 17 % neuf ans auparavant) (source : CNB).
(2) Article 1er du décret (extraits) :
"1° Les apports retenus pour la détermination du capital social sont les apports en numéraire intégralement libérés et les apports en nature à l'exclusion de ceux constitués par des biens incorporels qui n'ont fait l'objet ni d'une transaction préalable en numéraire ni d'une évaluation par un commissaire aux apports ;
2° Les sommes versées en compte courant correspondent au solde moyen annuel du compte courant d'associé. Ce solde moyen annuel est égal à la somme des soldes moyens du compte courant de chaque mois divisée par le nombre de mois compris dans l'exercice ;
3° Le montant du capital social, des primes d'émission et des sommes versées en compte courant d'associé est apprécié au dernier jour de l'exercice précédant la distribution des revenus mentionnés aux articles 108 (N° Lexbase : L2059HLT) à 115 du Code général des impôts et le versement des revenus visés au 4° de l'article 124 du même code".
(3) Constitution, art. 62 (N° Lexbase : L0891AHH).

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Divorce

[Chronique] Chronique de droit patrimonial du divorce - Juillet 2011

Lecture: 12 min

N7095BSL

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par Marjorie Brusorio-Aillaud, Maître de conférences à l'Université du Sud Toulon-Var

Le 21 Juillet 2011

Lexbase Hebdo - édition privée vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualités en droit patrimonial du divorce réalisée par Marjorie Brusorio-Aillaud, Maître de conférences à l'Université du Sud Toulon-Var. Au sommaire de cette nouvelle chronique, on retrouve, en premier lieu, un arrêt rendu le 29 juin 2011 par la première chambre civile de la Cour de cassation, sur les conséquences du caractère alimentaire de la prestation compensatoire pour le débiteur, faisant obstacle à l'octroi de délais de paiement sur le fondement de l'article 1244-1 du Code civil (Cass. civ. 1, 29 juin 2011, n° 10-16.096, F-P+B+I). En second lieu, l'auteur a choisi de revenir sur un arrêt rendu le 1er juin 2011, à propos du rôle du juge face à la dualité de fondement des articles 266 et 1382 du Code civil pour l'octroi de dommages et intérêts lors d'un divorce (Cass. civ. 1, 1er juin 2011, n° 10-17.461, F-D).
  • Conséquences du caractère alimentaire de la prestation compensatoire pour le débiteur (Cass. civ. 1, 29 juin 2011, n° 10-16.096, F-P+B+I N° Lexbase : A5515HUS)

La prestation compensatoire est destinée, selon l'article 270 du Code civil (N° Lexbase : L2837DZ4), à compenser, autant qu'il est possible, la disparité que la rupture du mariage crée dans les conditions de vie respectives des ex-époux. Elle peut prendre la forme d'un capital et/ou d'une rente, dont le montant est fixé par le juge. Dans un arrêt rendu le 29 juin 2011, la Cour de cassation a rappelé que la prestation compensatoire avait un caractère mixte : à la fois alimentaire et indemnitaire, ce qui l'a conduit à admettre qu'une saisie attribution ait pu être effectuée auprès de la banque de l'ex-époux débiteur et à rejeter la possibilité d'octroyer à ce dernier un délai de grâce pour le règlement du solde dû.

En l'espèce, une femme avait fait procéder à une saisie attribution entre les mains d'une banque de son ex-mari, en janvier 2009, pour avoir paiement de la prestation compensatoire qu'il avait été condamné à lui verser. Ce dernier a demandé la mainlevée de la saisie attribution et un délai de grâce pour le paiement du solde. La cour d'appel de Paris l'a débouté, en février 2010 (CA Paris, Pôle 4, 8ème ch., 11 février 2010, n° 09/08888 N° Lexbase : A8606ESK). Devant la Cour de cassation, l'époux avançait plusieurs arguments.

D'abord, selon le premier moyen, l'époux estimait :

- d'une part, qu'en refusant d'accorder un délai de grâce, au prétexte de la nature hybride, alimentaire et indemnitaire, de la prestation compensatoire, la cour d'appel avait violé, par refus d'application, l'article 1244-1 du Code civil (N° Lexbase : L1358ABW) ;

- et, d'autre part, qu'en ne distinguant pas la fraction de la dette correspondant à la prestation compensatoire elle-même (10 000 euros) de celle relative aux sommes dues au titre de l'article 700 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6906H7W) et aux intérêts (presque 3 000 euros), la cour d'appel avait privé sa décision de base légale au regard de l'article 1244-1 du Code civil.

Ensuite, d'après le second moyen, l'époux faisait grief à l'arrêt de l'avoir condamné à payer à son ex-conjointe la somme de 800 euros à titre de dommages intérêts.

La Cour de cassation n'a retenu aucun de ces arguments et a rejeté le pourvoi. Elle a estimé que le premier moyen était irrecevable en sa seconde branche et mal fondé pour le surplus. S'agissant du second, elle a considéré que celui-ci était inopérant, par suite du rejet du premier moyen et, qu'ayant relevé que l'époux disposait des fonds nécessaires pour régler sa dette et que son attitude était prétendument justifiée par des intentions malveillantes imputées à tort à son ex-épouse, la cour d'appel avait caractérisé la mauvaise foi de celui-ci et légalement justifié sa décision.

Le second moyen n'appelle pas de remarques particulières. Les juges du fond ont logiquement retenu qu'il était inopérant en sa première branche et souverainement estimé, s'agissant de la seconde, que l'époux était de mauvaise foi. La Cour de cassation ne pouvait que les approuver sur ces points. Le premier moyen, en revanche, retient l'attention.

Selon l'article 1244-1 du Code civil, "compte tenu de la situation du débiteur et en considération des besoins du créancier, le juge peut, dans la limite de deux années, reporter ou échelonner le paiement des sommes dues. Par décision spéciale et motivée, le juge peut prescrire que les sommes correspondant aux échéances reportées porteront intérêt à un taux réduit qui ne peut être inférieur au taux légal ou que les paiements s'imputeront d'abord sur le capital. En outre, il peut subordonner ces mesures à l'accomplissement, par le débiteur, d'actes propres à faciliter ou à garantir le paiement de la dette. Les dispositions du présent article ne s'appliquent pas aux dettes d'aliments".

Or, la prestation compensatoire a un caractère alimentaire. Cela ressort :

- du premier alinéa de l'article 271 du Code civil (N° Lexbase : L3212INB), d'après lequel "la prestation compensatoire est fixée selon les besoins de l'époux à qui elle est versée et les ressources de l'autre en tenant compte de la situation au moment du divorce et de l'évolution de celle-ci dans un avenir prévisible" ;

- ainsi que du fait que, désormais, un époux ne peut plus réclamer à l'autre une pension alimentaire, mais seulement une prestation compensatoire.

Cependant, la prestation compensatoire a aussi un caractère indemnitaire. Cela se déduit :

- de certains éléments que le juge doit notamment prendre en compte, selon l'article 271 du Code civil, pour la fixer (la durée du mariage, les conséquences des choix professionnels faits par l'un des époux pendant la vie commune pour l'éducation des enfants et du temps qu'il faudra encore y consacrer ou pour favoriser la carrière de son conjoint au détriment de la sienne) ;

- ainsi que de la possibilité qui lui est offert, selon le dernier alinéa de l'article 270 du Code civil, de "refuser d'accorder une telle prestation si l'équité le commande, soit en considération des critères prévus à l'article 271, soit lorsque le divorce est prononcé aux torts exclusifs de l'époux qui demande le bénéfice de cette prestation, au regard des circonstances particulières de la rupture".

La question qui se posait alors aux juges, dans l'affaire commentée, était de savoir si le fait que la prestation compensatoire ait, à la fois, un caractère alimentaire et indemnitaire permettait de la soustraire au champ d'application du dernier alinéa de l'article 1244-1 du Code civil ? Le débiteur d'une dette mixte peut-il bénéficier d'un délai de grâce ?

En principe, entre le caractère alimentaire et le caractère indemnitaire, c'est plutôt le premier qui est invoqué. Celui-ci est généralement prétexté par le créancier pour éviter que la prestation ne lui soit saisie. S'agissant du débiteur, le caractère alimentaire de la prestation compensatoire a conduit les Hauts magistrats à décider, par exemple, qu'il ne pouvait pas y avoir de compensation (si ce n'était pour des aliments) entre la prestation compensatoire et une autre dette. A ainsi été cassé l'arrêt qui avait énoncé que le paiement d'une dette fiscale personnelle à l'ex-épouse, fait par l'ex-mari, libérait celui-ci du paiement de la prestation compensatoire à concurrence de cette somme (1). De même, il est régulièrement jugé que la créance née de la prestation compensatoire, qui présente pour partie un caractère alimentaire, n'a pas à être déclarée au passif du débiteur soumis à une procédure collective (2).

Dans l'espèce du 29 juin 2011, le caractère alimentaire était invoqué par le créancier, pour que la prestation compensatoire soit saisie auprès du débiteur, tandis que ce dernier mettait en avant le caractère indemnitaire, afin de bénéficier d'un délai de grâce. La Cour de cassation a, dans les deux cas, retenu le caractère alimentaire pour donner une totale satisfaction au créancier. Elle a estimé que la cour d'appel avait exactement retenu que le caractère mixte de la prestation compensatoire, à la fois alimentaire et indemnitaire, faisait obstacle à l'octroi de délais de paiement sur le fondement de l'article 1244-1 du Code civil. Et cela doit être approuvé. La dualité de caractères de la prestation compensatoire doit permettre de cumuler les règles spéciales de chaque caractère. L'article 1244-1 du Code civil exclut expressément l'octroi d'un délai de grâce pour les dettes d'aliments. La prestation compensatoire ayant un caractère alimentaire, aucun délai de grâce ne doit être accordé à son débiteur, même si celle-ci a aussi un caractère indemnitaire.

Les Hauts magistrats auraient pu suivre l'argumentation de l'époux, en revanche, sur la distinction entre la fraction de la dette correspondant à la prestation compensatoire, dont le caractère alimentaire empêchait l'octroi de délais de grâce, et la fraction correspondant aux sommes dues au titre de l'article 700 du Code de procédure civile et aux intérêts, dont le caractère indemnitaire permettait l'octroi de délais de grâce. Cependant, n'ayant pas été soutenu en appel, ce moyen, nouveau et mélangé de fait, était irrecevable devant la Cour de cassation.

Il aurait peut-être été plus judicieux, de la part de l'ex-époux, de demander une révision des modalités de paiement de la prestation compensatoire. Cependant, s'agissant d'un capital, plusieurs conditions devaient être remplies :

- il devait s'agir d'un capital attribué sous forme de versements périodiques indexés, dans la limite de huit années, tel que le permet l'article 275 du Code civil (N° Lexbase : L2841DZA), et non du versement d'une seule somme d'argent, lors du prononcé du divorce, en application de l'article 274 du même code (N° Lexbase : L2840DZ9). En effet, la révision des modalités de paiement ne concerne que la première hypothèse ;

- d'autre part, l'époux aurait dû démontrer un changement important de sa situation. Les juges auraient pu autoriser, alors, par décision spéciale et motivée, le versement du capital sur une durée totale supérieure à huit ans.

Cependant, en l'espèce, il semble que ce n'était pas un changement important, généralement des difficultés financières, mais la mauvaise volonté de l'époux, qui disposait des fonds nécessaires pour régler sa dette, mais estimait que ses intérêts financiers étaient prioritaires, et dont la mauvaise foi a été relevée par les juges du fond (semble-t-il liée à l'intention de départ de son ex-femme en Bolivie avec ses enfants, selon un moyen annexe), qui était à l'origine du litige. Or, indépendamment du caractère alimentaire ou indemnitaire de la prestation compensatoire, cela a probablement conforté les juges, souverains dans leur appréciation, à refuser le délai de grâce.

  • Dommages et intérêts accordés lors d'un divorce : rôle du juge face à la dualité de fondement des articles 266 et 1382 du Code civil (Cass. civ. 1, 1er juin 2011, n° 10-17.461, F-D N° Lexbase : A3163HTC)

Lors d'un divorce, l'un des époux peut demander à l'autre des dommages et intérêts. Deux fondements peuvent être invoqués : l'article 266 du Code civil (N° Lexbase : L2833DZX), limité à certains conjoints et à certains préjudice, et l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ), ouvert à tous les époux et à tous les préjudice. Dans un arrêt rendu le 1er juin dernier 2011, la Cour de cassation a de nouveau dû préciser le rôle du juge face à cette dualité de fondement.

Bien que les conséquences financières du divorce soient désormais dissociées de l'attribution des torts, il existe une action en dommages et intérêts spécifique en faveur du conjoint "victime". Le défendeur, dans un divorce pour altération définitive du lien conjugal, et le conjoint innocent, dans le cadre d'un divorce pour faute, peuvent demander des dommages et intérêts, sur le fondement de l'article 266 du Code civil, afin de réparer les conséquences d'une particulière gravité qu'il subit du fait de la dissolution du mariage. Ces conséquences peuvent être morales et/ou matérielles. Il a, par exemple, été jugé que le seul fait de quitter son épouse après trente-neuf ans de mariage, dans des conditions difficiles, ne suffisait pas à caractériser les conséquences d'une particulière gravité exigées par cet article (3).

Le préjudice résultant de la dissolution, visé par ce texte, est distinct des fautes à l'origine du divorce. Les Hauts magistrats veillent au strict respect du champ d'application de ces deux dispositions. Dans une affaire où une épouse avait quitté le domicile conjugal et laissé à son conjoint l'essentiel de la charge éducative et matérielle des enfants communs, la Cour de cassation a cassé l'arrêt d'appel qui avait condamné celle-ci à verser des dommages et intérêts, sur le fondement de l'article 266 du Code civil, au motif "qu'en statuant [...] sans rechercher en quoi le préjudice indemnisé résultait de la dissolution du mariage", la cour d'appel n'avait pas donné de base légale à sa décision (4). Les juges exigent, pour accorder réparation sur le fondement de l'article 266 du Code civil, un préjudice issu de la dissolution du lien matrimonial.

Droit commun de la responsabilité civile délictuelle, l'article 1382 du Code civil, selon lequel "tout fait quelconque de l'homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer" est également applicable au divorce. Dès lors qu'il parvient à démontrer que son conjoint a commis une faute avant la dissolution du mariage, que lui-même a subi un dommage, et qu'il existe un lien de causalité entre ce dommage et cette faute, un époux peut demander des dommages et intérêts à l'autre.

Alors que l'article 266 du Code civil vise à réparer les conséquences résultant de la dissolution, dans deux hypothèses particulières, l'article 1382 du même code permet de réparer les fautes distinctes de la dissolution, quelle que soit la situation de l'époux dans le divorce. Les dommages et intérêts versés sur le fondement du premier de ces textes sont indépendants de ceux visés par le second.

La Cour de cassation se prononce régulièrement sur le rôle des juges du fond face à cette dualité de fondement.

D'une part, ces derniers ne peuvent pas condamner un époux à des dommages et intérêts sans préciser le fondement de la condamnation prononcée (5). Néanmoins, il semble que cette précision ait pu être implicite, puisqu'il a été jugé qu'ayant réparé le préjudice causé par le comportement fautif de l'époux (abandon moral et financier de l'épouse, après quinze ans de mariage), la cour d'appel avait nécessairement statué sur le fondement de l'article 1382 du Code civil et n'avait pas à s'expliquer sur un éventuel préjudice né de la dissolution du mariage, non invoqué par l'épouse (6).

D'autre part, il a été jugé qu'il ne pouvait pas être reproché à une cour d'appel, saisie d'une demande de dommages et intérêts sur le fondement de l'article 266 du Code civil, de n'avoir pas examiné d'office les faits invoqués au regard de l'article 1382 du même code (7). Inversement, en condamnant le mari à des dommages et intérêts pour préjudice moral sur le fondement de l'article 266, alors que l'épouse demandait la réparation d'un préjudice distinct de celui résultant de la rupture du mariage, la cour d'appel a modifié l'objet du litige et violé l'article 4 du Code civil (8).

Enfin, lorsque la demande est présentée sur les deux fondements, la décision est légalement justifiée, au regard des articles 266 et 1382 du Code civil, si les juges ont suffisamment caractérisé le préjudice subi par l'époux du fait de la séparation et du fait du comportement de l'autre conjoint (9).

Dans l'affaire jugée par la Cour de cassation le 1er juin 2011, la cour d'appel de Limoges a prononcé un divorce aux torts partagés et estimé que l'état d'impécuniosité de l'époux (incarcéré) justifiait de le dispenser de toute contribution à l'entretien et à l'éducation des enfants (CA Limoges, 21 septembre 2009, n° 08/01345 N° Lexbase : A9663E9R). S'agissant des dommages et intérêts, il a été décidé que la demande formée par l'épouse, qui soutenait avoir subi un préjudice du fait de la violence dont son mari avait fait preuve envers elle, était irrecevable, en application de l'article 266 du Code civil, dès lors que le divorce était prononcé aux torts partagés entre les époux.

Sur pourvoi de l'épouse, cet arrêt d'appel a été cassé. La Cour de cassation a énoncé qu'en statuant ainsi, sans répondre aux conclusions de l'épouse, qui invoquait un préjudice distinct de celui résultant de la rupture du lien conjugal, la cour d'appel avait violé l'article 455 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6565H7B et non du Code civil, comme cela est indiqué dans l'arrêt), selon lequel "le jugement doit exposer succinctement les prétentions respectives des parties et leurs moyens. Cet exposé peut revêtir la forme d'un visa des conclusions des parties avec l'indication de leur date. Le jugement doit être motivé. Il énonce la décision sous forme de dispositif".

La cour d'appel a rejeté la demande de dommages-intérêts formée par l'épouse au motif que, le divorce étant prononcé aux torts partagés, l'article 266 du Code civil était inapplicable. A première vue, cela était logique et aurait dû être approuvé. Cependant, l'épouse ne demandait pas réparation pour les conséquences d'une particulière gravité qu'elle subissait du fait de la dissolution du mariage (C. civ., art. 266), mais pour un préjudice distinct (les violences de son mari) de celui résultant de la rupture du lien conjugal (C. civ., art. 1382). La cour d'appel n'a donc pas répondu à ses conclusions en rejetant sa demande.

Cependant, si elle ne pouvait pas accorder réparation sur le fondement de l'article 266 du Code civil, parce que le préjudice invoqué et le divorce prononcé n'étaient pas ceux visés par ce texte, il n'est pas certain que la cour d'appel aurait pu accorder réparation sur le fondement de l'article 1382 du Code civil. En effet, si un moyen annexe précise que l'épouse ne fondait pas sa demande sur l'article 266 du Code civil, il n'est nulle part fait référence à l'article 1382 du Code civil.

La solution est, comme souvent, favorable au demandeur en dommages et intérêts. Au mieux, elle laisse entendre qu'il suffit de prouver un préjudice et qu'il revient ensuite au juge de déterminer quel article doit être visé. Au moins, elle permet au demandeur de voir son affaire examinée à nouveau en veillant, cette fois, à bien préciser le fondement de sa demande.

En l'espèce, toutefois, même si l'épouse parvient à prouver le préjudice et pense à invoquer l'article 1382 du Code civil dans ses conclusions, il est fort probable que l'époux ne puisse pas, pour l'instant au moins, régler les dommages et intérêts, comme il est dans l'impossibilité de contribuer à l'entretien des enfants.


(1) Cass. civ. 2, 9 juillet 1997, n° 95-21.038 (N° Lexbase : A0769ACH), Bull. civ. II, n° 220.
(2) Voir par exemple : Cass. com., 8 octobre 2003, n° 00-14.760, FS-P+B+I (N° Lexbase : A7117C9H), Bull. civ. IV, n° 152.
(3) Cass. civ. 1, 1er juillet 2009, n° 08-17.825, FS-P+B (N° Lexbase : A5897EIA), Bull. civ. I, n° 145.
(4) Cass. civ. 2, 31 mai 1995, n° 93-17.127 (N° Lexbase : A7901ABA), Bull. civ. II, n° 164.
(5) Cass. civ. 1, 5 novembre 2008, n° 07-15.718, F-D (N° Lexbase : A1622EBP).
(6) Cass. civ. 1, 23 janvier 2007, n° 06-11.502, F-D (N° Lexbase : A6948DTI).
(7) Cass. civ. 2, 8 juin 1995, n° 92-21.549 (N° Lexbase : A7428ABQ), Bull. civ. II, n° 168.
(8) Cass. civ. 1, 9 janvier 2007, n° 06-10.871, F-P+B (N° Lexbase : A4840DTG), Bull. civ. I, n° 6.
(9) Cass. civ. 1, 9 décembre 2003, n° 02-12.245, F-D (N° Lexbase : A4323DAD).

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Propriété intellectuelle

[Chronique] La Chronique de droit de la propriété intellectuelle de Célia Zolynski, Professeur de Droit privé, Université de Rennes 1 et Nathalie Martial-Braz, Professeur de Droit privé, Université de Franche-Comté - Juillet 2011

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Le 21 Juillet 2011

Lexbase Hebdo - édition affaires vous propose de retrouver, cette semaine, la chronique en droit de la propriété intellectuelle de Célia Zolynski, Professeur de droit privé, Université de Rennes 1 et Nathalie Martial-Braz, Professeur de droit privé, Université de Franche-Comté. Au sommaire de cette chronique, on retrouvera, tout d'abord, deux arrêts de la première chambre civile de la Cour de cassation en date des 9 juin et 12 mai 2011, tous deux soumis à une large publication, et par lesquels la Cour régulatrice apportent des précisions importantes en matière d'exceptions au droit exclusif de l'auteur, tel que le relève Célia Zolynski dans son commentaire. Nathalie Martial-Braz a choisi, quant à elle, de revenir sur la proposition de Règlement du Parlement Européen et du Conseil mettant en oeuvre la coopération renforcée dans le domaine de la création d'une protection par brevet unitaire du 13 avril 2011 et sur l'avis de la CJUE du 8 mars 2011, portant sur la comptabilité avec les dispositions des Traités relatifs à l'Union européenne du projet d'accord portant création d'une juridiction du brevet européen et du brevet communautaire qui doit être conclu par les Etats membres.
  • Foisonnement jurisprudentiel autour des exceptions au droit exclusif de l'auteur (Cass. civ. 1, 9 juin 2011, n° 10-13.570, FS-P+B+I N° Lexbase : A4268HTA ; Cass. civ. 1, 12 mai 2011, n° 08-20.651, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A1192HRL)

1. Foisonnement. Le printemps 2011 a été marqué par un foisonnement de décisions en matière d'exceptions au droit exclusif de l'auteur. Cela conduit à rappeler que, dans notre système continental, il revient au législateur de définir a priori le périmètre de ce monopole en posant une liste fermée d'exceptions -figure légistique également connue du droit de l'Union européenne (1)- . C'est en effet au législateur qu'il revient de déterminer a priori les intérêts à faire prévaloir parmi ceux de l'auteur et ceux du public, même si l'on doit se souvenir que, dans le cadre d'un dispositif in favorem comme celui du Livre I du Code de la propriété intellectuelle, la loi "tend parmi les intérêts en présence à donner la primauté à ceux de l'auteur" dont la protection constitue la raison d'être (2). Par conséquent, le juge ne saurait intervenir que pour contrôler le respect des frontières ainsi tracées ; il ne peut en principe modifier a posteriori la balance des intérêts, au risque de remettre en cause tout l'équilibre du système. Cela proscrit donc la création de nouvelles exceptions prétoriennes ou la modification du champ d'application des exceptions légalement définies. On le sait. Pourtant, il convient de le rappeler une nouvelle fois à l'aune des arrêts rendus par les plus hautes juridictions françaises et européennes ces derniers mois en la matière (v. en droit communautaire, l'interprétation créatrice de la Cour de justice concernant la notion de compensation équitable mise en oeuvre dans le cadre de l'exception de copie privée : CJUE, 21 octobre 2010, aff. C-467/08 N° Lexbase : A2205GCN et notre commentaire in La Chronique de droit de la propriété intellectuelle de Célia Zolynski, Professeur agrégée, Université Rennes 1 et Nathalie Martial-Braz, Maître de conférences HDR, Université Rennes 1, CEDAG - Mai 2011, Lexbase Hebdo n° 249 du 5 mai 2011 - édition affaires N° Lexbase : N1393BSE, confirmé par CJUE, 16 juin 2011, aff. C-462/09 N° Lexbase : A6408HTI). En effet, si quelques décisions illustrent le contrôle exercé par le juge quant au respect de la lettre et de l'esprit de la loi, d'autres paraissent témoigner d'une prise de pouvoir du juge, faisant oeuvre de création. Parmi l'ensemble des décisions rendues récemment, deux doivent plus particulièrement être analysées en ce qu'elles illustrent ces rapports particuliers que nouent loi et jurisprudence concernant l'interprétation des exceptions au droit exclusif de l'auteur.

2. Le contrôle : l'exception de procédure. La Cour de cassation précise les conditions dans lesquelles une oeuvre posthume peut être produite dans le cadre d'une procédure judiciaire, sans que ne puisse alors être opposé le droit de divulgation, exercé en l'espèce par le représentant de l'auteur décédé (Cass. civ. 1, 9 juin 2011, n° 10-13.570, FS-P+B+I), l'article L. 331-4 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L1776H38) disposant que "les droits mentionnés dans la première partie du présent code ne peuvent faire échec aux actes nécessaires à l'accomplissement d'une procédure parlementaire de contrôle, juridictionnelle ou administrative prévue par la loi, ou entrepris à des fins de sécurité publique". La cour d'appel avait retenu que la production d'une correspondance relevant de la vie privée d'un célèbre écrivain dans les écritures des parties suppose l'autorisation préalable du juge de la mise en l'état (CA Paris, Pôle 5, 2ème ch., 4 décembre 2009, n° 08/13681 N° Lexbase : A9294ESZ, CCE, 2010, comm. 60, note Ch. Caron). La Cour de cassation casse cet arrêt pour violation de l'article L. 331-4 du Code de la propriété intellectuelle : elle admet que, dans la mesure où la production de la correspondance était utile à la preuve de l'abus notoire dans l'exercice du droit de divulgation de la part de l'exécuteur testamentaire d'un de ses coauteurs, l'oeuvre posthume pouvait être produite aux débats. Elle reconnaît ainsi que la finalité -les besoins de la procédure- suffit à paralyser le droit de divulgation, sans autre condition. La Cour de cassation fait donc une application littérale de l'article L. 331-4 qui mérite l'approbation. Si les exceptions doivent s'interpréter strictement, cela ne saurait en effet justifier la restriction de leur champ d'application par l'ajout de conditions auxquelles la loi n'a pas entendu les soumettre, dès lors que le législateur a admis des hypothèses dans lesquelles "le droit d'auteur s'efface devant certaines exigences supérieures" (3). Il reste que le juge pourra toujours contrôler a posteriori si la production d'une oeuvre non divulguée était effectivement justifiée par les nécessités de la procédure, ce qui était manifestement le cas en l'espèce.

3. La création : la théorie de l'accessoire. Par un arrêt attendu et promis à une large diffusion, la Cour de cassation a affirmé que la présentation accessoire d'une oeuvre -en l'espèce la méthode de lecture pour enfants dite "Gafi le Fantôme"- dans une oeuvre audiovisuelle -le documentaire "Etre et avoir"- peut être qualifiée d'inclusion fortuite, laquelle constitue une limitation au monopole de l'auteur au sens de la Directive 2001/29/CE (N° Lexbase : L8089AU7) (Cass. civ. 1, 12 mai 2011, n°08-20.651, FS-P+B+R+I, JCP éd. G, 2011, 814, note M. Vivant ; P.I., 2011, obs. A. Lucas ; CCE, 2011, comm. n° 62, note Ch. Caron ; RLDI, 2011/72, p. 6, note A. Bensamoun ; D., 2011, p. 1409, obs. J. Daleau et p. 1875, note C. Castets-Renard). Cette décision affirme ainsi clairement que la théorie dite de l'arrière-plan ou encore de l'accessoire demeure de droit positif, alors pourtant que, d'origine prétorienne, celle-ci ne figure pas expressément parmi les exceptions légalement prévues par l'article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3573IE3) tel que modifié par la loi du 1er août 2006 "DADVSI" (loi n° 2006-961 N° Lexbase : L4403HKB) transposant la Directive 2001/29/CE en droit interne.

Une exception. La présente décision admet tout d'abord que la théorie de l'accessoire constitue une limitation au droit exclusif de l'auteur. Elle revient sur ce point sur le raisonnement de la cour de d'appel qui l'avait qualifié non pas d'exception mais de limite au monopole légal (CA Paris, 4ème ch., sect. B, 12 septembre 2008, n° 07/00860 N° Lexbase : A8964EAA, Propr. intell., 2009, n° 30, p. 53, obs. A. Lucas et p. 56, obs. J.-M. Bruguière ; RIDA, 2009, n° 219, p. 384, note P. Sirinelli ; JCP éd. G, 2009, I, 30, n° 6, obs. Ch. Caron ; RTDCom., 2009, p. 137, note F. Pollaud-Dulian ainsi que P.-Y. Gautier, Le triomphe de la théorie de l'arrière-plan, CCE, 2008, étude n° 23) (4). Pareille qualification permettait aux juges d'admettre que le monopole de l'auteur n'avait pas de prise sur cette représentation accessoire (5) ; le défaut de fondement textuel de la théorie de l'accessoire demeurait dès lors sans incidence puisque le droit exclusif ne trouvait pas à s'appliquer. La Cour de cassation, en employant une formule sibylline, paraît admettre pour sa part que la "présentation de l'oeuvre litigieuse" se situe bien dans le périmètre du monopole, lequel ne peut dès lors être paralysé que par le jeu d'une exception qualifiée ici de "limitation" (6). Cela supposait alors de rechercher son fondement légal.

Une création prétorienne implicite. En affirmant que la présentation accessoire "devait être regardée comme l'inclusion fortuite d'une oeuvre constitutive d'une limitation au monopole d'auteur, au sens de la Directive 2001/29 CE du 22 mai 2001, telle que le législateur a, selon les travaux préparatoires, entendu la transposer en considération du droit positif" (nous soulignons), la Cour de cassation entend reconnaître une assise légale à la théorie de l'accessoire, à défaut de texte précis en la matière. Dès lors, la référence aux travaux préparatoires peut s'expliquer par la nécessité de respecter le principe de définition légale du périmètre du monopole de l'auteur. Pour autant, ce procédé peut être dénoncé comme quelque peu hypocrite sinon audacieux, sachant que les travaux préparatoires ne reflètent pas toujours la volonté du législateur (7).

Une autre explication peut justifier la référence aux travaux préparatoires, qui tient à la méthode de transposition des exceptions facultatives d'origine communautaire. On sait, en effet, que la transposition des exceptions facultatives relève d'un choix politique qui ne saurait être opéré par le juge, seul le législateur étant admis à retenir parmi la liste d'exceptions de la Directive celles qu'il entend intégrer dans son ordre juridique (8). La Cour de cassation l'a clairement reconnu pour écarter l'application extensive d'une exception prévue par le Code de la propriété intellectuelle à un cas non prévu par la loi sur le fondement d'une exception facultative non transposée (9). Partant, la référence aux travaux préparatoires permettrait au juge, en l'espèce, de prendre acte de la volonté du législateur d'exercer son pouvoir discrétionnaire de transposer l'exception facultative d'inclusion fortuite (10). Une fois cette volonté acquise -pour autant qu'elle le soit, compte tenu des critiques adressées à la référence aux travaux préparatoires-, il convient de déterminer si l'absence de fondement textuel est conforme à l'obligation communautaire de transposition conforme. Sur ce point, il faut observer que, à aucun moment, les autorités communautaires imposent la transposition expressis verbis des dispositions d'une Directive, ce afin de respecter le principe d'autonomie institutionnelle de chaque Etat membre. Il en résulte que, dans la mesure où l'état du droit positif suffit à assurer l'effectivité des dispositions communautaires, la transposition est considérée comme "préétablie", notamment par renvoi à une jurisprudence constante (11). Mais cela ne peut être admis qu'à de strictes conditions, propres à assurer la sécurité juridique des sujets de droit auxquels la disposition ainsi "transposée" trouvera à s'appliquer (12). Quoi qu'il en soit, cela suppose également de vérifier la réalité de cette transposition jurisprudentielle, autrement dit de contrôler que la solution prétorienne concorde parfaitement avec le contenu substantiel de la norme communautaire. C'est précisément sur ce point que, dans la présente décision, le raisonnement de la Cour de cassation peut être critiqué (13). En effet, si l'article 5.3 i) de la Directive 2001/29 prévoit bien une exception d'inclusion fortuite, la doctrine est unanime : celle-ci n'équivaut pas à la théorie de l'accessoire telle qu'appliquée par la jurisprudence française récente (14). Son champ d'application est plus large. Or, il faut se souvenir que, si le principe de la transposition d'une exception facultative relève de la discrétion de l'Etat membre, son contenu est quant à lui intangible (15). Toute extension du champ d'application d'une exception est par conséquent proscrite, ce que confirme le principe d'interprétation stricte des exceptions qui trouve également à s'appliquer en droit de l'Union européenne (16). Il faut donc en conclure que la théorie de l'accessoire est bien une création prétorienne -certes implicite- que le droit communautaire ne saurait justifier (17).

Célia Zolynski, Professeur de Droit privé, Université de Rennes 1

  • Brevet unitaire : proposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil mettant en oeuvre la coopération renforcée dans le domaine de la création d'une protection par brevet unitaire (proposition du 13 avril 2011, 2011/0093 (COD) ; CJUE, 8 mars 2011, avis 1/09)

"Tout vient à point à qui sait attendre"... telle pourrait être, on l'espère, la devise du brevet unitaire, la grande "arlésienne" des instruments optionnels consacrés par le droit de l'Union européenne !

Alors que l'on fêtera bientôt les vingt ans de la marque communautaire, l'Union européenne tarde à se doter d'un instrument de protection unitaire en matière de brevets. Il existe, certes, le système de brevet européen qui, depuis la Convention de Munich du 15 décembre 1973, offre une procédure de dépôt unique. Toutefois, ce système n'offre pas une protection unitaire puisque le dépôt unique auprès de l'Office européen des brevets génère un faisceau de brevets dans tous les Etats visés dans la demande parmi les vingt-sept Etats membres et les onze Etats tiers signataires de la Convention.

Dès 2000, la Commission avait proposé de pallier cette lacune d'instrument de protection unitaire en faisant la promotion d'un brevet communautaire. Cette initiative politique a été suivie de nombreuses déclarations, promesses d'intention, "approche politique commune" et autres communications dont aucune n'a pu finalement aboutir. Las, tous ces projets ont toujours achoppé sur une absence d'accord sur les questions juridictionnelles et linguistiques. Ces difficultés retardent depuis l'adoption du brevet unique et unitaire pourtant fort attendu.

La Stratégie Europe 2020 (18) et l'Acte pour le marché unique (19) ont cependant tous deux relancé le processus en faisant de la "mise en place d'un environnement plus propice pour l'innovation pour les entreprises en créant à la fois une protection par brevet unitaire dans les Etats membres et un système européen unifié de règlement des litiges en matière de brevet" (20) une priorité.

Alors que l'adoption de l'instrument unitaire semble sur une voie très favorable, dès lors que la volonté affichée se concrétise dans une proposition de Règlement du Parlement européen et du Conseil, la reconnaissance d'un système juridictionnelle unique fait l'objet de plus de résistance notamment par la Cour de justice de l'Union européenne.

1. Le 8 mars 2011, la Cour de justice était en effet saisie par le Conseil de l'Union européenne d'une demande d'avis portant sur la comptabilité avec les dispositions des Traités relatifs à l'Union européenne d'un projet d'accord portant création d'une juridiction du brevet européen et du brevet communautaire qui doit être conclu par les Etats membres. Le système proposé a cependant été jugé incompatible avec les Traités relatifs à l'Union européenne. Cette incompatibilité tient, d'une part, au fait que la juridiction proposée porterait atteinte au monopole de la Cour de justice pour se déclarer sur la validité d'un acte de l'Union européenne (21). En effet, traditionnellement les juridictions nationales sont tenues obligatoirement de saisir la Cour de justice d'une question préjudicielle lorsque leurs décisions sont insusceptibles de recours ou qu'elles ont un doute sur la validité de l'acte. En revanche, le projet d'accord ne prévoit qu'une faculté pour la nouvelle juridiction du brevet de renvoyer une question préjudicielle, dans ces hypothèses, auprès de la Cour de justice. L'accord priverait ainsi la Cour de justice de sa compétence en matière d'interprétation et d'application du droit de l'Union européenne sur les questions de brevet.

L'incompatibilité du projet d'accord avec les Traités relatifs à l'Union européenne tient, d'autre part, au fait que la juridiction du brevet proposée porterait atteinte à la compétence des juridictions nationales. Ces dernières constituent en effet les juridictions de l'Union européenne de droit commun. Or la création d'une juridiction du brevet priverait nécessairement les juridictions nationales d'une partie de leurs compétences en matière de droit de l'Union européenne pour toutes les questions relatives au brevet unitaire.

S'il est certain que cet avis ne remet pas en cause la possibilité d'admettre une juridiction spécialisée et unique de règlement des litiges en matières de brevet, force est d'admettre que le système doit être repensé à l'aune de cet avis afin de ne pas nuire à l'efficacité du brevet unitaire qui pourrait être prochainement adopté.

2. Le Parlement européen et le Conseil ont proposé le 13 avril 2011, dans une démarche commune, un Règlement mettant en oeuvre la coopération renforcée dans le domaine de la création d'une protection par brevet unitaire. En effet, face à l'impossibilité d'obtenir une unanimité sur les questions linguistiques, le 10 mars 2011, il a été adopté la proposition de décision autorisant la coopération renforcée émise à l'initiative de douze Etats membres dont la France (22). La proposition de Règlement fait donc suite à cette décision. Il est proposé d'instituer une protection par brevet unitaire en se fondant sur le système du brevet européen. Ainsi, les titulaires de brevets européens pourront faire une demande de protection uniforme sur l'ensemble du territoire des Etats membres participants. L'effet unitaire des brevets européens sera ainsi conféré de manière facultative sur demande du titulaire du brevet européen. La principale conséquence attachée à cette proposition est d'assurer au brevet européen à effet unitaire une protection uniforme en vertu de laquelle le brevet ne saurait être limité, faire l'objet d'un contrat de licence, être transféré, révoqué ou s'éteindre que pour tous les Etats membres à la fois. Dans le système ainsi proposé, l'Office européen des brevets se verrait confier la tâche de gérer les demandes d'effet unitaire, l'enregistrement de cet effet et de toutes les décisions ayant une incidence sur les droits réels détenus sur le brevet. Pour l'essentiel le régime du brevet européen à effet unitaire entretient une très grande proximité avec le régime du brevet Français.

L'adoption d'un titre unitaire conférant une protection uniforme semble donc très proche, il ne reste qu'à souhaiter à la proposition de Règlement un plus bel avenir que celui réservé à ses antécédents. Souhaitons donc que l'impression donnée par l'avis de la Cour de justice de l'Union européenne ne soit pas prémonitoire !

Nathalie Martial-Braz, Professeur de Droit privé, Université de Franche-Comté


(1) V. notamment la liste limitative de l'article 5 de la Directive 2001/29/CE (N° Lexbase : L8089AU7).
(2) A. Lucas, Les exceptions au droit exclusif, JCl.. PLA, fasc. n° 04/2010, avril 2010, n° 13.
(3) Ch. Caron, Droit d'auteur et droits voisins, Litec, 2ème éd., 2009, n° 393.
(4) Sur la distinction entre les limites externes et internes au monopole, v. Ch. Caron, op. cit., n° 349.
(5) Egalement en ce sens, l'affaire de "la place des Terreaux", Cass. civ. 1, 15 mars 2005, n° 03-14.820, FS-P+B (N° Lexbase : A3000DHL), P.I., 2005/15, p. 165, obs. P. Sirinelli ; CCE, 2005, comm. 78, note Ch. Caron ; D., 2005, p. 1026, obs. J. Daleau et p. 1645, note P. Allaeys ; Légipresse, 2005/221, III, p. 73, note J.-M. Bruguière ; RIDA, 2005/111, p. 14, note A. Kéréver ; RTDCom., 2005, p. 306, obs. F. Pollaud-Dulian.
(6) V. M. Vivant, Droit d'auteur et théorie de l'accessoire : et si l'accessoire révélait l'essentiel ?, JCP éd. G., 2011, 814, spéc. n° 2.
(7) V. l'analyse d'A. Bensamoun, L'exception fondée sur l'accessoire : accessoirement non transposée..., RLDI, 2011/72, p. 6, spéc. n° 9.
(8) Sur ce point, v. nos obs., Méthode de transposition des directives. Etude à partir du droit d'auteur et des droits voisins, Dalloz, 2007, n° 487 et s..
(9) Cass. civ. 1, 22 janvier 2009, n° 07-21.063, F-P+B (N° Lexbase : A6423EDA), CCE, 2009, comm. n° 33, note Ch. Caron ; P.I., 2009, p. 167, obs. A. Lucas ; Légipresse, 2009/261, III, p. 103, note V. Varet ; N. Martial-Braz in La Chronique de droit de la propriété intellectuelle deNathalie Martial-Braz, Maître de conférences, Université Rennes 1 - CDA-PR - Mars 2009, Lexbase Hebdo n° 343 du 26 mars 2009 - édition privée (N° Lexbase : N9840BIB).
(10) Il est intéressant de souligner qu'au contraire, les premiers juges avaient estimé que la non-transposition de l'exception d'inclusion fortuite à l'occasion de la loi "DADVSI" l'avait rendu "caduque", pour reprendre l'expression de Ch. Caron, comm. préc.. V. TGI Paris, 20 décembre 2006, RIDA, 2008/215, p. 370 et p. 283, note P. Sirinelli ; CCE, 2007, chron. n° 6, § 7.
(11) V., par ex., à propos de la Directive 92/100 du 19 novembre 1992, relative au droit de prêt et de location en se fondant sur la théorie du droit de destination (N° Lexbase : L7495AU7), notre étude op. cit., n° 466. Egalement en ce sens, P.-Y. Gautier, art. préc., spéc. n° 8 évoquant "une équivalence préexistante".
(12) Pour plus de précisions, v. notre étude op. cit., n° 469 et s..
(13) V. tout particulièrement sur ce point l'analyse critique d'A. Lucas, commentaire préc., soulignant que la jurisprudence va au-delà de ce que permet la Directive.
(14) En ce sens, v. l'ensemble des commentaires de la décision précitée.
(15) V. sur l'affirmation de cette règle du "Tout ou rien" par la Cour de justice, CJUE 21 octobre 2010, C-467/08 (N° Lexbase : A2205GCN) et notre commentaire in in La Chronique de droit de la propriété intellectuelle de Célia Zolynski, Professeur agrégée, Université Rennes 1 et Nathalie Martial-Braz, Maître de conférences HDR, Université Rennes 1, CEDAG - Mai 2011, Lexbase Hebdo n° 249 du 5 mai 2011 - édition affaires (N° Lexbase : N1393BSE),
(16) V., notamment, CJCE, 10 mai 2001, aff. C-203/99 (N° Lexbase : A4309ATR), pt. 15 ou encore, à propos de la Directive 2001/29/CE, CJCE 16, juillet 2009, aff. C-5/08 (N° Lexbase : A9796EIN).
(17) V. toutefois, sur le caractère opportun d'une telle exception, permettant de garantir la liberté de création, M. Vivant, note préc., spéc. n° 3.
(18) COM (2010) 2020.
(19) COM (2010) 608 final/2.
(20) COM (2011) 215 final, 1.1.
(21) CJCE, 22 octobre 1987, aff. C-314/85 (N° Lexbase : A8309AUB), Rec. CJCE, 1987, p. 4199.
(22) Décision 2011/167/UE du Conseil du 10 mars 2011 autorisant une coopération renforcée dans le domaine de la création d'une protection par brevet unitaire (JOUE L 76 du 22 mars 2011, p. 53).

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Public général

[Doctrine administrative] La difficile conciliation des intérêts des usagers et de l'Etat dans la consultation anticipée des archives publiques

Réf. : CE 9° et 10° s-s-r., 29 juin 2011, n° 335072, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5680HUW)

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par Christophe De Bernardinis, Maître de conférences à l'Université de Metz

Le 21 Juillet 2011

L'article 15 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 (N° Lexbase : L1362A9C) énonce que "la société a le droit de demander compte à tout agent public de son administration". Il existe, en ce sens, un régime général de communication des documents administratifs qui résulte du chapitre Ier du titre Ier de la loi du 17 juillet 1978 (1), mais aussi de nombreux régimes spéciaux régissant l'accès à certains documents détenus par les autorités administratives. Nombre d'entre eux, qui préexistaient à la loi de 1978 ou sont de création plus récente, sont organisés selon des modalités proches du régime général et font intervenir la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) ; d'autres, en revanche, obéissent à des règles de forme et de fond très différentes et s'appliquent de manière autonome. C'est le cas du régime des archives publiques. Tout document administratif est en principe, aussi, une archive publique. Cette dernière est, en effet, définie par les dispositions combinées des articles L. 211-1 (N° Lexbase : L0242IBL) et L. 211-4 (N° Lexbase : L1436IEW) du Code du patrimoine comme un document, quelle que soit sa date, son lieu de conservation, sa forme ou son support, produit ou reçu par une autorité administrative dans le cadre de sa mission de service public. Les archives publiques forment, d'ailleurs, un ensemble plus vaste que les documents administratifs dans la mesure où elles englobent les documents qui sont exclus du champ d'application de la loi du 17 juillet 1978 par le dernier alinéa de son article 1er ou par la jurisprudence, notamment les documents juridictionnels et judiciaires, qui sont mentionnés à l'article L. 213-2 du même code (N° Lexbase : L1437IEX). Comme peut le relever Alexandre Lallet, "il y a là une certaine incongruité : comme on l'a vu, la jurisprudence dénie à ces documents un caractère administratif au motif qu'ils sont détenus par une autorité relevant du pouvoir judiciaire dans le cadre de sa mission juridictionnelle ; logiquement, il devrait en aller de même des archives" (2). C'est dans ce cadre que se situent les faits de l'espèce puisque sont justement en cause des documents juridictionnels ou judiciaires. La requérante a sollicité du service des archives départementales de la Haute-Garonne l'autorisation de consulter à titre dérogatoire le dossier complet d'accusation de son père qui avait abouti à un arrêt rendu par la chambre civique de Toulouse le 6 juillet 1946. Elle soutient que, bien que son père, déclaré coupable le 6 juillet 1946 du crime d'indignité nationale par la chambre civique de la cour de justice de Toulouse, ait été innocenté par une décision du 23 juillet 1946 prise par la chambre des mises en accusation de la cour d'appel de Toulouse, elle continue de faire l'objet, dans le village où vivaient ses parents et où elle possède une maison, de propos diffamatoires en liaison avec cette condamnation annulée, ce qui l'a conduite à demander à pouvoir accéder, par dérogation au délai de cent ans prévu en la matière, au dossier d'accusation au vu duquel a été prononcée cette condamnation.

L'article L. 213-1 du Code du patrimoine (N° Lexbase : L0296IBL) pose un principe de communicabilité de plein droit des archives publiques, sous réserve des dispositions de l'article L. 213-2, qui fixent des délais à l'expiration desquels les archives deviennent librement communicables. L'article L. 213-3 du Code du patrimoine ouvre la possibilité d'anticiper la communication des documents énumérés à l'article L. 213-2, "dans la mesure où l'intérêt qui s'attache à la consultation de ces documents ne conduit pas à porter une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger". Dans le cadre de ce régime d'accès aux archives "par dérogation", l'autorisation est accordée ou refusée, dans un délai de deux mois à compter de l'enregistrement de la demande, par l'administration des archives, après accord de l'autorité dont émanent les documents (3).

Par décision du 5 octobre 2006, la directrice des archives de France a refusé d'autoriser cette consultation à titre dérogatoire. Pour motiver sa décision, elle a expressément repris les motifs de l'avis négatif du procureur général près la cour d'appel de Toulouse, fondé sur les risques d'atteinte aux secrets protégés par la loi et, en particulier, au secret de la vie privée. Dans la procédure de dérogation, un système de double autorisation a été mis en place dans le but d'éviter l'arbitraire des décisions : la sous-direction de l'accès aux archives et de la coordination du réseau devant faire contrepoids face à l'autorité versante ou en charge de la conservation des archives. En l'espèce, la requérante a dû faire face à un premier refus du Procureur général près la cour d'appel de Toulouse, qui était l'autorité qui avait effectué le versement du dossier, puis à un second refus de la directrice des archives de France pris, notamment, en raison du sens négatif du premier refus. Après avoir saisi la Commission d'accès aux documents administratifs, qui a rendu un avis favorable à la communication de ces documents, la requérante a renouvelé sa demande. Néanmoins, le Procureur général près la cour d'appel de Toulouse a maintenu son opposition à la consultation demandée et la directrice des archives de France a renouvelé son refus.

Si le refus de l'accord de l'autorité qui a effectué le versement ou qui assure la conservation des archives, qui s'impose à l'autorité compétente pour statuer sur la demande d'autorisation de consultation, ne constitue pas une décision susceptible de recours, des moyens relatifs à sa régularité et son bien-fondé peuvent, quel que soit le sens de la décision prise par l'autorité compétente pour statuer sur la demande d'autorisation, être invoqués devant le juge. Les premiers juges ont confirmé la décision de refus de la directrice des archives en tenant compte de l'ensemble des intérêts en présence, c'est-à-dire des risques d'atteinte aux secrets protégés par la loi, d'une part, et des intérêts légitimes du demandeur, d'autre part. Les juges d'appel ont notamment estimé, malgré la légitimité de la demande, que la communication de ces documents présentait des risques excessifs d'atteinte aux secrets protégés par la loi, en particulier au secret de la vie privée (4). Pour le Conseil d'Etat, la consultation anticipée d'archives publiques ne peut être autorisée que si la satisfaction de l'intérêt légitime de celui qui en fait la demande ne conduit pas à porter une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger. C'est à bon droit que les juges d'appel ont estimé, malgré la légitimité de la demande, que la communication de ces documents présentait des risques excessifs d'atteinte aux secrets protégés par la loi, en particulier au secret de la vie privée (5).

L'accès aux archives est un droit pour tous les citoyens mais certaines de ces archives ne sont pas librement communicables pour divers motifs. Depuis le XIXème siècle, la mise en place du système des dérogations, par lequel les usagers peuvent exceptionnellement demander la consultation de certaines archives, rééquilibre, ainsi, les intérêts en présence en les conciliant. Mais, si, de prime abord, le système des dérogations garantit l'intérêt de l'usager en matière d'archives (I), il n'est peut-être pas assez rigoureux pour respecter effectivement cet intérêt (II).

I - Un système de dérogation qui doit garantir l'intérêt de l'usager en matière d'archives

L'accès aux archives est un droit pour tous les citoyens. Néanmoins, pour divers motifs, certaines de ces archives ne sont pas librement communicables. Un système de dérogations a été mis en place depuis longtemps pour pallier à cette absence de communication dans ces cas précis et permettre, ainsi, aux usagers de consulter les archives exceptionnellement. L'objectif actuel affiché par le législateur français repose sur une plus grande ouverture des archives publiques (A), mais si cet objectif est clairement mis en avant et permet une ouverture plus large des possibilités de dérogations, il n'en reste pas moins que le législateur n'a pas mis en place des critères stricts permettant un examen équitable des demandes (B).

A - Un objectif contemporain d'ouverture des archives publiques

Le régime des archives fut fixé par deux grands textes de l'époque révolutionnaire, le décret du 7 septembre 1790 et la loi du 7 messidor an II (25 juin 1794) concernant l'organisation des archives établies auprès de la représentation nationale. D'une part, cette loi établit la centralisation des archives de la Nation puisque les archives constituent un dépôt central pour toute la République. D'autre part, elle affirme le principe de leur publicité en opposition avec la pratique antérieure du secret d'Etat en proclamant le libre accès aux pièces contenues dans les dépôts, sans frais, conditions ni restrictions (6). Cette reconnaissance du droit d'accès des citoyens aux documents administratifs s'inscrivait alors dans le cadre d'une politique de transparence, condition nécessaire à la démocratie.

Aux deux textes révolutionnaires, est venue s'ajouter une réglementation dispersée et partielle venant restreindre la communication des pièces d'archives et l'assujettir à des conditions. C'est la loi du 3 janvier 1979 (7), dorénavant reprise aux articles L. 221-1 (N° Lexbase : L6883DYL) et suivants du Code du patrimoine, qui est venue remettre de l'ordre dans cet ensemble disparate de dispositions. Hormis le regroupement des dispositions relatives aux archives, elle modernise et complète leur régime tout en répondant à certaines lacunes. A ce titre, elle définit la notion même d'archives et distingue les archives publiques et privées. La loi de 1979 manifeste, ainsi, un souci d'assurer une plus grande transparence (8) tout en s'inscrivant dans un mouvement plus général (9).

Pour autant, la loi de 1979 n'a pas aplani les difficultés rencontrées pour l'accès aux archives. Par la suite et en raison, notamment, d'un conflit entre une culture du secret ancrée au sein de l'administration française et les revendications de transparence des chercheurs comme de l'opinion publique à propos d'évènements politiques (10), décrets et circulaires se sont encore multipliés. C'est la loi du 15 juillet 2008 (11), qui, dans un contexte européen marqué par la volonté d'assurer la transparence du fonctionnement des instances communautaires, élargit la notion d'archives publiques, renforce leur conservation et favorise leur consultation. Si la loi de 1979 avait été perçue comme une loi d'ouverture en réduisant les délais de communication des archives, l'intérêt pour une histoire de plus en plus récente et l'ouverture de certaines archives à l'étranger, explique pourquoi la loi de 2008 va encore plus loin dans cette logique en envisageant une nouvelle réduction de ces délais et en facilitant l'accès aux archives par l'ouverture plus large des possibilités de dérogations.

B - Un manque de critères stricts garantissant l'examen de la demande

L'objectif d'ouverture affiché par la loi de 2008 se traduit par l'inversion du principe posé en 1979 : au délai de droit commun jusqu'alors fixé à trente ans est substituée la communicabilité immédiate des archives publiques dès lors qu'elles ne mettent pas en cause des secrets protégés par la loi. Il y a là un retour à la règle fixé par la loi du 7 messidor an II. Ce principe, qui a le mérite d'être simple et clair, consacre symboliquement ce dont se veut porteur le nouveau texte, à savoir la consécration d'une ouverture des archives, et avec elle, l'approfondissement d'une relation transparente entre le pouvoir et les citoyens.

C'est dans cette logique d'ouverture que devait s'inscrire l'arrêt commenté et la décision prise par le Conseil d'Etat. Cela n'a pas été le cas mais lorsqu'on y regarde de plus près, le principe d'ouverture voulu par le législateur apparaît, néanmoins, limité. Tout d'abord, le principe de la communicabilité immédiate connaît de nombreuses exceptions. Comme peut le souligner Pascale Gonod, "celles-ci sont posées en des termes tels qu'ils peuvent faire craindre la réintroduction de certaines archives immédiatement communicables dans la catégorie des exceptions, et par suite, rendre quelque peu illusoire l'inversion majeure des perspectives à laquelle il est procédé" (12). En outre, si les mécanismes de dérogations permettent de lever nombre des obstacles mis à l'exploitation de certains fonds, il n'en est rien par principe si l'on observe de plus près la manière dont sont levées les restrictions concernant ces dérogations.

La co-décision dont relève la levée des restrictions (autorité dont émanent les documents concernés et administration des archives) repose donc sur des appréciations que l'on peut qualifier de discrétionnaires. La condition posée par la loi pour apprécier la pertinence de la délivrance d'une dérogation individuelle, à savoir "dans la mesure où l'intérêt qui s'attache à la consultation de ces documents ne conduit pas à porter une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger" est rédigée en des termes qui ne peuvent éviter les solutions pour le moins disparates (13). Par ailleurs, si le système de double autorisation est censé éviter l'arbitraire des décisions, l'on peut douter du fait que la sous-direction des archives soit un véritable contrepoids à l'autorité versante. D'autant plus que, et l'apport de l'arrêt d'espèce est, à cet égard, significatif, le Conseil d'Etat rappelle que, considérés comme des actes administratifs non décisoires, les avis formulés lors de l'adoption d'une décision ne peuvent faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir, même s'ils sont imposés par des textes. Il en va ainsi de l'avis formulé, en l'espèce, par le procureur de la République à l'occasion de la demande présentée au service des archives départementales visant à accéder à des documents d'archives publiques, plus précisément, des documents relatifs aux affaires portées devant les juridictions.

L'avis obligatoire conforme formulé par le procureur de la République ne constitue pas une décision susceptible de faire l'objet d'un recours pour excès de pouvoir même si, en revanche, il est possible d'invoquer, à l'appui d'un recours contre la décision finale, des moyens relatifs à la régularité et au bien-fondé de l'avis. Ceci conduit alors la Haute juridiction à vérifier que le refus d'autoriser par exception l'accès à des archives publiques a bien été motivé au regard de l'intérêt légitime du demandeur, ainsi que des intérêts que la loi a entendu protéger. Il peut y avoir là matière à discussion dans la mesure où, le Conseil d'Etat en l'espèce, a reconnu comme suffisamment motivée la décision de la directrice des archives de France qui s'est contentée de reprendre les motifs de l'avis négatif du procureur général près la cour d'appel de Toulouse.

II - Un système de dérogation insuffisamment rigoureux pour assurer le respect effectif de l'usager

Le système de dérogation mis en place par le législateur français dans la communication des archives peut s'analyser comme rééquilibrant les intérêts en présence en les conciliant, mais cet équilibre apparaît en définitif quelque peu précaire. Il y a encore une forme d'opacité qui est maintenu autour des archives publiques (A), et la culture du secret a bien du mal à être remise en cause malgré la mise en place du principe de transparence administrative (B).

A - Le maintien d'une forme d'opacité autour des archives

En définitive, le rapport établi par la loi entre, d'un côté, les exigences de la recherche contemporaine et, de l'autre, l'impératif de protection tant de la vie privée que de l'action publique n'atteint pas l'objectif affiché d'équilibre. Les soupçons d'arbitraire qui ne manquent pas de ressortir des critères d'octroi des dérogations favorisent une promotion du culte du secret alors qu'il conviendrait plutôt de lutter contre ce dernier. Les dérogations maintiennent une forme d'opacité autour des archives et instaurent une sorte d'inégalité entre les usagers.

C'est à l'administration qu'il appartient, en dernier lieu, de juger, au cas par cas, si la consultation de certains documents est compatible avec la protection des intérêts de l'Etat ou le respect de la vie privée. La loi de 2008 limite l'accès aux informations qui mettent en cause la vie privée, réaffirmant, ainsi, un principe antérieur. Elle omet, il est vrai, d'en fournir une définition, mais la jurisprudence en a tracé, de fil en aiguille, un contour assez précis : sont considérés comme touchant à la vie privée, pour résumer, ce qui concerne les opinions politiques et religieuses, la vie sentimentale et familiale, la santé, le patrimoine, le secret du domicile et le droit à l'image. L'archiviste, ou le fonctionnaire chargé de communiquer des documents ne dispose pas d'une grande marge d'interprétation. La présence d'une information mettant en cause l'un de ces éléments reporte d'office la communicabilité d'un document de cinquante ans, ou plus lorsqu'il s'agit de la santé. Alors certes, dans le cadre de ce régime d'accès aux archives "par dérogation", l'autorisation est accordée ou refusée, dans un délai de deux mois à compter de l'enregistrement de la demande, par l'administration des archives après accord de l'autorité dont émanent les documents. Mais cette circonstance, si elle peut être propre à faciliter l'organisation du travail des chercheurs, ne pèse en aucune manière sur le fond des conditions d'octroi.

Comme peut encore le relever Pascale Gonod, il y a immanquablement des "risques d'un abus d'exercice d'un pouvoir au haut degré de discrétionnalité face auquel le juge dispose de peu d'instruments pour exercer un contrôle efficace" (14). En effet, et comme en témoigne l'arrêt d'espèce, si les juges ont pu reconnaître la légitimité de la demande, leur contrôle se limite, dans la logique du contentieux administratif, à un contrôle restreint de la décision discrétionnaire soumise, contrôle restreint se limitant à l'erreur manifeste d'appréciation et moins poussé qu'un contrôle de proportionnalité des intérêts en présence. Le contrôle du juge de cassation, de même, se limite au contrôle de la dénaturation des faits, le Conseil d'Etat soulignant, en l'espèce, l'appréciation souveraine des juges d'appel insusceptible d'être discutée devant le juge de cassation.

Il apparaît, dans la pratique, que les scientifiques semblent voir leurs demandes accueillies plus aisément que celles des professionnels ou des simples citoyens, en dehors de tout motif juridique. Les ressortissants usagers ne peuvent accéder à de nombreux documents en raison de la sécurité d'Etat, nonobstant le droit européen qui préconise un égal accès pour tous (15). Cela est justifié par des intérêts supérieurs protégés par le secret mais c'est aussi un moyen pour les administrations centrales de conserver un regard sur la vérité officielle. Sur ce point, le conseil de l'Europe envisage un principe inversé en incitant les Etats à rendre public un maximum d'informations. Cela pourrait "[...] favoriser une participation citoyenne éclairée' aux débats d'intérêt général" (16). L'intention européenne est louable mais peu réalisable dans l'immédiat car le principe de transparence administrative peine à s'imposer, même si la culture du secret est remise en cause (17).

B - Un principe de transparence administrative qui peine à s'imposer

Au moment où les démocraties occidentales tentent de se prémunir du terrorisme en renforçant les dispositions sécuritaires et les pouvoirs de la police, et en diminuant l'espace de liberté des citoyens, il est particulièrement important d'insister sur la nécessaire transparence de l'action des pouvoirs publics. Cette transparence, qui permet à des citoyens actifs, à des associations, des syndicats, des partis politiques de bénéficier des mêmes informations que celles utilisées par les pouvoirs publics pour fonder leurs multiples décisions, est un contre-pouvoir nécessaire pour assurer le bon fonctionnement d'une démocratie.

La transparence, c'est la possibilité pour chaque citoyen d'avoir accès aux documents administratifs, pour devenir, dans les sujets qui le concernent, un citoyen "informé" et de participer à des actions et débats constructifs. Le libre accès à l'information réside aussi dans la possibilité donnée à une personne d'accéder aux informations nominatives qui la concernent détenues par les administrations dans des dossiers manuels ou informatisés. Cet accès doit, notamment, permettre à la personne de faire corriger les informations erronées. Bien entendu, il s'agit d'un domaine où la libre diffusion de l'information constitue un danger pour le citoyen, et où l'accès doit être réservé aux seuls intéressés et aux utilisateurs déclarés du dossier, mais la réponse aux attentes des citoyens est une des nécessités administratives à laquelle doit répondre l'Etat. Les réformes successives destinées à rapprocher l'administration des administrés ont renforcé cette tendance visant à instituer une véritable démocratie administrative en France.

Indicateur du degré de démocratie atteint par une société, la législation française sur les archives conforte la réputation déjà bien établie du goût du secret de l'administration française. La loi de 2008 peut constituer, en certains points, une régression par rapport à la loi précédente de 1979. Elle est anachronique, contraire aux recommandations du Conseil de l'Europe qui prônent "l'égal traitement de l'ensemble des utilisateurs" (18). Elle aggrave les conditions d'écriture de l'histoire contemporaine, accentuant, de surcroît, le décalage avec les règles en vigueur dans les autres pays dans un contexte européen qui marque la volonté d'assurer la transparence du fonctionnement des instances communautaires. Il ne faudrait pas, au final, que d'un droit instauré par la Révolution, l'accès aux archives redevienne, en définitive, un privilège, comme sous l'Ancien Régime.


(1) Loi n° 78-753 du 17 juillet 1978, portant diverses mesures d'amélioration des relations entre l'administration et le public et diverses dispositions d'ordre administratif, social et fiscal (N° Lexbase : L6533AG3), JO, 18 juillet 1978, p. 2851.
(2) Documents administratifs (Accès et réutilisation), RDCA n° 223, mars 2011.
(3) Seule la consultation des documents est alors autorisée, non leur envoi postal.
(4) CAA Bordeaux, 5ème ch., 19 octobre 2009, n° 08BX00083, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A1931EQL).
(5) Le pourvoi est donc rejeté, le Conseil d'Etat se référant implicitement à l'argumentation des juges d'appel à savoir, qu'il faut tenir compte : "d'une part, de la nature des informations contenues dans un tel dossier et de l'exploitation qui est susceptible d'en être faite dans le cadre de conflits opposant plusieurs personnes dans un même village, d'autre part, de ce que l'arrêt de la chambre civique de la cour de justice de Toulouse du 6 juillet 1946 qui a condamné [M. X], père de la requérante, pour indignité nationale, a été cassé et annulé sans renvoi par un arrêt de la chambre des mises en accusation de la cour d'appel de Toulouse du 23 juillet 1946 qui contient une motivation détaillée quant aux raisons pour lesquelles [M. X] n'avait commis aucun fait tombant sous le coup de la loi pénale, la décision par laquelle a été opposé à la requérante un refus de communication de ce dossier d'accusation n'est pas entachée d'erreur manifeste d'appréciation".
(6) La loi disposant, notamment, que "tout citoyen pourra demander dans tous les dépôts aux jours et heures qui seront fixés, communication des pièces qu'ils renferment : elle leur sera donnée sans frais et sans déplacement, et avec les précautions convenables de surveillance".
(7) Loi n° 79-18 du 3 janvier 1979, sur les archives (N° Lexbase : L6501AGU), JO, 5 janvier 1979, p. 43.
(8) En réduisant, notamment, le délai de droit commun de communication des archives de cinquante à trente ans, ou encore en instaurant un nouveau régime de protection des archives privées.
(9) Loi n° 79-587 du 11 juillet 1979, relative à la motivation des actes administratifs et à l'amélioration des relations entre l'administration et le public (N° Lexbase : L8803AG7), JO, 12 juillet 1979, p. 1711 ; loi n° 78-753 du 17 juillet 1978, précitée, ou encore la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés (N° Lexbase : L8794AGS), JO, 7 janvier 1978, p. 227.
(10) Dont le régime de l'Etat français de Vichy ou la guerre d'Algérie sont les plus topiques.
(11) Loi n° 2008-696 du 15 juillet 2008, relative aux archives (N° Lexbase : L9302H8Z), JO, 16 juillet 2008, p. 11322.
(12) P. Gonod, La réforme des archives : une occasion manquée, AJDA, 2008, p. 1597 et s..
(13) En ce sens, P. Gonod, article précité, p. 1597 et s..
(14) P. Gonod, article précité, p. 1597 et s..
(15) Conseil de l'Europe, Comité des ministres, Recommandation R (2000) 13 sur la politique européenne en matière de communication des archives, 13 juillet 2000, § 5.
(16) Conseil de l'Europe, Comité des ministres, Recommandation Rec (2002) 2 sur l'accès aux documents administratifs, 21 février 2002, XI, informations rendues publiques à l'initiative des autorités publiques, § 58.
(17) Voir, en ce sens, A. Dezallai, Les archives du pouvoir exécutif français : illustrations d'exceptions à de grands principes du droit public, RDP, 2011, n° 1, p. 155 et s..
(18) Conseil de l'Europe, Comité des ministres, Recommandation R (2000) 13, précitée.

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Recouvrement de l'impôt

[Jurisprudence] La renonciation tacite à la prescription de l'action en recouvrement de la créance fiscale et le rejet d'une demande de restitution des sommes déjà versées

Réf. : CE 3° et 8° s-s-r., 11 juillet 2011, n° 314746, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A0238HWQ)

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 21 Juillet 2011

C'est une décision bien singulière qu'a rendue le Conseil d'Etat, ce 11 juillet 2011 ; non pas tant que le Haut conseil ait rejeté la demande de remboursement des sommes versées par un contribuable spontanément, estimant, à la suite des juges du fonds, qu'il avait tacitement renoncé à la prescription de l'action en recouvrement du Trésor, que cet arrêt balaie, s'il était encore utile, la théorie de l'autonomie du droit fiscal chère au doyen Trotabas, les Sages du Palais-Royal fondant leur décision sur une disposition de droit privé, l'article 2221 du Code civil (N° Lexbase : L7187IAG). Alors, certes les "glossateurs" auront tôt fait de cantonner cette insertion du droit civil au recouvrement fiscal, matière elle-même subsidiaire au droit commun des voies d'exécution, et d'arborer, fièrement, le blason de l'autonomie et de son avatar le réalisme fiscal, à l'évocation sempiternelle de la question de la personnalité de l'entreprise individuelle, de celle de la personnalité morale des sociétés ou, encore, de celle de la notion de bénéfices... Toujours est-il que cet arrêt constitue un exemple de "droit fiscal combinatoire", à travers lequel les dispositions de l'article L. 274 du LPF (N° Lexbase : L1497IP7), relatives à la prescription de l'action en recouvrement du Trésor, doivent s'analyser, aussi, à la lumière des dispositions de l'article 2221 du Code civil, relatives à la renonciation à toute prescription, qu'elle soit civile ou fiscale. Ce faisant, cette décision conforte la doctrine administrative elle-même (DB 13 L 1211), pour laquelle le paiement spontané d'impôts prescrits constitue une renonciation tacite. Précisons, pour sa propre turpitude, que la renonciation ne produit d'effet qu'à l'égard du contribuable qui a renoncé, elle ne peut donc être invoquée à l'encontre de ses codébiteurs ou de ses cautions.
Le moins que l'on puisse dire est que le contentieux en la matière n'est pas légion ; pour être plus précis, il est rare que l'administration invoque l'article 2221 du Code civil aux fins de ne pas restituer au contribuable une créance sur le Trésor. Il en va ainsi naturellement puisque deux conditions doivent être réunies pour satisfaire à un tel fondement : d'une part, le contribuable doit avoir versé, sans contrainte, une certaine somme au titre de la créance fiscale du Trésor sans invoquer, à son bénéfice, la prescription de l'action en recouvrement de l'article L. 274 du LPF et, d'autre part, il doit avoir renoncé expressément ou tacitement à cette prescription. Et, précisément, tels sont les faits relatés par l'arrêt du 11 juillet 2011, mentionné aux tables du recueil Lebon.

Plus précisément, en l'espèce, un contribuable avait été assujetti à des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu portant sur les années 1986 à 1990. Par arrêt du 16 novembre 2001, la cour administrative d'appel de Paris avait confirmé le rejet par le tribunal administratif de Paris de sa demande tendant à la décharge de ces impositions ; et, à la suite de cet arrêt, le trésorier principal de Colombes lui avait notifié, le 25 juin 2001, un document intitulé "commandement de renouvellement" qui, sans avoir le caractère d'un acte de poursuite, avait pour objet de lui rappeler le montant des impositions dues ; puis, par lettre du 26 novembre 2001, lui avait demandé de procéder à la régularisation de sa situation dans les meilleurs délais et rappelé la somme globale dont il était redevable hors intérêts moratoires. Le 19 décembre 2001, le comptable avait accepté, pour une durée d'un an, la proposition du contribuable de procéder à un règlement par virement bancaire d'une somme mensuelle dans le cadre d'un plan d'apurement de cette dette ; et, différents échéanciers avaient ultérieurement été signés en 2002, 2003 et 2004 entre le comptable et le contribuable, qui avait ainsi versé dans ce cadre la somme globale de 71 340 euros. Le trésorier principal de Colombes avait délivré, le 23 août 2005, deux avis à tiers détenteur pour avoir paiement des sommes restant dues ; mais, par décision du 21 octobre 2005, le trésorier-payeur général des Hauts-de-Seine avait fait droit à l'opposition formée par le contribuable contre ces actes de poursuites au motif que l'action en recouvrement de ces impositions était prescrite, dès lors qu'aucun acte interruptif de prescription n'était intervenu entre la date de mise en recouvrement des impositions le 30 août 1990 et le 14 septembre 2000, compte tenu du délai de suspension de leur exigibilité inhérent à la réclamation contentieuse assortie du sursis légal de paiement. Toutefois, le trésorier-payeur général avait refusé de faire droit à la demande du contribuable tendant à la restitution de la somme que ce dernier avait d'ores et déjà versée ; et, le contribuable se pourvoyait en cassation contre l'arrêt du 22 janvier 2008 par lequel la cour administrative d'appel de Versailles (CAA Versailles, 3ème ch., 22 janvier 2008, n° 06VE02446, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A1876D7M) avait rejeté sa requête tendant à l'annulation du jugement du 5 octobre 2006 du tribunal administratif de Versailles et à la restitution de ces sommes.

La sentence des Hauts juges est sans appel -tant sur le plan juridictionnel que sur le plan juridique- : la cour administrative d'appel de Versailles a souverainement apprécié, sans que cette appréciation soit arguée de dénaturation, que le requérant ne pouvait être regardé comme ayant procédé à l'apurement de sa dette fiscale sous la contrainte et en jugeant qu'il avait, par suite, tacitement renoncé, au sens de l'article 2221 du Code civil, à la prescription de l'action en recouvrement du Trésor, la cour n'a pas commis d'erreur de droit.

C'est, à notre connaissance, la première fois que le Conseil d'Etat statue sur le sujet ; pour autant, la Chambre commerciale de la Cour de cassation (Cass. com., 1er juin 2010, n° 09-14.353, FS-P+B N° Lexbase : A2176EYA) avait déjà fondé la non restitution d'une créance sur le Trésor, malgré l'invocation tardive de la prescription de recouvrement, non sur l'article 2221 du Code civil, mais sur l'article 1235 du même code (N° Lexbase : L1348ABK), aux termes duquel : "Tout paiement suppose une dette : ce qui a été payé sans être dû, est sujet à répétition. La répétition n'est pas admise à l'égard des obligations naturelles qui ont été volontairement acquittées". Dans cette affaire, les juges suprêmes décidaient que les héritiers ayant versé à l'administration fiscale des acomptes à valoir sur les droits de succession à régler, alors qu'avait expiré le délai de prescription du droit de reprise de l'administration, ne pouvaient exercer l'action en répétition de l'indu. Pour les Hauts juges, la prescription ne pouvait ouvrir aux héritiers une action en répétition des acomptes par eux spontanément versés, peu important qu'à la date du paiement ils aient ignoré que le bénéfice de la prescription leur était acquis. La cour d'appel de Paris avait violé les dispositions précitées en retenant, pour ordonner la restitution des acomptes versés, qu'en versant deux acomptes en 2003 et 2004, les héritiers n'avaient pas manifesté une volonté non équivoque de renoncer à la prescription, exprimée en connaissance de cause, et que ce versement ne pouvait pas être, de ce fait, considéré comme une renonciation tacite à la prescription décennale du droit de reprise de l'administration (CA Paris, 1ère ch., sect. B, 6 février 2009, n° 07/13664 N° Lexbase : A3257EDY). Le fondement légal et le contexte des arrêts du 1er juin 2010 et 11 juillet 2011 ne sont assurément pas les mêmes. La Cour de cassation considère le paiement des droits de succession comme une "obligation naturelle" (sic) ; alors que le Haut conseil portera l'affaire sur le terrain de la renonciation à la prescription de l'action en recouvrement du Trésor, quelle que soit la créance en cause. Mais force est de constater que le résultat est le même. Tout repose donc sur l'appréciation, par les juges du fonds, de la renonciation expresse ou tacite à la prescription de recouvrement et du paiement sans contrainte de l'impôt dû par le contribuable.

On portera l'attention, dès lors, sur cet arrêt rendu par la cour administrative de Bordeaux, le 3 juillet 2008 (CAA Bordeaux, 4ème ch., 3 juillet 2008, n° 06BX01175, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A2279EAN), aux termes duquel une action en remboursement d'impôts ou taxes implique qu'il ait été préalablement établi que le contribuable n'en était pas redevable, sans que celui-ci puisse utilement se prévaloir de l'action en répétition de l'indu prévue par l'article 1235 du Code civil ; et, s'il est vrai que la prescription de l'action dont disposait le Trésor en vue du recouvrement des cotisations supplémentaires d'impôt auxquelles le contribuable a été assujetti était acquise en raison de l'absence de tout acte interruptif, cette prescription n'a pas éteint la dette fiscale de la société, dont elle est restée redevable. Au surplus, les juges bordelais estiment que le contribuable doit être regardé comme ayant tacitement renoncé, au sens de l'article 2221 du Code civil, à la prescription de l'action en recouvrement du Trésor, dès lors qu'il a effectué les versements dont il demande la restitution après y avoir été invité par la trésorerie et avoir proposé un échéancier, alors qu'il résulte des termes mêmes de son courrier qu'il avait connaissance de ce que l'action en vue du recouvrement des impositions en cause était prescrite. Dans ces conditions, son action en restitution ne pouvait, en tout état de cause, qu'être rejetée. Nous ignorons si cet arrêt a été frappé ou non d'un pourvoi, mais la solution, à la lumière de la décision du 11 juillet 2011, semble acquise : les juges du fond ayant caractérisé une renonciation tacite à la prescription de l'action en recouvrement de la créance fiscale.

A l'inverse, le juge fiscal, dans un arrêt rendu le 16 octobre 2009 (CAA Paris, 7ème ch., 16 octobre 2009, n° 07PA04765, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A6718EN7), n'a pas caractérisé de renonciation expresse ni tacite à la prescription de l'action en recouvrement, alors que le ministre soutenait que le contribuable, ayant effectué des règlements spontanés auprès du service, puis sollicité et obtenu, dans le cadre d'une transaction devenue caduque, la remise gracieuse des impositions dont le recouvrement était poursuivi, avait de ce fait tacitement renoncé à se prévaloir de la prescription, selon les dispositions de l'article 2221 du Code civil. Pour les juges parisiens, pour vraisemblables que soient ces allégations, l'absence de toute précision sur les conditions dans lesquelles ces règlements et transaction sont intervenus ne permet pas de les regarder comme des faits d'où il résulterait que le contribuable avait tacitement renoncé à invoquer la prescription. Contrairement à ce qu'il y paraît, les faits relatés dans cet arrêt et ceux de l'arrêt du 11 juillet 2011 ne sont sensiblement pas les mêmes, auquel cas l'arrêt rendu le 16 octobre 2009 encourrait certainement la censure. Dans cette dernière espèce, le contribuable avait contesté utilement les actes de poursuite de l'administration (des avis à tiers détenteur) par une réclamation, dont il n'est pas allégué qu'elle n'aurait pas été reçue par le trésorier-payeur général dans les délais requis ; en outre, le nouveau moyen soulevé devant le tribunal administratif, tiré de ce que l'action en recouvrement était prescrite, ne dépendant de l'appréciation d'aucune circonstance de fait qu'il lui eût appartenu d'exposer dans sa demande au trésorier-payeur général, le contribuable était recevable à l'invoquer postérieurement à l'expiration du délai de deux mois suivant le premier acte de poursuites lui permettant de se prévaloir de la prescription. Dans le même sens, le juge toulousain conclut que, si le contribuable a effectué un versement de 1 500 euros, qui figure comme acomptes sur le commandement payer contesté, ce dernier ne peut être regardé comme ayant tacitement renoncé à la prescription au sens de l'article 2221 du Code civil, dès lors qu'il ne résulte pas de l'instruction qu'il avait connaissance que la prescription lui était déjà acquise à cette date (TA Toulouse, 23 juin 2009, n° 0600330 N° Lexbase : A3069EXX).

Enfin, si l'on tort le cou définitivement à la théorie de l'autonomie du droit fiscal, comme Maurice Cozian s'en amusait dans Les Grands principes de la fiscalité des entreprises, écrivant, un brin provocateur comme à son habitude, que : "Le jour où les juristes auront la curiosité de mieux suivre la fiscalité et où les fiscalistes auront la même curiosité, à l'égard du droit, on s'apercevra que le droit fiscal est moins particulariste, moins autonome, moins réaliste qu'on le prétend", il est intéressant de suivre, quelque peu, la jurisprudence judiciaire, quant à l'appréciation de cette fameuse renonciation tacite à la prescription -étant entendu qu'une renonciation expresse n'emporterait pas débat-.

On apprendrait, d'abord, que la renonciation tacite à un droit ne peut se déduire que de faits positifs non équivoques qui impliquent obligatoirement la volonté de renoncer (Cass. civ. 3, 25 mai 1982 N° Lexbase : A5225C8Z et cass. civ. 1, 15 novembre 1983, n° 82-12.626, publié au Bulletin N° Lexbase : A9976AGL).

Plus précisément, la lettre par laquelle la compagnie d'assurance précise que la régularisation de sa situation par l'assuré permet à celui-ci de bénéficier désormais du maintien de la garantie pour l'ensemble de ses responsabilités professionnelles relatives aux missions afférentes aux chantiers qu'il a déclarés à la compagnie, constitue une renonciation claire et non équivoque à la déchéance encourue par l'assuré (Cass. civ. 3, 30 janvier 1991, n° 89-13.859, F-D N° Lexbase : A2603C7K).

On relèverait, ensuite, que la renonciation tacite résulte d'un fait qui suppose l'abandon du droit acquis et que le simple rappel de l'existence légale d'un recours judiciaire à l'adresse du destinataire de la décision de la commission départementale pour l'indemnisation des dégâts causés par les sangliers et les grands gibiers ne peuvent constituer une renonciation dépourvue d'équivoque à la prescription (Cass. civ. 2, 19 janvier 1994, n° 92-15.298, F-D N° Lexbase : A7755CW7).

En outre, le fait de participer à une mesure d'instruction ordonnée en référé n'implique pas, à lui seul, la volonté de renoncer à une forclusion, invoquée ensuite dès le début de la procédure devant les juges du fond (Cass. civ. 3, 17 janvier 1996, n° 93-19.407, F-D (N° Lexbase : A9431ABW et Cass. civ. 2, 9 décembre 2010, n° 10-12.233, F-D N° Lexbase : A9245GMD).

On retiendrait, enfin, que la renonciation tacite à la prescription résulte d'actes accomplis en connaissance de cause et manifestant la volonté non équivoque de renoncer (Cass. com., 4 juillet 2000, n° 97-11.571, F-D N° Lexbase : A5451CMT). En l'espèce, la cour d'appel a retenu, à bon droit, que le fait que l'avocat indique à son client que l'adversaire accepte le jugement, n'emporte pas renonciation par cet adversaire à opposer au client tous les moyens tirés de la prescription.

Par ailleurs, c'est dans l'exercice de son pouvoir souverain d'appréciation et sans avoir à mettre en évidence une proposition chiffrée émanant du transporteur, que la cour d'appel a retenu qu'une société de transports a reconnu sa responsabilité dans un courrier adressé en réponse à une réclamation, et rédigé en ces termes "ce litige a été remis à notre assurance et nous vous rembourserons le montant des dégâts dès que nous aurons été remboursés par notre assurance" et que cette reconnaissance, intervenue après l'expiration du délai de prescription, entraîne renonciation à se prévaloir de celle-ci (Cass. com., 7 juillet 2009, n° 08-13.499, F-D N° Lexbase : A7280EIH).

Toutes ces décisions ne sont pas, stricto sensu, applicables à la matière fiscale, bien que le juge fiscal doit apprécier la caractère tacite de la renonciation à l'égard d'éléments non équivoques, mais force est de constater qu'un certain nombre de leçons sont à tirer, si l'on ne veut défier tout civisme fiscal, avec "habilité". D'abord, on retiendra que le fait de correspondre avec son créancier ou son débiteur au sujet de la créance en cause n'emporte pas, de facto renonciation à une quelconque prescription et que la renonciation ne peut se déduire que d'un ensemble de faits et/ou d'écrits non équivoques. Ensuite, la contestation du paiement de l'impôt, préalable à l'invocation de la prescription de l'action en recouvrement de cet impôt, n'emporte pas, non plus, de renonciation tacite. Face au "particularisme du droit fiscal", un bon fiscaliste se devra d'avoir les réflexes privatistes ad hoc.

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Rel. collectives de travail

[Jurisprudence] Désignation et élection des représentants du personnel : le strict respect des règles légales présidant à l'attribution des mandats

Réf. : Cass. soc., 29 juin 2011, 2 arrêts, n° 10-18.647, F-P+B (N° Lexbase : A6485HUQ) et n° 10-60.394, F-P+B (N° Lexbase : A6484HUP)

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N6973BS3

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par Gilles Auzero, Professeur à l'Université Montesquieu - Bordeaux IV

Le 21 Juillet 2011

Les deux arrêts rendus le 29 juin 2011 par la Chambre sociale de la Cour de cassation sont révélateurs de pratiques pour le moins curieuses lors de l'attribution de mandats de représentants du personnel. Dans l'une des affaires en cause, un délégué du personnel élu en qualité de suppléant avait cru pouvoir, postérieurement à l'élection, se désister au profit de l'un de ses collègues candidats sur la même liste mais n'ayant pas la qualité d'élu. Dans l'autre, les candidats d'une même liste aux élections à la délégation unique du personnel ayant chacun obtenu 10 % des suffrages avaient manifesté leur souhait de ne pas être désignés en qualité de délégué syndical, tout en choisissant de confier ce mandat à un autre salarié ne remplissant pas ces conditions. De telles pratiques, qui tendent à démontrer que certains salariés pensent que les mandats de représentants du personnel sont à leur libre disposition, sont heureusement condamnées par la Cour de cassation, que ce soit, dans un cas, en application de la lettre même des textes de loi et, dans l'autre, au regard de leur esprit.
Résumé

Cass. soc., 29 juin 2011, n° 10-18.647

Dans la mesure où il n'existe aucune incompatibilité entre un mandat de membre élu au comité d'entreprise et un mandat de délégué du personnel, un salarié, quoique élu au comité d'entreprise, doit aussi être proclamé élu en qualité de délégué du personnel suppléant au vu des résultats électoraux qui ne sont pas contestés et ne peut pas se désister au profit d'un autre salarié auquel les résultats du scrutin n'ont pas conféré la qualité d'élu, peu important que ce désistement soit intervenu avant ou après la proclamation des résultats.

Cass. soc., 29 juin 2011, n° 10-60.394

Dès lors qu'un syndicat dispose de candidats ayant obtenu au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections professionnelles dans l'entreprise, le délégué syndical doit nécessairement être choisi parmi ceux-ci, peut important que ces élus aient manifesté leur souhait de ne pas assumer un tel mandat et choisi de confier ce mandat à un salarié ne remplissant pas les conditions précitées.

Observations

I - L'impossible désistement d'un salarié élu au profit d'un salarié n'ayant pas cette qualité

  • Démission et désistement

En application de l'article L. 2314-26 du Code du travail ([LXB=2647H9W]), si les salariés élus délégués du personnel conservent leur mandat en cas de changement de catégorie professionnelle, leurs fonctions prennent fin par le décès, la démission, la rupture du contrat de travail ou la perte des conditions requises pour l'éligibilité. Dans ces hypothèses de cessation anticipée du mandat (1), le Code du travail organise le remplacement du délégué titulaire.

Il résulte, en effet, de l'article L. 2314-30 dudit code (N° Lexbase : L2657H9B) que le délégué du personnel est remplacé par un suppléant élu sur une liste présentée par la même organisation syndicale que celle du titulaire. La priorité est donnée au suppléant élu de la même catégorie. S'il n'existe pas de suppléant élu sur une liste présentée par l'organisation syndicale qui a présenté le titulaire, le remplacement est assuré par un candidat non élu présenté par la même organisation. Dans ce cas, le candidat retenu est celui qui vient sur la liste immédiatement après le dernier élu titulaire ou, à défaut, le dernier élu suppléant. A défaut, le remplacement est assuré par le suppléant élu n'appartenant pas à l'organisation du titulaire à remplacer, mais appartenant à la même catégorie et ayant obtenu le plus grand nombre de voix (2).

Ainsi que l'on s'en rend compte, le législateur a organisé avec soin le remplacement du délégué du personnel titulaire qui démissionne de son mandat (3). En revanche, la loi n'a pas envisagé la situation dans laquelle un salarié, élu en qualité de délégué du personnel, se désiste au profit du candidat qui le suit dans la liste présentée aux élections. Telle était la situation en cause dans l'arrêt rendu sous le pourvoi n° 10-18.647.

En l'espèce, au second tour de l'élection des délégués du personnel de la société M., collège journalistes, qui s'était tenu le 11 mars 2010, le syndicat CFDT Média avait présenté des candidats en qualité de titulaires et en qualité de suppléants et obtenu un siège de titulaire et un siège de suppléant, M. H. figurant à la fois en tête de la liste des candidats titulaires et de la liste des candidats suppléants. A la suite de l'élection de M. H. en qualité de titulaire, M. S., venant immédiatement après lui sur la liste des suppléants avait, au motif qu'il avait aussi été élu au comité d'entreprise, prétendu se désister au profit de M. F. placé derrière lui sur la liste des suppléants. La société M. et des salariés avaient saisi le tribunal d'instance en rectification du procès-verbal de ces élections afin que M. S. apparaisse comme élu et que M. F. apparaisse comme non élu.

Le tribunal d'instance ayant fait droit à cette demande, le syndicat CFDT Média, MM. H., S. et F. ont formé un pourvoi en cassation. Si celui-ci est rejeté par la Cour de cassation, elle substitue un motif de pur droit à ceux critiqués par le moyen.

  • L'exclusion du désistement

Ainsi que l'affirme la Cour de cassation, dans la mesure où il n'existe "aucune incompatibilité entre un mandat de membre élu au comité d'entreprise et un mandat de délégué du personnel, M. S., quoique élu au comité d'entreprise, devait aussi être proclamé élu en qualité de délégué du personnel suppléant au vu des résultats électoraux qui n'étaient pas contestés et ne pouvait pas se désister au profit de M. F. auquel les résultats du scrutin ne conféraient pas la qualité d'élu, peu important que ce désistement soit intervenu avant ou après la proclamation des résultats ; que par ce motif de pur droit substitué à ceux critiqués par le moyen, et après avis donné aux parties, le tribunal qui n'était pas saisi d'une demande relative à la régularité du scrutin a statué à bon droit".

Il faut admettre que le litige dont était saisie la Cour de cassation et, avant elle, les juges du fond, n'était guère aisé à trancher faute pour la loi d'envisager la situation en cause dans l'affaire. Les textes évoqués précédemment ne pouvaient être en effet sollicités. Outre qu'ils ne visent que les délégués du personnel titulaires, ils intéressent la cessation anticipée du mandat, ce qui suppose, par hypothèse, d'avoir été proclamé élu.

Soucieuse de donner un fondement à sa décision, la Cour de cassation se réfère aux dispositions de l'article L. 2314-19 du Code du travail (N° Lexbase : L2627H98), aux termes duquel "il n'y a pas d'incompatibilité entre les fonctions de délégué du personnel et celles de membre du comité d'entreprise". La loi prévoyant elle-même la compatibilité de ces mandats, il faut admettre qu'un salarié élu au comité d'entreprise doit être proclamé élu en qualité de délégué du personnel suppléant au vu des résultats électoraux, à tout le moins si ces derniers ne font pas l'objet d'une contestation.

En outre, on approuvera la Cour de cassation lorsqu'elle affirme que le salarié élu ne peut se désister au profit d'un salarié auquel les résultats du scrutin n'ont pas conféré une telle qualité. Admettre le contraire reviendrait à introduire une forme de déloyauté (4) dans le déroulement du scrutin et à remettre en cause, a posteriori, les choix opérés par les électeurs. A cet égard, il n'y a donc pas lieu de tenir compte du fait que le désistement intervienne avant ou après la proclamation des résultats. Dans l'un et l'autre cas, en effet, on se situe après l'expression de leur choix par les salariés. Il faut d'ailleurs rappeler ici que le terme de "désistement" se définit comme le retrait de candidature à une élection (5).

On aura donc compris que le "désistement" ne peut intervenir postérieurement aux élections. En revanche, le salarié élu peut, notamment s'il souhaite ne pas cumuler plusieurs mandats, démissionner de l'un d'entre eux. Mais il ne lui appartient pas alors de se choisir un successeur et seules doivent être appliquées les dispositions de la loi organisant le remplacement, telles qu'elles ont été décrites précédemment. Investis d'un mandat dans l'intérêt de la collectivité des salariés qu'ils représentent, les représentants du personnel n'en ont pas la libre disposition. On retrouve la même logique dans l'arrêt rendu sous le pourvoi n° 10-60.394, dans lequel étaient en cause les conditions de désignation d'un délégué syndical.

II - Audience électorale et désignation d'un délégué syndical

  • Les exigences légales

La loi du 20 août 2008, portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail (N° Lexbase : L7392IAZ), a ajouté de nouvelles conditions pour la désignation des délégués syndicaux. Désormais, outre les traditionnelles conditions d'âge, de travail dans l'entreprise, d'ancienneté et de capacité électorale fixées par l'article L. 2143-1 (N° Lexbase : L2177H9I), le délégué syndical doit être désigné parmi les candidats aux élections professionnelles qui ont recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections au comité d'entreprise ou à la délégation unique du personnel ou des délégués du personnel, quel que soit le nombre de votants (C. trav., art. L. 2143-3 N° Lexbase : L3719IBD).

La réforme ainsi opérée a des conséquences non négligeables. Outre qu'elle oblige le salarié qui entend être désigné délégué syndical à présenter sa candidature aux élections et à obtenir un certain pourcentage des suffrages (6), elle conduit à une remise en cause du mandat à chaque échéance électorale. En d'autres termes, alors que jusqu'à la loi de 2008 le mandat de délégué syndical était en principe à durée indéterminée, il est désormais nécessairement à durée déterminée. L'obligation ainsi faite aux syndicats représentatifs de choisir le délégué syndical parmi les candidats ayant obtenu au moins 10 % des voix vise à donner une certaine légitimité à celui-ci. Alors même qu'elle entretient une certaine confusion entre l'élection et la désignation, elle a été jugée valide tant par la Cour de cassation (7) que par le Conseil constitutionnel (8).

Le législateur a toutefois quelque peu atténué la rigueur de l'obligation en cause. En effet, en application de l'alinéa 2 de l'article L. 2143-3 du Code du travail, "s'il ne reste, dans l'entreprise ou l'établissement, plus aucun candidat aux élections professionnelles qui remplit les conditions mentionnées au premier alinéa, une organisation syndicale représentative peut désigner un délégué syndical parmi les autres candidats ou, à défaut, parmi ses adhérents au sein de l'entreprise ou de l'établissement". Cette disposition doit cependant être strictement entendue, ainsi que le démontre l'arrêt rendu sous le pourvoi n° 10-60.394.

  • L'interprétation prétorienne

En l'espèce, par lettre du 14 avril 2010, le Syndicat national de l'urbanisme de l'habitat et des administrateurs de biens (SNUHAB CFE-CGC) avait désigné M. K. en qualité de délégué syndical CGC au sein de l'OPAC de Meaux. Pour débouter le syndicat CFDT Interco de Seine-et-Marne de sa demande tendant à l'annulation de la désignation de M. K., qui n'avait pas été candidat lors des dernières élections de la délégation unique du personnel organisées le 25 mars 2010, le jugement attaqué a retenu que les élus du SNUHAB CFE-CGC avaient adressé au directeur général de l'OPAC de Meaux, le 26 mars 2010, une lettre faisant état de leur souhait de ne pas exercer le mandat de délégué syndical et avaient unanimement décidé de confier ce mandat à M. K..

Ce jugement est censuré par la Cour de cassation au visa de l'article L. 2143-3 du Code du travail. Ainsi que l'affirme la Chambre sociale, "ce texte fait obligation au syndicat représentatif qui désigne un délégué syndical de le choisir parmi les candidats aux élections professionnelles qui ont recueilli au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections au comité d'entreprise ou de la délégation unique du personnel ou des délégués du personnel, et que ce n'est que si le syndicat ne dispose plus dans l'entreprise ou l'établissement d'aucun candidat remplissant cette condition qu'il peut désigner un délégué syndical parmi les autres candidats ou, à défaut, parmi ses adhérents au sein de l'entreprise". La Cour de cassation conclut en conséquence qu'en statuant comme il l'a fait, "alors qu'il résultait de cette constatation que le SNUHAB CFE-CGC disposait de candidats ayant obtenu au moins 10 % des suffrages exprimés au premier tour des dernières élections de la délégation unique du personnel de sorte que le délégué syndical devait être choisi parmi ceux-ci, le tribunal a violé le texte susvisé".

La solution retenue doit être pleinement approuvée. Elle est, en premier lieu, conforme aux exigences légales. Tant que le syndicat dispose d'un candidat ayant obtenu au moins 10 % des suffrages aux élections, il ne peut désigner, en qualité de délégué syndical, un salarié qui ne remplit pas ces conditions. L'article L. 2143-3 ne dit pas autre chose en disposant qu'un tel salarié ne peut être investi d'un tel mandat que "s'il ne reste plus" de salariés remplissant les conditions requises. En second lieu, la décision rapportée lève une incertitude qui avait pu naître antérieurement, spécialement à la suite de l'arrêt précité du 14 avril 2010, dans lequel la Cour de cassation avait jugé que "l'obligation faite aux syndicats représentatifs de choisir, en priorité, le délégué syndical parmi les candidats ayant obtenu au moins 10 % des voix ne heurte aucune prérogative inhérente à la liberté syndicale [...]". Le terme "priorité" pouvait, en effet, accréditer l'idée que le syndicat n'était pas strictement obligé de choisir le délégué syndical parmi les candidats aux élections ayant obtenu au moins 10 % des voix. A notre sens, il y avait là une interprétation contra legem de l'article L. 2143-3 qui, au contraire, impose une telle obligation. Il nous semble que l'arrêt sous examen écarte définitivement cette interprétation.

En résumé, tant que le syndicat dispose dans l'entreprise ou l'établissement de candidats ayant obtenu au moins 10 % des voix aux élections professionnelles, il n'a d'autre choix que de désigner un délégué syndical parmi ceux-ci (9). Ainsi qu'il ressort de l'arrêt, cette règle doit s'appliquer alors même que les candidats ont fait savoir qu'il n'entendait pas être délégué syndical et ont décidé de confier à l'unanimité le mandat à un autre salarié. Il n'est pas nécessaire de s'appesantir sur l'illicéité d'une telle pratique. Outre que le délégué syndical est désigné par le syndicat personne morale, évidemment représenté par une personne physique, elle conduit à écarter les exigences légales et à donner au fond à quelques salariés la libre disposition de mandats de représentants du personnel ; ce qui ne peut, là non plus, être toléré.

Mais la solution retenue révèle aussi la rigueur de l'obligation posée par le Code du travail. A supposer que cette lecture de la décision soit la bonne, il semble bien que le fait que les candidats ayant obtenu 10 % des voix ne souhaite pas assumer le mandat de délégué syndical ne permet pas au syndicat de donner ce dernier à un autre salarié. A dire vrai, cette assertion paraît découler des termes mêmes de l'article L. 2143-3 du Code du travail (10).


(1) Auxquelles il faut ajouter la révocation du délégué du personnel en cours de mandat, sur proposition de l'organisation syndicale qui l'a présenté, approuvée au scrutin secret par la majorité du collège électoral auquel il appartient (C. trav., art. L. 2314-29 N° Lexbase : L2656H9A).
(2) Le suppléant devient alors titulaire jusqu'au retour de celui qu'il remplace ou jusqu'au renouvellement de l'institution.
(3) Démission qui peut intervenir très rapidement après les élections. Pour une illustration, v. Cass. soc., 26 avril 2000, n° 99-60.019, publié (N° Lexbase : A6320AG8).
(4) On peut se demander si une sorte de principe de loyauté ne pourrait être érigé au titre des principes généraux du droit électoral, que la Cour de cassation n'hésite pas à mobiliser lorsqu'elle est confrontée, en matière d'élections professionnelles, aux lacunes de la loi. V. à cet égard et en dernier lieu, Cass. soc., 15 juin 2011, n° 10-60.392, FS-P+B (N° Lexbase : A7347HTB) et v. nos obs. Contestation de la désignation du représentant des salariés dans les procédures collectives, Lexbase Hebdo n° 446 du 30 juin 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N5900BSC).
(5) Dict. Petit Robert, v. "Désistement".
(6) Avec le "risque" d'être élu alors qu'il ne le souhaite pas. Mais, il lui est évidemment loisible de démissionner de son mandat, ainsi qu'il a été vu précédemment.
(7) Cass. soc., 14 avril 2010, n° 09-60.426, FS-P+B+R (N° Lexbase : A9981EU9).
(8) Cons. constit. 12 novembre 2010, n° 2010-63/64/65 QPC (N° Lexbase : A4181GGX). Lire les obs. de Ch. Radé, Le Conseil constitutionnel valide la réforme de la démocratie sociale, Lexbase Hebdo n° 418 du 25 novembre 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N6879BQT).
(9) A titre d'exemple, le syndicat qui n'aurait à sa disposition qu'un seul candidat remplissant les conditions requises, tout en ayant la faculté de désigner deux délégués syndicaux, pourrait donner le second mandat à un salarié n'ayant pas obtenu 10 % des voix ou, à défaut, parmi ses adhérents. C'est ici l'occasion de souligner que le texte institue une autre hiérarchie : d'abord un candidat, ensuite un salarié non candidat. Il faut, en outre, remarquer que ce dernier doit, au préalable, avoir adhéré au syndicat...
(10) Dispositions dont on peut, en outre, légitimement penser qu'elles sont d'ordre public absolu.

Décisions

Cass. soc., 29 juin 2011, n° 10-18.647, F-P+B (N° Lexbase : A6485HUQ)

Rejet, TI Courbevoie (contentieux des élections professionnelles), 20 mai 2010

Textes concernés : C. trav., art. L. 2314-19 (N° Lexbase : L2627H98) et L. 2314-30 (N° Lexbase : L2657H9B)

Mots-clés : délégué du personnel, élection, désistement au profit d'un candidat non élu, impossibilité

Liens Base : (N° Lexbase : E1886ETZ)

- Cass. soc., 29 juin 2011, n° 10-60.394, F-P+B (N° Lexbase : A6484HUP)

Cassation, TI Meaux (contentieux des élections professionnelles), 22 septembre 2010

Texte visé : C. trav., art. L. 2143-3 (N° Lexbase : L3719IBD)

Mots-clés : délégué syndical, désignation, conditions, audience électorale

Liens Base : (N° Lexbase : E1853ETS)

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