La lettre juridique n°584 du 25 septembre 2014 : Éditorial

Vie privée sur internet : "circulez, il y a tout à voir !"

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N3781BUL

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Vie privée sur internet : "circulez, il y a tout à voir !". Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/20362372-vie-privee-sur-internet-i-circulez-il-y-a-tout-a-voir-i-
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 25 Septembre 2014


"La solitude effraie une âme de vingt ans" : voilà bien une parole prophétique du Grand Molière, dans Le misanthrope, à l'adresse des jeunes générations connectées.

Et, il est loin le concept de vie privée, ce "droit d'être laissé seul", décrit par les avocats américains Samuel Warren et Louis Brandeis dans la Harvard Law Review (The right to privacy), le 15 décembre 1890 ! La société numérique, c'est justement l'anti-solitude : de l'attention quotidienne portée par chacun au-dessus de l'écran de son smartphone, au versement, parfois sans freins, de sa vie privée, devenant ainsi publique, par crainte d'être laissé pour compte ou par nécessité d'exister, socialement, du moins numériquement.

2,4 milliards d'internautes dans le monde, 54 millions en France (+ 566 % depuis 2000) ; 68 % des Français sont inscrits sur un réseau social. Chacun passe quatre heures par jour devant son ordinateur, une heure sur son mobile. Chaque minute, dans le monde, deux millions de requêtes sont faites sur Google, 571 nouveaux sites, 2 000 nouvelles photos sont postées sur Tumblr, 204 millions d'e-mails sont envoyés ; 90 % de nos données numériques ont été créées ces deux dernières années. "Quand on a 400 amis sur Facebook et 10 000 followers, est-on dans la vie privée ?" s'interroge Loïc Rivière, délégué général de l'Association française des éditeurs de logiciels et solutions internet (AFDEL). "La vie publique de beaucoup sur internet consiste dans ce qu'ils exposent ou surexposent de leur vie privée", poursuit-il.

Est-il alors surprenant que la mémoire numérique fasse peur ; que la vie privée des anonymes soit, à l'image de celle des célébrités, en réel danger ; et que services internet communautaires (SIC) et protection des données personnelles fassent si mauvais ménage ; pour qu'un juge de la République doive intervenir pour une banale histoire de compte Facebook ? L'arrêt rendu le 2 septembre 2014, par la cour d'appel d'Aix-en-Provence, est intéressant à plus d'un titre : outre qu'il rappelle l'exercice conjoint de l'autorité parentale, même après un divorce, il légitime les craintes d'un père, pour finalement ordonner la clôture du compte Facebook ouvert au nom de sa fille mineure par la mère de cette dernière.

Selon la cour, quelles que soient les motivations de la mère, la demande du père tendant à la fermeture de ce compte était légitime ; et il convenait donc d'y faire droit. La formulation est elliptique ; l'enfant en question a huit ans ; le juge, sans autre explication -et c'est bien dommage- considère que le désaccord entre les deux parents sur l'implication de leur fille dans un réseau social ouvert, comme Facebook, oblige à la plus extrême prudence et conduit à la fermeture du compte donc. Comme si naissait un principe de précaution au regard de la société numérique qui conduirait à l'abstention de toute vie publique jusqu'à... plus ample capacité de discernement de la part de l'internaute.

Comme de coutume avec l'économie numérique, qui précède la société numérique elle -même, les premières réponses, visant à protéger la vie privée, droit fondamental constitutionnel et conventionnel européen, ont tardé. Dès 1999, Scott McNealy, Président de Sun Microsystems usait d'une formule choc mais annonciatrice : "Vous n'avez aucune vie privée. Tournez la page". En 2010, Mark Zuckerberg, fondateur de Facebook, démontrait que la vie en public était la nouvelle norme ; et, en novembre 2013, Vint Cerf, "Père fondateur" d'internet, estimait que "La vie privée pourrait bien être une anomalie". On ne peut pas dire que les "papes" de la net économie aient avancé à visage masqué ! Au mieux, ils ne nient pas que la "vie privée" soit un droit fondamental ; mais ils estiment clairement que ce principe cède le pas devant le développement consenti par les populations numériques d'une vie publique ex-croissante et sans limite intrusive. Tel est en substance ce que révèle également Antonio Casilli, Maître de conférences en humanités numériques à Telecom ParisTech et chercheur au Centre Edgar-Morin de l'EHESS, lorsqu'il dit que "la vie privée n'a pas disparu, elle s'est transformée : elle n'est plus une sphère susceptible d'être pénétrée, mais un espace de négociation avec les autres acteurs", lors d'une journée d'étude organisée le 22 mai 2014 au Sénat, sur "le numérique, renseignement et vie privée".

"L'espace privé n'est pas compatible avec le modèle économique de ces réseaux. C'est un problème culturel", rappelait dès lors Maître Christiane Féral-Schul, ancien Bâtonnier du barreau de Paris, lors de cette même journée. L'avocate, spécialiste en droit des nouvelles technologies, précisait même sa pensée : "l'internaute est schizophrène, qui exige simultanément liberté de s'exprimer sans entrave et protection de son intimité". Et c'est bien, cette quadrature du cercle à laquelle, anonymes comme célébrités sont confrontés. "Nous défendons le respect de ce principe sans prêter attention à nos propres responsabilités. Ouvrir un compte sur Gmail, c'est accepter de voir ses informations livrées à l'administration américaine si elle en fait la demande. Les données ne se perdent pas, et les préjudices ne sont guère réparables. Renforçons l'autocontrôle, changeons de culture".

"L'enjeu est le consentement éclairé. Pour qu'il y ait contrôle des données, il faut que le consommateur soit informé. A défaut, pas de contrôle effectif de sa part" ajoute Alain Bazot, président de l'UFC-Que Choisir.

Et, c'est à ce premier voeu que répond la cour d'appel d'Aix-en-Provence en approuvant ce père dans sa volonté de clôturer le compte Facebook de sa fille de huit ans, incapable de discernement quant aux enjeux de l'étalement de sa vie privée ou de son intimité sur internet : l'autocontrôle est la première clé du rétablissement de l'équilibre entre SIC et vie privée. Il est heureux, pour l'heure, que cette conscientisation reste assez intuitive, comme le souligne Alain Bazot.

Alors, l'émergence sur le réseau des communautés privées découle tout naturellement de cette nouvelle méfiance. Rendre à nouveau privée sa vie partagée sur la toile ? Mais, le phishing, ou l'hameçonnage, qui consiste à dérober les données personnelles pour s'emparer de certains éléments de la vie privée d'un individu devient un véritable "sport" de hacker aux conséquences planétaires redoutables ; des starlettes imprudentes ont pu en faire les frais dernièrement encore. Benoît Tabaka, Directeur des politiques publiques de Google France, a beau essayer de rassurer en indiquant développer les outils pour protéger les internautes, par exemple en les avertissant des connexions suspectes : il n'est point de données personnelles à l'abri d'une publication et d'une utilisation mercantile lorsqu'elles pénètrent l'univers internet. Aucun cloud n'est sans nuage !

Faut-il dès lors désacraliser le concept de vie privée et instaurer un droit de propriété sur les données personnelles pour éviter leur captation par les entreprises ? Isabelle Falque-Pierrotin, Présidente de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL), ne le croit pas. "Ce serait une rupture avec la conception française selon laquelle les données sont une composante des droits fondamentaux et non un élément de patrimoine. De plus, même si les données sont détenues par des tiers, le particulier conserve des droits ; à l'inverse, dès que vous les aurez cédés, ces droits disparaîtront avec la perte liée au droit de propriété".

Non, décidément, pour "éviter de construire des abris anti-numériques et se garder de toute naïveté", comme le préconise Yves Le Mouël, Directeur général de la Fédération française des Télécoms, l'autocontrôle, l'éducation à cette nouvelle culture de la société numérique et à la bonne gestion de ses données personnelles demeurent les seules solutions objectives des internautes qui ne peuvent pas espérer tout de l'autorégulation des sociétés du net dont l'exploitation de ces données est précisément le coeur de business.

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