La lettre juridique n°168 du 19 mai 2005 : Fiscalité des entreprises

[Jurisprudence] La truite, l'étang et le taux de TVA

Réf. : CE, 9° et 10° s-s., 1er avril 2005, n° 252713, Ministre de l'Economie, des Finances et de l'Industrie c/ SNC Clemme-Delplanque (N° Lexbase : A4335DHZ)

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N4342AIN

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par Yolande Sérandour, Professeur à la Faculté de droit de Rennes, Directrice du Master de Droit Fiscal des Affaires de Rennes et du département Droit fiscal du CDA

le 07 Octobre 2010


L'organisateur de parties de pêche, exploitant d'étangs, de buvettes et de parcs d'attractions, qui offre la possibilité de pêcher les truites qu'il a vendues après les avoir déverser dans ses petits étangs doit-il la TVA au taux normal sur toutes ses activités ou peut-il revendiquer l'application du taux réduit à la vente des poissons ?

Telle est la question à laquelle devait répondre le Conseil d'Etat le 1er avril 2005. La SNC Clemme-Delplanque a pour objet social, notamment, l'exploitation d'étangs, de buvettes et de parcs d'attractions. Concernant l'exploitation des étangs, son activité comporte, d'une part, la vente de forfaits de pêche à la journée ou à la demi-journée dans son étang principal, et d'autre part, la vente de truites au poids ou à la pièce. Dans ce dernier cas, la société laisse à ses clients la possibilité de pêcher eux-mêmes, dans ses petits étangs, les truites achetées, sans modification du prix de vente. L'administration fiscale, se focalisant sur la possibilité de pêcher les truites après l'achat assimilait les ventes de truites à des prestations de services passibles du taux normal. Le vendeur entendait se voir reconnaître le bénéfice de l'article 278 bis du CGI dans sa rédaction applicable en l'espèce (1985-1987) : "La taxe sur la valeur ajoutée est perçue au taux super réduit de 5,50 % en ce qui concerne les opérations d'achat, d'importation, de vente, de livraison, de commission, de courtage ou de façon portant sur les produits suivants : / [...] 12° Produits d'origine agricole, de la pêche, de la pisciculture et de l'aviculture n'ayant subi aucune transformation".

Respectant la chronologie des situations, la Haute cour considère, à propos de "la vente au poids ou à la pièce des truites déversées dans les petits étangs pour être pêchées par les clients ; que, dès lors que les clients ont acquis ces truites à des tarifs identiques à ceux pratiqués pour la vente directe, cette activité doit être regardée non comme une prestation de services, mais comme la vente de produits de la pisciculture au sens des dispositions de l'article 278 bis précité du code général des impôts".

Ainsi, le prix apparaît-il comme un critère de distinction entre les livraisons de biens et les prestations de services. Au regard de la jurisprudence communautaire, cet arrêt révèle que le prix peut constituer un critère d'application des principes de neutralité et d'égalité.

1. Le prix, critère de distinction entre les livraisons de biens et les prestations de services

En l'espèce, la difficulté provenait de la diversité des activités du vendeur, également prestataire de services. Les amateurs de pêche à la truite se voyaient offrir la possibilité d'exercer ce loisir soit par l'acquisition de forfaits de pêche à la journée ou à la demi-journée, soit par l'acquisition préalable de truites, ensuite déversées dans un petit étang. Dans les deux cas, le pêcheur devait lancer sa ligne et espérer que la truite morde à l'hameçon avant d'obtenir satisfaction. Le résultat dépendait de la mise à disposition d'une étendue d'eau comprenant des truites et de la participation du client. Or, la mise à disposition d'un bien moyennant un prix appartient assurément à la catégorie des prestations de services non visée par l'article 278 bis du CGI. Ce dernier réserve, en effet, le taux réduit aux "Produits d'origine agricole, de la pêche, de la pisciculture et de l'aviculture n'ayant subi aucune transformation".

S'agissant des ventes de truites avant de les déverser dans un étang, l'administration fiscale pouvait légitimement craindre un montage destiné à éluder partiellement l'impôt. Il était, effectivement, tentant de prétendre vendre des truites et non des prestations de loisir, afin de bénéficier du taux réduit. Cependant, l'application sans discernement du taux normal au vendeur de truites au prétexte qu'il commercialise des prestations de pêche serait faire fi de la réalité lorsque les faits diffèrent.

Traditionnellement, la vente se distingue du louage par le transfert de propriété immédiat. La SNC Clemme-Delplanque vend des truites que ses clients peuvent emporter ou faire déverser dans un étang, afin de les pêcher. L'effectivité du transfert de propriété et du pouvoir de disposer paraît difficilement contestable . Soutenir que la vente de truites devient une prestation de services si l'acquéreur demande au vendeur de les déverser dans un étang afin de les pêcher serait contrevenir à la liberté d'entreprendre et à la liberté contractuelle sur lesquelles repose le marché unique. Ce serait, surtout, sanctionner a priori un supposé abus de droit.

En réalité, l'administration fiscale craint la vente de biens soumise au taux de 5,50 % déguisant la commercialisation de prestations de services relevant du taux normal. Le même problème se pose à propos des éleveurs de gibier qui vendent leur production tout en offrant à leurs clients la possibilité de chasser le gibier acquis dans un espace offert à la location, par eux-mêmes ou un tiers. L'administration fiscale semble considérer que la location et l'organisation de la chasse incluent la fourniture du gibier (QE n° 31278 de M. Ducout Pierre, JOANQ, 14 juin 1999, p. 3552, réponse publ. 27 septembre 1999 p. 5606, 11ème législature N° Lexbase : L2014BCL). En l'espèce, sans évoquer l'abus de droit ou la fraude, le Conseil d'Etat écarte le prétendu déguisement en constatant que le prix de vente demeure identique, quel que soit le choix des clients, emporter les truites ou les pêcher sur place. Si le prix des truites avait été plus élevé, le juge administratif en aurait apparemment déduit l'existence de véritables prestations de services. Or, si l'article 22-8 de la 6ème directive-TVA (N° Lexbase : L9279AU9) permet aux Etats membres de prévoir d'autres obligations qu'ils jugeraient nécessaires pour assurer l'exacte perception de la taxe et pour éviter la fraude, encore faut-il que des mesures spécifiques aient été prises. Or, en France, l'abus de droit présuppose le respect de la procédure décrite par l'article L. 64 du LPF(N° Lexbase : L5565G4U), à peine de nullité du redressement opéré au mépris de ce texte.

De plus, la sanction de la fraude ou de l'abus en présuppose la démonstration. Tel est le sens de la jurisprudence communautaire (CJCE, 3 juillet 1997, aff. C-330/95, Goldsmiths (Jewellers) Ltd c/ Commissioners of Customs & Excise N° Lexbase : A0301AW3 ; CJCE, 29 mai 1997, aff. C-63/96, Finanzamt Bergisch Gladbach c/ Werner Skripalle N° Lexbase : A0356AW4 ; CJCE, 19 septembre 2000, aff. C-177/99, Ampafrance SA c/ Directeur des services fiscaux de Maine-et-Loire (C-177/99) et Sanofi Synthelabo c/ Directeur des services fiscaux du Val-de-Marne (C-181/99) N° Lexbase : A7225AH3). Il y va des principes de neutralité et d'égalité de la TVA.

2. Le prix, critère d'application des principes communautaires de neutralité et d'égalité

Selon la CJCE, "les Etats membres ont la faculté de prévoir d'autres obligations qu'ils jugeraient nécessaires pour assurer l'exacte perception de la taxe et pour éviter la fraude, sous réserve du respect de l'égalité de traitement des opérations intérieures et des opérations effectuées entre Etats membres par des assujettis" (CJCE, 21 avril 2005, aff. C-25/03, Finanzamt Bergisch Gladbach c/ HE, § 10 N° Lexbase : A9457DHQ ; Yolande Sérandour, Epoux indivisaires et déduction de la TVA, Lexbase Hebdo n° 166 du 5 mai 2005 - Edition fiscale N° Lexbase : N3791AIA). Ce principe d'égalité de traitement constitue le corollaire du principe de neutralité (arrêt "HE", préc. § 72).

Le principe de neutralité de la TVA impose d'appliquer le même taux de TVA aux activités identiques. Ce principe régulièrement rappelé et appliqué par la CJCE serait violé si l'application du taux de 5,50 % à la vente de truites devait dépendre du fait que le vendeur permet ou non à ses clients de les faire déverser dans son étang pour les pêcher. Afin d'éviter toute suspicion, le vendeur devrait s'interdire de vendre à des pêcheurs ! Si le principe de neutralité "s'oppose à ce que des opérateurs effectuant les mêmes opérations soient soumis à des traitements différents du point de vue de la TVA" (CJCE, 7 septembre 1999, aff. C-216/97, Jennifer Gregg et Mervyn Gregg c/ Commissioners of Customs and Excise, § 20 N° Lexbase : A0499AWE), il semble difficile de distinguer selon que les acquéreurs de truites emporte immédiatement leur achat ou préfèrent le pêcher. Sur le fondement du principe de neutralité, la France a obtenu l'application du taux réduit à la partie abonnement des prestations de fourniture d'électricité bien que l'abonnement soit très étroitement lié au service concerné et fourni par la même personne. Cela atteste de la possibilité de dissocier les éléments d'une prestation complexe si des taux différents s'y appliquent. A fortiori, le même taux doit s'appliquer aux opérations identiques, notamment, par le prix ! Citons le § 25 de l'arrêt rendu par la CJCE le 8 mai 2003 dans l'affaire C-384/01: "La Cour a déjà affirmé que l'introduction et le maintien de taux réduits de TVA inférieurs au taux normal fixé à l'article 12, paragraphe 3, sous a), de la sixième directive-TVA ne sont admissibles que s'ils ne méconnaissent pas le principe de la neutralité fiscale inhérent au système commun de la TVA, lequel s'oppose à ce que des marchandises semblables, qui se trouvent, donc, en concurrence les unes avec les autres, soient traitées de manière différente du point de vue de la TVA (CJCE, 3 mai 2001, aff. C-481/98, Commission des Communautés européennes c/ République française, points 21 et 22 N° Lexbase : A3562AT4). Il en résulte que si la mise à disposition d'un étang, postérieurement à la vente des truites, était facturée, le taux réduit devrait pouvoir s'appliquer. Rien n'interdit de dissocier les éléments d'une prestation complexe et d'y appliquer les règles de TVA propres à chaque prestation. Le 25 février 1999 (CJCE, 25 février 1999, aff. C-349/96, Card Protection Plan Ltd (CPP) c/ Commissioners of Customs & Excise N° Lexbase : A7318AHI), à propos d'une affaire soulevant un problème de définition et de distinction des prestations, la CJCE a affirmé, au point 30, que "Il convient de souligner qu'il s'agit d'une prestation unique notamment dans l'occurrence où un ou plusieurs éléments doivent être considérés comme constituant la prestation principale alors que, à l'inverse, un ou des éléments doivent être regardés comme une ou des prestations accessoires partageant le sort fiscal de la prestation principale. Une prestation doit être considérée comme accessoire à une prestation principale lorsqu'elle ne constitue pas pour la clientèle une fin en soi, mais le moyen de bénéficier dans les meilleures conditions du service principal du prestataire".

En résumé, constitue une prestation autonome soumise au régime prévu par la 6ème directive-TVA toute prestation indépendante dont l'existence et la consommation ne nécessite pas un autre élément constitutif. Comme en matière d'assiette de la TVA, seule importe la volonté contractuelle. Si les clients ressentent le désir d'acquérir des prestations différentes, qu'ils jugent indispensables pour obtenir satisfaction en les utilisant ensemble, le taux propre à chaque prestation doit s'appliquer. En l'espèce, l'absence de facturation de la mise à disposition d'un étang interdisait d'assimiler à une prestation de service la vente de truites pour un prix identique à celui des ventes à emporter.

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