La lettre juridique n°476 du 8 mars 2012 : Internet

[Jurisprudence] En matière de contenu sur internet, tronquer c'est éditer

Réf. : TGI Paris, 3ème ch., 15 décembre 2011, n° 10/01515 (N° Lexbase : A0907H9H)

Lecture: 10 min

N0620BT7

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] En matière de contenu sur internet, tronquer c'est éditer. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/5969861-jurisprudence-en-matiere-de-contenu-sur-internet-tronquer-cest-editer
Copier

par Antoine Casanova, avocat à la cour, Cabinet Danièle Véret

le 08 Mars 2012

A l'origine, la question de la détermination des conditions permettant à un opérateur de bénéficier de la qualité d'hébergeur semblait simple. Vu les nombreuses décisions rendues à ce sujet, elle n'est apparemment pas aussi évidente qu'on aurait pu le penser. Et pourtant... le jeu de la discussion en valait-il réellement la chandelle jurisprudentielle et doctrinale ? La question du bénéfice de la qualité d'hébergeur a souvent été débattue en jurisprudence et rares sont les arrêts et les décisions qui permettent d'apprendre ce que l'on ne sait déjà sur ce sujet. Pourtant, le jugement rendu par la troisième chambre du tribunal de grande instance de Paris le 15 décembre 2011 apporte quelques pistes intéressantes.
Dans cette affaire, la société J.M. Weston, s'apercevant que la saisie de sa célèbre marque de chaussure pour homme au sein du moteur de recherche du site internet "www.shopping.com" faisait apparaître une proposition d'achat en faveur de chaussures de marque Ypson's, accompagnée du slogan "si vous aimez Weston, elles sont pour vous", a assigné la société Shopping Epinions International, qui exploite le site en question, pour des faits de contrefaçon. La procédure concernait plusieurs parties et le jugement rendu aborde de nombreuses questions juridiques, mais c'est uniquement celle relative à la qualité reconnue à la société Shopping Epinions International qui nous intéressera ici. Comme premier élément de défense, la société Shopping Epinions International avançait que le site internet "www.shopping.com" est un site de référencement de produits et services vendus par des tiers sur leur propre site et non un site classique de vente en ligne. La société Shopping Epinions International avançait également que le modèle de son service était basé sur le remplissage des fiches des produits référencés par les utilisateurs de son service eux-mêmes, sans contrôle de sa part. Dès lors, le débat s'est évidemment porté sur le point de savoir si la société Shopping Epinions International pouvait se prévaloir du statut d'hébergeur quant aux fiches-produits du site "www.shopping.com". 1 - Hésiter n'est pas jouer

Lorsque la qualité d'hébergeur est reconnue à un opérateur, l'article 6, I, 2° de la loi n° 2004-575, pour la confiance dans l'économie numérique (N° Lexbase : L2600DZC dite "LCEN"), lui accorde un régime privilégié de responsabilité. Ainsi, aux termes de la loi, l'hébergeur ne peut voir sa responsabilité engagée que dans deux cas bien déterminés. Soit l'hébergeur avait une connaissance effective du caractère illicite du contenu publié sur le site ou de circonstances faisant apparaître ce caractère, soit le caractère illicite du contenu lui a été notifié et il n'a pas agi promptement pour le retirer ou en rendre l'accès impossible.

La question a été débattue à de nombreuses reprises par la jurisprudence. Alors qu'elle semblait réglée et que les critères d'attribution de la qualité d'hébergeurs semblaient bien définis, la Cour de cassation a semé le trouble en rendant un arrêt en rupture totale avec la voie que les juridictions du fond avaient prise (1). En effet, dans cet arrêt, la Cour de cassation estime, mais sous l'empire de la loi n° 2000-719 du 1er août 2000 (N° Lexbase : L1233AII), que le régime de responsabilité des hébergeurs ne peut bénéficier à l'opérateur, en l'espèce la société Tiscali Media, qui avait offert aux internautes de créer des pages personnelles et qui avait permis à des annonceurs de mettre en place des espaces publicitaires dont elle assurait la gestion.

Cette décision fut vivement critiquée par la doctrine, et cela à juste titre, tant elle est en rupture avec la lettre de la loi. En effet, tant la loi du 1er août 2000 que la "LCEN" précisent que l'hébergeur assure ses prestations " à titre gratuit ou onéreux". Cette solution fut immédiatement abandonnée par la première chambre civile de la Cour de cassation, elle-même, dans son arrêt du 17 février 2011, rendu cette fois au regard de la "LCEN" (2).

La détermination du bénéfice du statut d'hébergeur et de son régime de responsabilité, repose sur une simple et unique question : l'opérateur en question a-t-il, à un moment donné, eu connaissance ou eu un pouvoir de détermination du contenu devant être mis en ligne ? En effet, à partir du moment où un opérateur a contrôlé le contenu, c'est-à-dire qu'il a eu le choix, en connaissance de cause, de mettre le contenu dans sa version litigieuse en ligne, cela exclut qu'il puisse bénéficier du régime prévu par l'article 6 de la "LCEN". Dans ce cas, les conditions posées par la loi ne sont tout simplement pas remplies.

L'hébergeur est un opérateur qui stocke des informations. Il ne décide pas de les mettre à disposition du public. Il en permet l'accès à partir du moment où un autre opérateur, appelé l'éditeur par référence au droit de la presse, décide de diffuser au public l'information en question. Le statut d'hébergeur et sa responsabilité associée sont incompatibles avec la connaissance effective du contenu ou avec le pouvoir de mise en ligne. Bien sûr les responsabilités du fait des contenus doivent être distribuées selon l'action effectuée par l'opérateur sur le contenu appréhendé, de sorte qu'il est tout à fait possible qu'il soit considéré comme hébergeur pour certains contenus tout en ayant une responsabilité de droit commun pour d'autres. Il est donc juridiquement plus que souhaitable que le bénéfice du régime spécifique de responsabilité des hébergeurs ne soit lié qu'au seul point de savoir si l'opérateur a eu, à un moment quelconque avant la mise en ligne, un pouvoir de contrôle ou de détermination du contenu publié ou connaissance de ce contenu.

Il ne semble en effet pas pertinent que d'autres critères rentrent en ligne de compte, d'une part parce que le législateur de 2004 ne l'a pas prévu ainsi et, d'autre part, car cela serait prendre trop de distance avec la logique de fond du droit de la communication qui associe la responsabilité à la décision de mise à disposition du public d'une information donnée. De plus, dans la plupart des cas il s'avérera extrêmement difficile de concilier la distributivité des responsabilités avec la prise en compte de critères tels que, comme certaines décisions l'ont retenu la présence de publicité sur le site (3), ou encore la structuration globale de ce dernier.

Dans leur décision rendue le 15 décembre 2011, les juges de la troisième chambre du tribunal de grande instance de Paris commencent par balayer d'un revers de main les nombreux critères que des jurisprudences antérieures ont déjà rejetés à de nombreuses reprises puis se montrent extrêmement pédagogues quant à la détermination des critères à prendre en compte pour déterminer ce qui doit être considéré comme une action éditoriale excluant le bénéfice du statut d'hébergeur. A cet effet la décision comporte quelques précisions intéressantes qui méritent d'être détaillées.

2 - Corréler n'est pas éditer

J.M. Weston avance que la société Shopping Epinions International "a mis en place sur son site un service d'annonces publicitaires pour des annonceurs tiers en fonction de mots-clés tapés sur le moteur de recherche et qui implique une mise en relation directe avec les annonces présentes sur le site shopping.com ainsi qu'un choix desdites annonces".

Les juges ont alors considéré que :
"Le fait que la société Shopping Epinions International tire profit de son site au moyen d'annonces publicitaires n'exclut pas la qualification d'hébergeur puisque la distinction entre hébergeur et éditeur ne repose pas sur l'absence d'exploitation commerciale des contenus mais sur la maîtrise que le prestataire de service peut exercer sur ces derniers, l'éditeur se définissant comme la personne qui détermine les contenus qui doivent être mis à la disposition du public sur le service qu'elle a créé ou dont elle a la charge.
Par ailleurs, les pièces produites ne suffisent pas à établir que la société Shopping Epinions International a une connaissance préalable des contenus afin de corréler annonces publicitaires et résultats dès lors que le choix d'un lien entre une annonce publicitaire et un contenu peut être effectué par l'annonceur à partir des mots-clés des internautes et qu'il n'est pas démontré qu'il serait réalisé par la société Shopping Epinions International elle-même
".

La motivation contenue dans le premier paragraphe n'étonnera pas et correspond à la motivation reprise dans la plupart des décisions jurisprudentielles dans la matière -excepté l'incident "Lucky Comics" (Cass. civ. 1, 14 janvier 2010, n° 06-18.855, FS-P+B (N° Lexbase : A2918EQ7)-.

Celle du second paragraphe est plus intéressante. A suivre les juges, a contrario, dès lors que la corrélation entre l'annonce publicitaire et le contenu est effectuée par l'opérateur et que, pour ce faire, il a connaissance du contenu, il ne se contente plus d'héberger. En conséquence, selon les juges de la troisième chambre du TGI de Paris, corréler sans connaissance du contenu n'est pas éditer, c'est héberger.

La question est alors de savoir s'il est possible pour un opérateur de corréler une annonce à un résultat sans avoir une connaissance préalable du contenu. La corrélation de l'annonce avec les résultats de recherche pourrait, par exemple, être uniquement effectuée à partir d'un programme informatique sans intervention intellectuelle (mis à part son paramétrage préalable) fonctionnant à partir d'une sélection de mots-clés. Dans ce cas, faut-il considérer que l'opérateur a une connaissance préalable du contenu qui l'empêche de bénéficier du statut d'hébergeur ou, au contraire, considérer qu'il n'en a pas eu connaissance ?

Il semble préférable de considérer que la connaissance préalable du contenu qui doit être retenue est une connaissance intellectuelle, c'est-à-dire effective, de ce dernier et qu'elle ne peut être purement informatisée et donc purement mécanique.

3 - Tronquer n'est pas héberger

Dans un second temps, et c'est ce qui empêchera la reconnaissance du statut d'hébergeur à la société Shopping Epinions International, la société J.M. Weston faisait valoir que cette dernière se livrait à une sélection des informations présentes dans les fiches-produits et qu'ainsi elle ne se contentait pas de les reproduire à l'identique.

Les juges relèvent alors que, la société Shopping Epinions International "opère un tri dans le contenu fourni par les annonceurs en ne mettant pas en ligne l'intégralité des informations. La société Shopping Epinions International ne se contente donc pas d'effectuer des recherches et des extractions purement techniques sur la base des fichiers-produit établis par les annonceurs mais elle opère une sélection des informations qui vont apparaître sur le site shopping.com, ce qui suppose une prise de connaissance et un contrôle préalable du contenu".

Cette motivation met en avant deux points essentiels.

Premièrement, la sélection d'informations au sein d'un contenu élaboré par un tiers est considérée par les juges comme une action éditoriale. Il ne peut en être autrement dans la mesure où cela correspond à la notion même de la détermination des contenus mis à disposition du public. Si je sélectionne, je contrôle nécessairement ce qui sera publié et ce qui ne le sera pas. En conséquence, on ne peut que considérer que je détermine directement l'information à laquelle le public accèdera. Dès lors je ne fais pas qu'héberger. Je tronque donc j'édite puisque je détermine.

Deuxièmement, les juges s'attachent, avec soin, à préciser que les extractions opérées par la société Shopping Epinions International ne sont pas purement techniques. Il faut donc considérer que seules les extractions reflétant une réelle opération intellectuelle de sélection sont des actions éditoriales. Les extractions imposées par des considérations purement techniques ne sont donc pas concernées. Mais qu'est ce qu'une extraction purement technique ? Dans son arrêt rendu le 17 février 2011 la première chambre civile de la Cour de cassation a déjà donné quelques pistes puisqu'il a alors été jugé que le ré-encodage d'un contenu ou encore son formatage à des fins d'optimisation de la capacité d'intégration sur le serveur sont des opérations techniques n'induisant pas une sélection du contenu mis en ligne (4). Il est évident que le ré-encodage ou une simple opération de formatage, c'est-à-dire, d'un point de vue technique la transcription d'une information existante d'un certain format informatique à un autre n'est pas une action éditoriale dans la mesure où, lorsque la jurisprudence s'intéresse à la question de la détermination du contenu, c'est au sens de sa substance et non de la forme technique qu'il revêt.

Pour fonder leur décision les juges se sont livrés à une appréciation très concrète. Ils ont notamment pris en considération le fait qu'au sein de ses conditions générales d'utilisation Shopping Epinions International se voit conférer le droit "de sélectionner, modifier et adapter le contenu de l'annonceur". Les juges en déduisent que "dès lors que la société Shopping epinions International se reconnaît le droit de sélectionner les informations fournies par les fichiers-produits des annonceurs, de les adapter et de les modifier, elle ne limite pas ses prestations à celles d'un hébergeur mais elle joue un rôle actif dans le choix des informations qu'elle porte à la connaissance de internautes". Les juges ont ainsi considéré que la société Shopping Epinions International ne devait pas bénéficier du statut d'hébergeur et de son régime de responsabilité.

Cette conclusion a de quoi surprendre. En effet, il semble qu'elle soit trop abstraite car elle pourrait laisser entendre que dès lors qu'un opérateur se voit conférer un droit d'intervenir sur un contenu, il ne peut plus bénéficier du statut d'hébergeur quant à ce dernier. Pourtant, ce n'est pas parce qu'un opérateur se fait contractuellement reconnaître un tel droit qu'il l'exerce. Ce qui doit uniquement être pris en compte c'est l'action concrète et effective qu'a eu l'opérateur sur le contenu en question et non celle qu'il pourrait avoir car un contrat le lui permet.

En réalité, la prise en considération des droits que se fait contractuellement (en l'espèce dans les conditions générales d'utilisation de son service) reconnaître un opérateur sur un contenu n'est qu'un indice à prendre en compte mais ne doit jamais supplanter l'action réelle de ce dernier sur le contenu mis en ligne. Il semble d'ailleurs que ce soit dans ce sens que les juges de la troisième chambre du TGI de Paris aient utilisé la référence aux conditions d'utilisation du service proposé par Shopping Epinions International.  En effet, il faut relever que le fait que cette dernière se livrait à une sélection des informations au sein des fiches-produits avait été démontré à partir d'une attestation émanant d'une salariée de cette société et que les juges précisent que le droit conféré dans les conditions d'utilisation "confirme que la défenderesse [Shopping Epinions International] ne se livre pas à une simple mise en ligne des informations qui lui sont fournies".

Se basant sur ces différents points, les juges en déduisent que Shopping Epinions International ne peut se voir reconnaître la qualité d'hébergeur et ne peut donc pas bénéficier de son régime aménagé de responsabilité. La présente décision vient donc s'ajouter aux nombreux arrêts qui débattent des conditions du bénéfice de la qualité d'hébergeur et permet de mieux délimiter les contours de l'action d'hébergement par rapport à l'action éditoriale.


(1) Cass. civ. 1, 14 janvier 2010, n° 06-18.855, FS-P+B (N° Lexbase : A2918EQ7).
(2) Cass. civ. 1, 17 février 2011, n° 09-67.896, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A1445GXS).
(3) Cf. notamment, Cass. civ. 1, 14 janvier 2010, n° 06-18.855, FS-P+B, préc..
(4) Cf. Cass. civ. 1, 17 février 2011, n° 09-67.896, FS-P+B+R+I, préc. : "le ré-encodage de nature à assurer la compatibilité de la vidéo à l'interface de visualisation, de même que le formatage destiné à optimiser la capacité d'intégration du serveur en imposant une limite à la taille des fichiers postés, sont des opérations techniques qui participent de l'essence du prestataire d'hébergement et qui n'induisent en rien une sélection par ce dernier des contenus mis en ligne".

newsid:430620

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.