La lettre juridique n°613 du 21 mai 2015 : Éditorial

Droit de critique en dehors de l'entreprise : le Cogito du salarié

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 21 Mai 2015


Par un arrêt du 6 mai 2015, la Chambre sociale de la Cour de cassation conforte, si ce n'est sacralise, le droit de critique du salarié en dehors même de l'entreprise. L'exercice de la liberté d'expression des salariés en dehors de l'entreprise ne peut justifier un licenciement que s'il dégénère en abus. Le fait pour un salarié de s'interroger, dans le cadre d'une situation de conflit et par la voie d'un site internet revêtant un caractère quasiment confidentiel, sur le licenciement de l'un de ses collègues, sans que les propos incriminés soient injurieux ou vexatoires, n'excède pas les limites de la liberté d'expression.

La solution ne semble pas nouvelle en soi, mais comme le souligne notre éminent auteur, le Professeur Tournaux, cette décision met, à nouveau, en exergue le besoin de plus en plus impérieux de précisions s'agissant de l'incidence de la diffusion en ligne de propos tenus par le salarié. En effet,  la Cour de cassation ne se réfère pas, dans cette affaire, à la tenue de propos injurieux, diffamatoires ou excessifs, mais note, seulement, que les propos du salarié n'étaient ni injurieux, ni vexatoires. S'agit-il d'une restriction du champ d'exclusion de la liberté d'expression du salarié ? Comme souvent en matière juridique, à l'approche de concepts si sensibles, voire insaisissables, la méthode jurisprudentielle semble bien empirique. Et, elle pose, par ailleurs, ici, la question de la légitimité de l'esprit critique dans un monde hyper-médiatique, dans lequel la "sécurité" ou son illusion est le maître-mot du management et de la stratégie entrepreunariale.

Depuis près de 20 ans, le principe est acquis : l'exercice dans l'entreprise du droit d'expression est en principe dépourvu de sanction, il ne doit pas en être autrement, sauf abus, hors de l'entreprise. Au-delà de la simple liberté d'expression, la jurisprudence est pour le moins permissive lorsqu'elle enseigne que les critiques émises par un salarié à l'égard de son directeur ne sont pas constitutives d'une faute grave si elles sont mesurées et exclusivement adressées à ses supérieurs hiérarchiques. Tout ceci est la pierre d'achoppement de l'incursion de la démocratie au sein de l'entreprise, à la suite des "accords de Grenelle", de l'esprit "mai 68", et sur un plan proprement juridique, de l'intéressement, de la participation, de l'intrusion des syndicats dans l'entreprise, du développement important de la notion de "relations collectives du travail" : de la négociation permanente entre salariés et employeurs dans l'entreprise avec la fin de l'autocratie patronale. On ne trouvera à redire, finalement, à l'exercice de sa liberté d'expression par le salarié, que dans des cas extrêmes au regard de critiques virulentes émises par le salarié auprès d'un client important sur la qualité du travail et la compétence des dirigeants pour lesquels il travaillait, constituent une faute grave ; d'une lettre adressée à un supérieur hiérarchique, mettant en cause sans raison la loyauté du dirigeant social et qualifiant la nouvelle organisation de l'entreprise "d'armée mexicaine" ; du fait de qualifier, en public, son directeur d'agence de "nul et incompétent" et les chargés de gestion de "boeufs", propos injurieux et excessifs constituant un abus dans l'exercice de la liberté d'expression ; et, nouveau contentieux pléthorique, du fait de dénoncer, de façon réitérée, de multiples faits inexistants de harcèlement moral dont le salarié s'est avéré incapable de préciser la teneur, accusations calomnieuses et objectivement de nature à nuire à leur destinataire ainsi qu'à l'employeur.

Comme le souligne Alain Supiot, dans Critique du droit du travail, l'émergence de la liberté d'expression au sein de l'entreprise confère au pouvoir patronal "une légitimité plus démocratique : la légitimité inhérente à tout système de domination qui permet aux dominés de s'exprimer, et renforce ainsi leur adhésion à ce système" ; mais à quel prix ? Nécessairement, celui du refus du tout contrôle médiatique, celui de l'incertitude stratégique et managériale. De l'oeuf ou de la poule, quel est le principe premier : l'assurance de l'existence du salarié par la reconnaissance de son droit de critique -l'application du fameux Cogito- ou celle de l'entreprise dans la construction de son image et de sa stratégie, ici, salariale. C'est de beaucoup l'opposition classique entre la critique -autant que faire se peut constructive- et le dogmatisme que sont tentés de vouloir imposer les caciques d'un entreprise -quelle que soit sa taille par ailleurs-.

Accorder au salarié l'esprit critique c'est lui permettre de s'interroger, et non d'injurier ni de diffamer, l'employeur ou un supérieur hiérarchique dans le but d'éviter les erreurs de raisonnement, voire, en matière d'image de l'entreprise, le sophisme de la communication. Cette capacité et ce droit à s'interroger, c'est bien entendu la révélation de l'humanité du salarié, qui n'est pas uniquement considéré comme force de travail prolétaire, selon la théorie marxiste, mais capable de penser, donc d'être, à suivre Descartes. Accordons ainsi au salarié le droit de méthodiquement douter, pour peu qu'il y ait concorde sur le fait qu'il soit considéré comme autre "chose" qu'une ressource, même humaine, puisqu'il pense et s'interroge.

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