La lettre juridique n°215 du 18 mai 2006 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] Le droit du licenciement face à la liberté d'opinion du salarié

Réf. : Cass. soc., 28 avril 2006, n° 03-44.527, M. Jean Rouger c/ Mme Sylvie Mathiot, FS-P+B (N° Lexbase : A2045DPG)

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le 07 Octobre 2010

Alors que la doctrine (1) s'est, récemment, attachée à synthétiser toutes les questions posées par le phénomène d'individualisation du droit du travail, la jurisprudence permet de prendre la mesure exacte de ce phénomène. Il est, désormais, admis que le salarié est reconnu, en droit du travail, comme un sujet de droit, appréhendé par les droits fondamentaux des droits de l'Homme : le point est constamment réaffirmé par la Cour de cassation, comme en atteste, une fois de plus, l'arrêt rapporté. Le droit du travail donne de nombreuses illustrations d'une reconnaissance pleine et entière du travailleur en tant que sujet de droits et le droit du licenciement constitue un bon terrain d'observation. L'enjeu est bien la "fondamentalisation" du droit du travail, expression d'un mouvement général de "droit de l'hommisation" (2). En l'espèce, la secrétaire parlementaire d'un député avait donné son accord pour figurer sur la liste de candidats que le parlementaire constituait en vue des élections municipales de la commune de Saintes du mois de mars 2001. Elle s'est retirée de cette liste, puis a été licenciée pour perte de confiance. L'employeur lui faisait grief de comportements objectifs au cours desquels elle avait ouvertement exprimé des désaccords politiques et politiciens à son encontre, s'étant traduits par l'annonce publique de son départ de la liste qu'il avait constituée. L'arrêt pose deux questions distinctes : un employeur-parlementaire peut-il se considérer comme une entreprise de tendance et contractualiser ses convictions politiques ? Dans quelle mesure une liberté fondamentale (liberté d'opinion) peut-elle entrer en conflit avec le droit du licenciement ?
Résumé

Si le secrétaire parlementaire peut être tenu de s'abstenir de toute position personnelle pouvant gêner l'engagement politique de son employeur, aucune autre restriction ne peut être apportée à sa liberté d'opinion.

Décision

Cass. soc., 28 avril 2006, n° 03-44.527, M. Jean Rouger c/ Mme Sylvie Mathiot, FS-P+B (N° Lexbase : A2045DPG)

Rejet (CA Poitiers, ch. soc., 13 mai 2003)

Textes concernés : DDHC, art. 10 (N° Lexbase : L1357A97) ; C. trav., art. L. 120-2 (N° Lexbase : L5441ACI).

Mots-clefs : licenciement ; liberté d'opinion.

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Faits

Mme Mathiot est engagée le 24 juin 1997 en qualité de secrétaire parlementaire par M. Rouger, député. Elle donne son accord pour figurer sur la liste de candidats que le parlementaire constitue en vue des élections municipales de la commune de Saintes du mois de mars 2001 et se retire de cette liste au mois de janvier 2001. Elle est licenciée pour perte de confiance le 14 février 2001. L'employeur lui fait grief de comportements objectifs au cours desquels elle a ouvertement exprimé des désaccords politiques et politiciens à son encontre.

Arrêt rendu le 13 mai 2003 par la cour d'appel de Poitiers, selon lequel le licenciement de Mme Mathiot est dépourvu de cause réelle et sérieuse.

Rejet du pourvoi.

Solution

Si le secrétaire parlementaire peut être tenu de s'abstenir de toute position personnelle pouvant gêner l'engagement politique de son employeur, aucune autre restriction ne peut être apportée à sa liberté d'opinion : en se retirant de la liste en préparation, la salariée n'a fait qu'user de sa liberté d'opinion. Le licenciement est dépourvu de cause réelle et sérieuse.

Observations

1. Un employeur-parlementaire est-il une entreprise de tendance ?

1.1. Entreprise de tendance

L'entreprise de tendance est celle qui se distingue du droit commun des entreprises en ce qu'elle contractualise, avec son personnel, les convictions politiques, religieuses, syndicales ou philosophiques qu'elle défend ou soutient à travers son activité. Les entreprises de tendance les plus connues sont celles qui opèrent dans le champ religieux.

La Cour de cassation admet que cette dimension religieuse des rapports employeurs-salariés soit contractualisée. Il ne résulte pas de l'article L. 122-45 du Code du travail (N° Lexbase : L3114HI8) qu'une activité relevant, par nature, de convictions religieuses soit exclusive de tout rapport de subordination. En effet, ce texte, en ce qu'il dispose qu'aucun salarié ne peut être sanctionné ou licencié en raison de ses convictions religieuses, n'est pas applicable lorsque le salarié, qui a été engagé pour accomplir une tâche impliquant qu'il soit en communion de pensée et de foi avec son employeur, méconnaît les obligations résultant de cet engagement (Cass. soc., 20 novembre 1986, n° 84-43.243, Union nationale des associations cultuelles de l'Eglise réformée c/ Mlle Fischer, publié N° Lexbase : A2194AAI) (3).

En 1978 déjà, l'Assemblée plénière de la Cour de cassation relevait qu'il ne pouvait être porté atteinte, sans abus, à la liberté du mariage par un employeur que dans des cas très exceptionnels où les nécessités des fonctions l'exigent impérieusement (Ass. plén., 19 mai 1978, n° 76-41.211, Association pour l'éducation populaire, publié N° Lexbase : A9566AAK) (4). Relèvent l'existence de telles circonstances les juges du fond qui, ayant à statuer sur l'action en dommages-intérêts par un professeur d'un établissement privé à la suite de son licenciement motivé par son remariage après divorce, retiennent que, lors de la conclusion du contrat par lequel cet établissement s'était lié à ce professeur, les convictions religieuses de ce dernier avaient été prises en considération et que cet élément de l'accord des volontés, qui reste habituellement en dehors des rapports de travail, avait été incorporé dans le contrat dont il était devenu partie essentielle et déterminante.

1.2. Contractualisation des convictions politiques

En l'espèce, l'employeur invoquait, à son profit, l'application de cette notion d'entreprise de tendance, en relevant que l'article 6 du contrat de travail de Mme Mathiot stipulait clairement que "le salarié s'engage à s'abstenir de toute activité ou prise de position personnelle pouvant gêner l'action de l'employeur. Il s'abstiendra, en particulier, de toute candidature à une fonction élective dans le département d'élection du député-employeur et, plus généralement, de toute responsabilité politique, sans l'accord écrit préalable de l'employeur".

Aussi, selon l'employeur, la circonstance qu'il ait autorisé son assistante parlementaire à se porter candidate aux élections municipales sur la liste qu'il constituait ne pouvait avoir pour effet de délier la salariée de ses obligations contractuelles essentielles et, notamment, de celle de s'abstenir de toute prise de position personnelle pouvant gêner l'action politique de son employeur.

En toute hypothèse, selon l'employeur, la fonction d'attaché parlementaire implique qu'il existe une parfaite harmonie de conceptions entre les intéressés et l'assurance, de la part de l'employeur, d'une totale loyauté de la part de son collaborateur. L'article 6 du contrat de travail stipulait, au demeurant, que "l'employeur [...] n'engage le salarié précité qu'en raison de la confiance qu'il lui porte [...]. La bonne exécution du contrat suppose un rapport de confiance entre les parties et une adhésion du salarié à l'action politique menée par l'employeur. La perte de confiance ou la divergence d'opinions peut donc constituer un motif réel et sérieux de résiliation de la part de l'une ou l'autre partie".

Cette approche contractuelle des relations employeur-salarié, dans le cadre d'une entreprise de tendance, admise par la jurisprudence en d'autres temps et pour d'autres circonstances, n'a plus, aujourd'hui, la même capacité de conviction. La Cour de cassation s'est éloignée d'une lecture trop étroitement contractuelle des relations employeur-salarié, pour ne retenir que la dimension "droits fondamentaux de la personne", attachés au salarié.

2. Invalidité du licenciement violant la liberté d'opinion

2.1. Nature du licenciement : perte de confiance

Il est, désormais, bien établi que la Cour de cassation exclue, comme motif de rupture du contrat de travail, la perte de confiance (Cass. soc., 29 novembre 1990, n° 87-40.184, Mme Fertray c/ Etablissements R. Wagner et compagnie, publié N° Lexbase : A9039AAZ) : la perte de confiance ne peut constituer, en soi, un motif de licenciement, la cause de licenciement devant reposer sur des éléments objectifs. La Cour de cassation, si elle refusait qu'un licenciement soit exclusivement fondé sur le motif de la perte de confiance, admettait, cependant, que ce motif soit invoqué, à la condition d'être étayé par des faits objectifs et précis (Cass. soc., 26 janvier 2000, n° 97-43.047, Mme Verrier c/ Société Casino France, publié N° Lexbase : A4791AGK).

Puis, la Cour a, purement et simplement, condamné la perte de confiance en énonçant qu'elle ne peut jamais constituer en tant que telle un motif de licenciement, quand bien même elle reposerait sur des éléments objectifs (Cass. soc., 29 mai 2001, n° 98-46.341, Société Dubois couvertures c/ M. Cardon, publié N° Lexbase : A4701ATB). Une lettre de licenciement ne doit plus mentionner le motif de perte de confiance, sans quoi le licenciement sera automatiquement dépourvu de cause réelle et sérieuse, et ce même si la lettre fait référence à des éléments précis et objectifs. L'employeur devra fonder son licenciement seulement sur les éléments objectifs, et s'abstenir de faire référence à la notion de perte de confiance (v., aussi, Cass. soc., 21 octobre 2003, n° 01-44.172, F-D N° Lexbase : A9406C9A).

2.2. Justification du licenciement : priorité aux droits de la personne

La qualification d'entreprise de tendance, qui conduit à contractualiser des éléments qui relèvent, normalement, de la vie privée et des libertés fondamentales du salarié, à supposer qu'elle s'applique dans le cas d'un parlementaire, en sa qualité d'employeur, peut entrer en conflit avec une autre analyse juridique des droits de la personne, laquelle consiste à hiérarchiser des droits rentrant éventuellement en conflit : liberté contractuelle versus droits de la personne.

En l'espèce, la Cour de cassation tranche clairement ce conflit entre droits, pour faire prévaloir une approche subjective de la situation du salarié, titulaire, à ce titre, de droits fondamentaux, dont celui de la liberté d'opinion. Par l'arrêt rapporté, la Cour de cassation retient cette solution, en s'appuyant sur l'article 10 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen du 26 août 1789 (5) et sur l'article L. 120-2 du Code du travail (6).

Il en résulte que, si le secrétaire parlementaire peut être tenu de s'abstenir de toute position personnelle pouvant gêner l'engagement politique de son employeur, aucune autre restriction ne peut être apportée à sa liberté d'opinion. En se retirant de la liste en préparation, la salariée n'a fait qu'user de sa liberté d'opinion.

Cet arrêt doit être mis en perspective avec une jurisprudence plutôt clairsemée, se prononçant sur le principe de la liberté d'opinion. Ayant estimé que le vrai motif du licenciement d'un employé était le désaccord existant entre ce dernier et l'employeur sur des questions d'opinion et de politique générale sortant du cadre de l'activité professionnelle de l'entreprise, les juges du fond ont pu décider, dans une espèce, que l'employeur, en portant atteinte à la liberté d'opinion d'un salarié, avait commis un abus dans l'exercice de son droit de rompre un contrat de travail à durée indéterminée (Cass. soc., 14 octobre 1970, n° 69-40.355, Union Hospitalière d'Assistance à l'Enfance c/ Bondu, publié N° Lexbase : A8351AYX, Bulletin des arrêts Cour de cassation, Chambre sociale, n° 517, p. 422, note X., D. 1971 p. 53) (7).

Cette liberté d'opinion ne doit pas être confondue avec la liberté d'expression, dont l'objet et le régime sont fixés, précisément, par l'article L. 461-1 du Code du travail (N° Lexbase : L6536AC3), selon lequel les salariés bénéficient d'un droit à l'expression directe et collective sur le contenu, les conditions d'exercice et l'organisation de leur travail (8). Cette expression a pour objet de définir les actions à mettre en oeuvre pour améliorer leurs conditions de travail, l'organisation de l'activité et la qualité de la production dans l'unité de travail à laquelle ils appartiennent et dans l'entreprise. Les opinions que les salariés, quelle que soit leur place dans la hiérarchie professionnelle, émettent dans l'exercice du droit d'expression, ne peuvent motiver une sanction ou un licenciement.

Certaines décisions montrent, cependant, toute la difficulté à marquer juridiquement la différence entre les deux notions. Ainsi, dans une décision récente, la Cour de cassation a décidé que le fait pour un employeur d'obliger un salarié à émettre une opinion ou prendre une position publiquement porte atteinte à la liberté d'expression de l'intéressé ; dès lors, le refus d'obtempérer n'est pas fautif (Cass. soc., 26 octobre 2005, n° 03-41.796, F-D N° Lexbase : A1488DLP) (9). La Cour de cassation retenait, dans son visa, l'article L. 120-2 du Code du travail.

La liberté d'opinion doit, enfin, être distinguée de l'article L. 133-5 du Code du travail (N° Lexbase : L3149HIH), selon lequel la convention de branche conclue au niveau national contient obligatoirement, pour pouvoir être étendue, outre les clauses prévues aux articles L. 132-5 (N° Lexbase : L1370G9M), L. 132-7 (N° Lexbase : L4696DZX) et L. 132-17 (N° Lexbase : L5671ACZ), des dispositions concernant l'exercice du droit syndical et la liberté d'opinion des salariés, le déroulement de carrière des salariés exerçant des responsabilités syndicales et l'exercice de leurs fonctions.

Christophe Willmann
Professeur à l'Université de Haute Alsace


(1) Ch. Willmann, Le salarié-individu et l'individualisation des rapports de travail, Lexbase Hebdo n° 183 du 29 septembre 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N8977AIC) ; P. Adam, L'individualisation du droit du travail, Essai sur la réhabilitation juridique du salarié-individu, LGDJ 2005, avant-propos A. Jeammaud, préface C. Marraud ; en droit comparé, José Joào Abrantes, Contrats de travail et droits fondamentaux, éd. Peter Lang, 2000, Recht der Arbeit und der sozialen Sicherheit, Band 14.
(2) P. Adam, L'individualisation du droit du travail, Essai sur la réhabilitation juridique du salarié-individu, préc., n° 534.
(3) JCP, éd. G, 1987 n° 20798, note T. Revet ; JCP, éd. E, 1987 II n° 15043, note T. Revet ; P. Waquet, Loyauté du salarié dans les entreprises de tendance, Gaz. Pal. 1996, 2ème sem., pp. 1427-1432.
(4) Bulletin des arrêts Cour de cassation, Assemblée plénière n° 1, p. 1, note J. Pélissier ; D 1978 IR p. 391, notes Sauvageot et Lindon.
(5) "Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l'ordre public établi par la loi".
(6) "Nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché".
(7) En l'espèce, l'employeur, union hospitalière d'assistance à l'enfance, avait licencié les époux Bondu, éducateurs au service du centre institut médico-pédagogique de Theillat, au motif que ces derniers exprimaient leurs opinions politiques à leurs collègues sur le lieu de travail. La cour d'appel a considéré que l'employeur avait commis un abus dans l'exercice de son droit de rompre le contrat de travail en portant atteinte à la liberté d'opinion des salariés. Le pourvoi a été rejeté.
(8) J. Duplat, Droit d'expression et liberté d'expression des salariés dans l'entreprise, Dr. soc. 2000, p. 163 ; P. Adam, L'individualisation du droit du travail, Essai sur la réhabilitation juridique du salarié-individu, préc., n° 89, n° 101.
(9) Dans la perspective de la réorganisation et du projet de reprise de la SAOS Stade Malherbe de Caen, M. Jean Dupeux, exerçant la fonction de "manager général" de ce club de football depuis 1977, a émis, par voie de presse, diverses critiques de ce projet avant sa réalisation. Le nouveau président du club, désigné après renouvellement du conseil d'administration en juin 2000, a mis en demeure M. Jean Dupeux d'établir un projet de communiqué de presse commun susceptible d'être diffusé. Le salarié a été licencié pour faute grave par lettre du 1er août 2000, motif pris, notamment, du refus de remettre ce projet.

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