La lettre juridique n°590 du 13 novembre 2014 : Éditorial

L'abus de position dominante, Spinoza et... les dames pipi

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 14 Novembre 2014


L'oeil perverti du juriste voit le droit partout ; ou du moins le cherche pour raisonner, contester... ou maudire son action ! Qui passe par la gare d'Aix-en-Provence TGV comprendra que, assujetti à un besoin pressant, perdu au milieu de nulle part, la contribution obligatoire aux bonnes oeuvres de la dame pipi a de quoi, d'abord, surprendre, ensuite révolter, pour finir, tout de même, par être acceptée : nécessité faisant loi. Et, délesté de cinquante centimes d'euro, on n'en est pas moins soulagé... spirituellement aussi. Tout de go, la situation inspire immédiatement trois remarques d'ordre (presque) juridique, condensées en une minute trente... vous comprendrez aisément pourquoi.

Premièrement, on pensait naïvement que les toilettes des gares étaient des lieux publics. On apprend avisé qu'elles sont gérées, en l'espèce, par la société Sud services, filiale spécialisée dans le secteur du nettoyage industriel du Groupe Nicollin, réalisant près de 30 millions d'euros de chiffre d'affaires à elle toute seule. En clair, la SNCF, entreprise publique industrielle et commerciale, délègue à un tiers, société privée, la gestion de ses lieux d'aisance ; du fait du statut particulier du délégant, on aurait pu penser que le principe interdisant de verser un pourboire à un agent s'applique à ses délégataires. Mais, il n'en est rien. L'affaire diffère, toutefois, de celles, en 2011, des sanisettes de Cannes, pour lesquelles les dames pipi étaient directement rattachées à la municipalité ; et l'on comprend dès lors que le versement d'une gratification à une fonctionnaire territoriale puisse poser problème quant à la vertu et la probité du personnel municipal. C'est pourquoi la loi l'interdit expressément. Mais, force est de constater que, ce faisant, corruption il y a puisque le "dessous de soucoupe" est bien souvent nécessaire pour obtenir satisfaction. Bref, l'entreprise de nettoyage doit assurément verser le minimum légal à ses préposées en mission, alors pourquoi imposer une rémunération complémentaire à l'usage des précieuses alcôves ? Y succomber n'est-il pas faire oeuvre de déresponsabilisation de la société prestataire quant à la rémunération de ses salariés ? "On ne remet pas en cause la gratuité. Mais on est dans un pays de liberté. On peut avoir envie d'être généreux ! Les gens qui travaillent ici n'ont aucune prime spéciale pour leurs fonctions. Ce n'est pas un métier glamour. Tout le monde ne le ferait pas !" précisait le représentant syndical local des dames pipi cannoises. Des idées de complicité de déresponsabilisation sociale de l'entreprise nous viennent, dès lors, à l'esprit avec effroi...

Deuxièmement, on se rappelle que l'article L. 420-2 du Code de commerce prohibe l'abus de position dominante. Cette prohibition s'applique lorsque les pratiques "ont pour objet ou peuvent avoir pour effet d'empêcher, de restreindre ou de fausser le jeu de la concurrence sur un marché". Si la SNCF choisit comme elle l'entend son délégataire, il n'en va pas de même pour l'usager des transports publics. On ne peut pas dire qu'il y ait une diversité de l'offre de service au sein d'une gare perdue dans le vallon de Beaume Baragne. Et, lorsque d'un air assuré la dame pipi, seule en son office, vous contraint à sortir le porte-monnaie, on peut penser qu'elle abuse quelque peu de sa situation pour vous obliger à débourser compte tenu du caractère pressant de la situation. Pour qu'il y ait abus de position dominante, trois conditions doivent être réunies : l'existence d'une position dominante, une exploitation abusive de cette position et un objet ou un effet restrictif de concurrence sur un marché. Tout y est ! Mais l'on envisage mal, à ce moment là, saisir la DGCCRF pour obtenir gain de cause. On s'astreint penaud au cliquetis de la pièce tombante pour vaquer à son affaire. Y succomber n'est-il pas abandonner tout comportement citoyen, ne dénonçant pas fissa une pratique séquestrante ?

Alors, troisièmement, on se souvient de la jurisprudence peu amène avec les dames en question ; de cet arrêt de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, en date du 2 mai 2011, qui laissait dire à une salarié invoquant un harcèlement moral de son employeur que, "traitée publiquement de dame pipi', [elle l'avait pu l'interpréter] comme l'illustration du mépris que l'équipe dirigeante lui réservait" ; de cet arrêt parisien du 10 janvier 2013 reconnaissant qu'une salariée, installée à côté des toilettes "pour servir de dame pipi", selon les mots de sa supérieure hiérarchique, fut victime d'un tel harcèlement ; pire, de cet arrêt du 30 mai 2013, par lequel les juges reconnaissaient le statut de victime de discrimination en raison de son origine africaine et de harcèlement moral d'un salarié, lui aussi, qualifié dans l'entreprise de "dame pipi", car son bureau se situait à proximité de l'entrée des toilettes... Le mépris affiché, en société, comme devant la justice, pour une profession de l'ombre, n'aurait alors d'égal que la générosité, même forcée, des usagers des petits coins publics. La générosité est la vertu du don. Spinoza nous enseigne que la générosité est "un désir par lequel un individu, à partir du seul commandement de la raison, s'efforce d'assister les autres hommes et d'établir entre eux et lui un lien d'amitié" ; et l'on ne sort de la question de l'ego "qu'à la condition d'assumer d'abord son exigence propre, qui est de persévérer dans son être, le plus possible, le mieux possible, autrement dit d'agir et de vivre". Enfin, toujours selon l'auteur de L'éthique, la générosité est un désir, non une joie : lorsque l'amour et la joie font défaut, "la raison subsiste qui nous apprend -elle qui n'a pas d'ego et nous libère pour cela de l'égoïsme- que rien n'est plus utile à l'homme que l'homme, que toute haine est mauvaise, enfin que quiconque est conduit par la raison désire pour les autres ce qu'il désire pour lui-même", nous explique André Comte-Sponville (toujours dans son Petit traité des grandes vertus). Ainsi, donc "la générosité nous élève vers les autres, pourrait-on dire, et vers nous-mêmes en tant que libérés de notre petit moi". Le voilà le véritable sens de cette piécette au fond de la soucoupe ! Point besoin d'une facturette ou d'une note sans détail pour le service ainsi rendu : celui-ci ne se quantifie pas. Il s'agit de l'estime de ces dames et de l'estime de soi.

"L'homme généreux invente même des raisons de donner" écrivait Publius Syrius. Celles-ci sont, en l'espèce, impérieuses et se satisferont d'une entorse à l'opacité du pourboire et de l'abus de position dominante négligemment orchestré. On se sent presque vertueux à triompher de l'intérêt, pour paraphraser le duc de Lévis.

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