La lettre juridique n°314 du 24 juillet 2008 : Sociétés

[Jurisprudence] Validité des "coups d'accordéon" avec maintien du droit préférentiel de souscription en cas de pertes

Réf. : Cass. com., 1er juillet 2008, n° 07-20.643, Société ITM Entreprises, F-P+B (N° Lexbase : A4971D9Y)

Lecture: 10 min

N6871BGL

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] Validité des "coups d'accordéon" avec maintien du droit préférentiel de souscription en cas de pertes. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3210448-jurisprudence-validite-des-coups-daccordeon-avec-maintien-du-droit-preferentiel-de-souscription-en-c
Copier

par Anne Lebescond - SGR Droit des affaires

le 07 Octobre 2010

Quand bien même nos utopies s'en trouveraient ébranlées, David ne gagne pas toujours contre Goliath. La Chambre commerciale de la Cour de cassation nous l'a récemment rappelé à l'occasion d'une "sombre affaire" de "coup d'accordéon" avec maintien du droit préférentiel de souscription (ci-après "DPS") des actionnaires. Une de plus, mais non des moindres, en ce qu'elle s'inscrit dans la lignée d'une reconnaissance élargie de ce type d'opérations et en ce qu'elle donne l'occasion à la Haute juridiction d'édicter clairement les conditions dans lesquelles cette pratique sera considérée comme valide.

Le "coup d'accordéon", pour une société présentant des pertes importantes, représente un moyen efficace de "nettoyer le bilan" en les faisant disparaître (1), tout en recapitalisant la société avec de nouvelles liquidités. D'un point de vue technique, il s'agit de réduire le capital social de la société à zéro euro, en annulant toutes les actions le constituant, sous la condition suspensive d'une augmentation de celui-ci à intervenir tout de suite après la réduction. Les actionnaires perdent, alors, leur qualité, celle-ci disparaissant avec l'action, toutefois, provisoirement en principe, surtout en cas de maintien du DPS, puisque ce dernier leur permet de souscrire à l'augmentation en proportion de la quote-part de l'ancien capital qu'ils détenaient. "En principe", car tel n'est pas toujours le cas, et, en dépit de la valeur constitutionnelle du droit de propriété de l'actionnaire (2), de la reconnaissance unanime de son droit au maintien dans le capital de la société (3), certains cas dans lesquels ceux-ci se sont vus contraints d'en sortir sont considérés par les tribunaux comme tout à fait valables. On comprend, alors, parce que cette technique peut aboutir à exproprier un actionnaire, qu'il s'est toujours agi d'un sujet "brûlant", controversé, et qui, comme en témoigne l'abondante jurisprudence en la matière, continue de déchaîner certaines passions. Le danger est grand, en effet, qu'un actionnaire majoritaire de peu de morale profite de la nécessité d'apurer les pertes, pour régler certains "vieux comptes" avec l'un de ses homologues, qui sera, alors "écrasé" par la loi de la majorité en assemblée générale et soumis au bon vouloir de l'actionnaire majoritaire. Les exemples sont nombreux et les techniques diverses. Toute la subtilité pour les juges consiste, alors, à démasquer l'intention maligne derrière l'écran de l'intérêt social.

Dans l'espèce rapportée, le capital d'une société avait été réduit à zéro, puis augmenté, la souscription des actions nouvelles étant réservée aux anciens actionnaires, à hauteur de soixante-quinze actions nouvelles pour deux actions anciennes. En raison de cette "clé de répartition" des actions décidée par l'assemblée générale extraordinaire, un actionnaire de la société, qui ne détenait qu'une seule action, n'a pas pu souscrire à cette augmentation. En effet, les 4 000 actions qui composaient le capital de la société étaient détenues à hauteur de 3 997 actions par un actionnaire majoritaire, concurrent de l'actionnaire malchanceux. Celui-ci, ne disposant que d'une action, n'avait d'autre choix que de se rapprocher d'un autre actionnaire, qui détenait les deux actions restantes du capital, pour négocier le rachat de rompus. Cependant, cet actionnaire détenant les deux actions nécessaires à la souscription aux actions nouvelles, il est fort à parier que cette démarche, dont on ne sait si elle a été effectuée, aurait été vaine. En vue de faire reconnaître son droit à rester dans le capital de la société, l'actionnaire "exproprié" assigne la société en référé, afin qu'il soit mis fin au trouble manifestement excessif causé, selon lui, par la résistance à l'exercice de son DPS. Il n'obtiendra, toutefois, gain de cause, ni en appel, ni en cassation.

Le requérant invoquait deux moyens au soutien de son pourvoi. Il avançait, tout d'abord, que le DPS n'avait, en réalité, pas été maintenu, mais supprimé, ceci, sans respecter la procédure stricte imposée par l'article L. 225-135 du Code de commerce (N° Lexbase : L8391GQT), à savoir, "une délibération spécifique prise en ce sens par les actionnaires réunis en assemblée générale extraordinaire [après] avis du commissaire aux comptes". Considérant que la combinaison du maintien du DPS et de la clé de répartition de actions nouvelles revenait à contourner la réglementation à son détriment, le requérant en déduisait la violation par la cour d'appel des articles L. 225-132 (N° Lexbase : L8388GQQ), L. 225-135 (N° Lexbase : L8391GQT), R. 225-114 (N° Lexbase : L0249HZA) et R. 225-115 (N° Lexbase : L0250HZB) du Code de commerce, qui régissent les modalités d'une telle suppression.

Le requérant avançait, également, qu'en vertu de l'adage "fraus omnia corrumpit", l'opération qui, sans être contraire à la loi, a, toutefois, pour but et résultat d'éluder l'application obligatoire de celle-ci, doit être privée d'effet. Il en allait, selon lui, ainsi pour le "coup d'accordéon" "contaminé" par la fraude résultant de la clé de répartition des actions nouvelles décidée par l'assemblée et de l'impossibilité dans laquelle il se trouvait de négocier des rompus. Ainsi, il estime, contrairement à ce qu'ont décidé les juges du fond "de façon générale et abstraite, sans prendre en considération les circonstances spécifiques de l'espèce", que le DPS a été supprimé tacitement. L'adage précité et l'article L. 225-132 du Code de commerce, auraient, par conséquent, été violés.

Les plaideurs, dans ce type de contentieux, agissent, usuellement, sur deux terrains, le premier, le plus fréquent -et le plus efficace semble-t-il-, étant l'abus de majorité (déclinaison de l'abus de droit), le deuxième -moyen du pourvoi commenté- étant la fraude, l'adage "fraus omnia corrumpit" garantissant la loyauté dans les rapports juridiques et étant, la plupart du temps, argué là où la loi ne le prévoit pas expressément. Alors qu'une partie de la doctrine considère que la fraude et l'abus de droit (en ce compris l'abus de majorité) se rapprochent au point qu'ils se confondent (4), la Cour de cassation, dans l'arrêt du 1er juillet 2008, distingue clairement entre les deux. Cette distinction se justifie, surtout, comme c'est le cas de notre espèce, parce que l'abus de droit ne sanctionne que des rapports personnels, alors que la fraude peut se commettre contre une loi impérative (en l'occurrence, les dispositions impératives relatives à la suppression du DPS).

La Cour de cassation, dans l'arrêt du 1er juillet 2008, rejette le pourvoi, fondé sur la fraude, après avoir constaté que le DPS n'avait pas fait l'objet d'une suppression par l'assemblée générale extraordinaire et qu'il en résultait, pour les actionnaires, la possibilité d'exercer ce droit proportionnellement aux nombres d'actions détenues par lui. Elle souligne, également, que "rien n'interdisait à l'assemblée de subordonner la souscription d'actions nouvelles à la détention de deux actions anciennes", dès lors que la clé de répartition des actions nouvelles était égalitaire pour tous les actionnaires et, enfin, que "la réduction du capital à zéro, conditionnée par une augmentation subséquente est valable si elle est décidée dans l'intérêt social, que cette décision peut conduire à exclure un associé". La Haute Cour ne considère, donc, pas que l'option choisie par l'assemblée de maintenir le DPS, ainsi que le lui autorise la loi, a été déterminée par le dessein d'exclure malignement l'actionnaire de la société.

Il est à noter, en premier lieu, que le rapport d'échange, dans de telles opérations, est rarement égalitaire d'agissant du nombre d'actions anciennes et nouvelles. Ce qui importe, ici, est qu'il soit égalitaire entre les actionnaires. La Cour sous-entend, semble-t-il, que la seule circonstance de fait d'une détention insuffisante d'actions anciennes, bien que cette situation soit malheureuse pour l'actionnaire concerné, ne peut remettre en cause une opération effectuée dans le respect des dispositions législatives et réglementaires, ceci, d'autant que la "pratique courante de négociation des rompus" permet de remédier à de telles situations de blocage.

L'analyse de la jurisprudence rendue en la matière démontre que le contrôle de la Cour de cassation se concentre, depuis toujours, sur le respect de l'égalité entre les actionnaires (5), principe consacré, concernant la réduction du capital, explicitement, par l'article L. 225-204 (N° Lexbase : L8295GQB) du Code de commerce, qui dispose qu'"en aucun cas, la réduction du capital ne peut porter atteinte à l'égalité des actionnaires,", et, concernant le DPS, implicitement, par l'article L. 225-135 du même code, qui dispose que le DPS ne peut être supprimé que pour la totalité d'une augmentation de capital ou pour une ou plusieurs de ses tranches, ce qui signifie que tous les actionnaires subissent la suppression du DPS dans les même proportions.

La Cour de cassation se concentre, également, sur l'intérêt social, tout du moins, en ce qui concerne le fondement de l'abus de majorité, et c'est précisément sur ce point que la jurisprudence évolue.

Il convient de souligner, dans un premier temps, que dans l'arrêt du 1er juillet 2008, la Haute juridiction oriente le débat vers l'abus de majorité, uniquement concernant le point de la négociation des rompus : "sous réserve d'un abus de majorité qui n'était pas dans le débat, tout titulaire d'un nombre impair d'actions anciennes devait donc se rapprocher d'un autre actionnaire, selon la pratique courante de négociation des rompus, afin de vendre ou d'acquérir un droit préférentiel". Si les juges ne relèvent pas un éventuel abus de majorité dans la délibération même de l'assemblée générale de maintenir le DPS et d'attribuer soixante-quinze actions nouvelles pour deux actions anciennes, c'est parce que la pratique de négociation des rompus existe. En revanche, à la suite de telles délibérations, une éventuelle résistance de l'actionnaire majoritaire de négocier lesdits rompus avec l'actionnaire menacé d'"expropriation" serait susceptible de s'analyser en un abus de majorité de la part du premier. En pareil cas, le second se trouverait contraint et forcé, sans alternative possible, de quitter la société.

En l'absence de texte, la jurisprudence décide que l'abus de majorité est constitué, dès lors que la décision a été prise "contrairement à l'intérêt social et dans l'unique dessein de favoriser les membres de la majorité au détriment des membres de la minorité" (6).

Deux éléments se retrouvent ainsi : l'intérêt social et l'intérêt des majoritaires, au détriment de l'intérêt commun. Cependant, l'application de la théorie de l'abus de majorité n'est pas sans limite, le défaut d'intérêt social, à lui seul, ou la rupture d'égalité entre les actionnaires, à elle seule, ne suffisant pas à caractériser un tel abus : concernant la rupture d'égalité, notamment, parce que celle-ci doit être intentionnelle, et concernant l'intérêt social, parce que la jurisprudence, sera encline à le reconnaître, dès lors qu'il s'agira d'apurer les pertes. Comme le souligne Henri Novasse (7), "lorsqu'une société a consommé tous ses capitaux propres, il est urgent pour elle, sans attendre l'injonction de la loi, de les reconstituer pour économiser des frais financiers et rétablir la confiance des tiers". S'inscrit dans cette tendance, un arrêt de la cour d'appel de Versailles du 13 juin 2002 (8), qui semble admettre que, dans la mesure où il ne résulte pas une rupture d'égalité entre actionnaires, la réduction du capital à zéro peut être valablement décidée, dès l'instant que la société est en état d'insolvabilité. Cette solution, qui s'inscrit dans la lignée d'une large reconnaissance de la validité du "coup d'accordéon", a été critiquée par une partie de la doctrine (9), qui rappelle qu'une société peut être insolvable, tout en restant viable, car conservant une valeur positive. Ainsi, selon ce raisonnement, le "coup d'accordéon" n'apparaîtrait licite "qu'à la double condition que la société soit insolvable et qu'elle ne soit plus viable".

La plupart des contentieux ont trait à des coups d'accordéon avec maintien du DPS et les juges, la plupart du temps, à l'image de l'arrêt du 1er juillet 2008, répondent aisément au grief d'exclusion que les actionnaires avaient la faculté de le demeurer par l'exercice de leur DPS. Parce que cette solution a toujours été énoncée avec force par les juridictions, certains doutaient de la validité d'un "coup d'accordéon" qui aurait supprimé le DPS. Ce doute a été levé par la Chambre commerciale de la Cour de cassation (10), qui a admis la validité d'une telle opération. Elle souligne, en pareil cas, que l'intérêt commun, qui implique l'égalité des actionnaires, a été préservé, ceux-ci ayant tous subi le même sort (en l'espèce, la perte de la qualité d'associé, tant par les minoritaires, que par les majoritaires). Même s'il est vrai que l'augmentation succédant à la réduction du capital peut être réservée à un ancien actionnaire, l'égalité des actionnaires reste préservée, puisque l'actionnaire intéressé, conformément à la loi, ne participe pas au vote. 

En conclusion, s'il est vrai que David ne l'emporte pas toujours sur Goliath, il est vrai, également, qu'il n'est pas toujours légitime que David sorte vainqueur, surtout lorsqu'il se trompe d'armes. En effet, et nonobstant la tendance vers une reconnaissance jurisprudentielle élargie de la validité des "coups d'accordéon", il nous semble que la solution de la Chambre commerciale se justifie, effectivement, en ce que, notamment, aucune atteinte à l'égalité des actionnaires n'a été portée dans le cadre des délibérations de l'assemblée générale, celle-ci ayant scrupuleusement respecté les termes de la loi et n'étant pas tenue de supprimer le DPS. En effet, qu'un actionnaire détienne la majorité et l'exerce en assemblée n'est pas réprimandable en soi. En revanche, ainsi que le souligne implicitement la Cour, l'abus de majorité aurait pu être caractérisé par un refus du majoritaire de négocier des rompus avec le minoritaire. Toutefois, comme elle l'indique, le moyen n'était, malheureusement, pas soulevé au débat.


(1) Lire M. Cozian, A. Viandier, Fl. Deboissy, Droit des sociétés, Litec, 2002, n° 319 et n° 1010.
(2) Cons. const., décision n° 81-132 DC du 16 janvier 1982, Loi de nationalisation (N° Lexbase : A8037ACN).
(3) Selon la doctrine (Ripert et Roblot, 1, n° 1599), ce droit au maintien dans le capital de la société, qui n'est fondé sur aucun texte, trouve son origine dans le rapport contractuel, l'associé membre de la société, ne peut être privé de ce droit sans y consentir, puisqu'à défaut, il y aurait une véritable expropriation. V., not., CA Paris, 5ème ch., sect. A, 21 décembre 1983, n° K. 6629, SARL Comptoir national des pipiers c/ SARL Etablissements Swagemakers (N° Lexbase : A7577A3Z).
(4) Adages du droit français, Henri Roland et Laurent Boyer, Litec, 4ème éd., n° 148, p. 281 et s..
(5) V., not., CA Paris, 5ème ch., sect. A, 21 décembre 1983, n° K. 6629, SARL Comptoir national des pipiers c/ SARL Etablissements Swagemakers, préc., : "la décision de l'assemblée générale du 30 juin 1980 est entachée de nullité comme contraire au principe d'ordre public de l'égalité des associés qui s'oppose à ce que l'un d'entre eux puisse être exclu du profit en vue duquel la société a été constituée".
(6) Jurisclasseur, Société - traité, fasc. 136 : Assemblées d'actionnaires, n° 181.
(7) Cass. com., 18 avril 1961, n° 59-11.394, Société des anciens Etablissements Picard et Durey-Sohy et autres c/ Paul Schumann et autres (N° Lexbase : A2561AUE).
(8) CA Versailles, 12ème ch., sect. 2, 13 juin 2002, n° 97/04547, Christian Alberti c/ SA Kharys Parfums (N° Lexbase : A5460A4Y).
(9) A propos de l'arrêt de la cour d'appel de Versailles du 13 juin 2002, J.-J. Caussain, Fl. Deboissy et G. Wicker, JCP éd. G, 2003, n° 20 134, p. 888 et s..
(10) Cass. com., 18 juin 2002, n° 99-11.999, Association Adam c/ Société l'Amy, FS-P (N° Lexbase : A9459AYY).

newsid:326871

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.