Le Quotidien du 1 septembre 2025 : Marchés publics

[Jurisprudence] Le montant des pénalités doit s’apprécier au regard de l’attitude de l’acheteur

Réf. : CE, 2°-7° ch. réunies, 15 juillet 2025, n° 494073, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : B8885AWY

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par François Camelot, intervenant en droit public des affaires, Panthéon-Assas université et Kevin Demart-Guyomard, juriste en droit de la commande publique à l'UGAP

le 26 Août 2025

Mots clés : marchés et contrats administratifs • fin des contrats • nullité et annulation • exécution financière du contrat • rémunération du cocontractant • révision des prix • pénalités

Dans un arrêt rendu le 15 juillet 2025, le Conseil d’État précise que, pour apprécier le caractère manifestement excessif des pénalités appliquées par l’acheteur public, le juge doit tenir compte des éventuelles fautes commises par ce dernier. L’arrêt indique également que l’omission de prévoir une clause de révision dans un marché public en méconnaissance des dispositions du Code de la commande publique, ne constitue pas un vice d’une gravité telle que le contrat lui-même serait entaché d’illicéité.


 

I. Rappel des faits et de la procédure

En mai 2016, l’Établissement national des produits de l’agriculture et de la mer (FranceAgriMer) a conclu deux marchés publics avec la société Nouvelle Laiterie de la Montagne, portant sur la fourniture de produits de la mer destinés à des associations caritatives, avec une échéance de livraison fixée à février 2017.

Confrontée à des difficultés d’exécution, la société, en l’absence de clause de révision des prix dans les marchés, a demandé à plusieurs reprises une hausse des tarifs ou un report des délais de livraison, demandes qui ont été rejetées par FranceAgriMer. En raison du retard de livraison, FranceAgriMer a appliqué deux pénalités pour inexécution contractuelle, notifiées par des titres exécutoires.

La société a contesté ces pénalités devant le tribunal administratif, qui a rejeté sa demande. Son appel a également été rejeté par la cour administrative d’appel. Elle a ensuite formé un pourvoi en cassation devant le Conseil d’État, sollicitant l’annulation de l’arrêt et la prise en charge de ses frais de justice.

II. Le caractère « manifestement disproportionné » du montant de pénalité doit désormais tenir compte de l’attitude de l’acheteur

Reprenant les principes issus de sa jurisprudence « OPHLM de Puteaux » [1], le Conseil d’État rappelle que le juge du contrat peut, lorsqu’il est saisi de conclusions en ce sens, moduler les pénalités contractuelles si leur montant est manifestement excessif ou dérisoire, au regard du montant du marché et de la gravité de l’inexécution constatée.

De jurisprudence constante, cette appréciation s’inscrit dans la finalité même des pénalités, qui visent à réparer forfaitairement le préjudice subi par l’acheteur public. Le caractère « manifestement excessif ou dérisoire » s’évalue donc objectivement, en lien avec l’ampleur des manquements [2].

En l’espèce, la cour administrative d’appel de Paris a refusé de faire usage de ce pouvoir de modulation, considérant que des taux de pénalité compris entre 10 % et 15 % du montant des marchés n’étaient pas disproportionnés compte tenu des inexécutions constatées.

Le Conseil d’État censure cette analyse, reprochant à la Cour de ne pas avoir pris en compte, dans son appréciation de la proportionnalité, les manquements imputables à l’acheteur public. Ce faisant, il élargit l’office du juge du contrat : le contrôle du caractère manifestement excessif ne se limite plus à la seule sanction infligée au titulaire, mais suppose une mise en balance des fautes respectives des parties.

Le juge cherche ainsi à rétablir un équilibre contractuel, en évitant qu’un acheteur puisse infliger de lourdes sanctions tout en ayant lui-même contribué à la mauvaise exécution du marché. Cette approche s’inscrit dans une évolution plus équilibrée du droit des contrats publics, à l’image des réformes des CCAG, qui instaurent désormais une phase contradictoire avant l’application des pénalités.

Cette inflexion jurisprudentielle soulève néanmoins plusieurs difficultés.

D’abord, les pénalités ont pour objet de sanctionner des manquements déterminés, tels que des retards d’exécution ou des non-conformités, précisément identifiés dans le contrat. Or, en prenant en compte des fautes de l’acheteur qui ne présentent pas de lien direct avec ces manquements, le juge risque d’altérer la finalité des pénalités, qui deviendraient alors un instrument de compensation globale, fondé sur des éléments hétérogènes. Une telle approche pourrait, à terme, être perçue comme une remise en cause du principe selon lequel les manquements de l’acheteur public ne dispensent pas le titulaire de ses propres obligations contractuelles.

Ensuite, cette solution interroge pour les marchés sans pénalités, ou avec des pénalités faibles : le titulaire pourrait être privé de toute compensation si le juge n’a pas de montant à moduler, alors qu’un recours en responsabilité classique lui ouvrirait d’autres perspectives. Une double voie contentieuse se développe ainsi, entre action indemnitaire et action en modulation des pénalités.

Enfin, cette évolution fragilise le critère du « manifestement excessif ». Un montant de pénalités qui paraîtrait mesuré au regard du marché public pourrait désormais faire l’objet d’une modulation s’il est contrebalancé par des manquements graves de l’acheteur. Le contrôle glisse alors d’un simple examen de proportionnalité objective vers une appréciation globale de l’équité contractuelle.

En somme, cette décision marque une évolution notable de la jurisprudence « OPHLM de Puteaux ». Le juge administratif passe d’un contrôle limité, quasi-comptable, à une mise en balance plus souple et contextuelle des fautes respectives des parties. Si cette approche renforce l’équité, elle modifie la logique initiale du mécanisme de modulation, qui se voulait exceptionnel et rigoureusement encadré.

III. L’absence de clause de révision de prix, une illicéité sans incidence sur la validité du contrat

Le second apport de la décision concerne les effets à tirer de l’absence, dans un marché public, d’une clause de révision de prix pourtant légalement exigée. En l’espèce, les marchés conclus portaient sur la fourniture de denrées alimentaires, dans un contexte de forte volatilité des cours mondiaux. Or, ces marchés, d’une durée supérieure à trois mois, ne comportaient aucune clause de révision des prix, en violation des exigences de l’article 18 du Code des marchés publics alors applicable [3].

Le Conseil d’État reconnaît cette illégalité, mais considère qu’elle ne constitue ni un vice d’une particulière gravité, ni une atteinte au contenu licite du contrat. Le contrat n’est donc pas écarté, et le litige est résolu sur le terrain contractuel. Ce faisant, les juges du Palais Royal réaffirment le principe selon lequel toute irrégularité n’est pas de nature à entraîner la nullité du contrat, en reprenant les critères issus de sa jurisprudence « Tarn-et-Garonne » et précisés depuis.

Cette solution, si elle s’inscrit dans une logique de stabilité contractuelle, soulève plusieurs interrogations importantes.

D’abord, elle fragilise la lisibilité du droit applicable en ne précisant pas clairement les critères permettant d’identifier les vices « d’une particulière gravité » qui seraient susceptibles d’entraîner l’annulation du contrat. Le rapporteur public, s’appuyant sur l’affaire « SCI Victor Hugo », rappelait pourtant que l’absence ou la dénaturation du prix pouvait, dans certains cas, justifier que le juge règle le litige sur le terrain extracontractuel [4]. Or, en l’espèce, c’est bien l’économie générale du marché qui se trouve faussée du fait de l’absence de clause de révision, conduisant à un prix figé, donc structurellement inadapté.

Ensuite, si le rapporteur public observe que l’acheteur aurait pu corriger cette illégalité par avenant, une telle hypothèse n’est pas juridiquement neutre. En effet, la possibilité d’introduire une clause de révision en cours d’exécution pose la question de la modification substantielle du contrat, au regard du principe d’intangibilité des prix initiaux. Le refus répété de l’acheteur public d’adapter le contrat à l’évolution des prix constitue précisément la faute contractuelle qui a conduit le juge à modérer les pénalités infligées au titulaire.

Par ailleurs, cette décision illustre un paradoxe : l’acheteur n’aurait probablement pas été sanctionné si les pénalités appliquées étaient restées modérées. Ce n’est donc pas tant l’irrégularité du contrat que son instrumentalisation à travers un usage excessif du pouvoir de sanction qui est visé. Ce constat contraste avec la logique correctrice de l’arrêt « SIPPEREC », qui permet à l’acheteur de régulariser un contrat irrégulier en cours d’exécution [5]. En l’espèce, non seulement l’acheteur ne se conforme pas à l’obligation de révision, mais il n’est aucunement incité par le juge à le faire, puisque le contrat n’en est pas moins valable. Autrement dit, l’inertie contractuelle n’est pas dissuadée.

Enfin, cette affaire illustre une tension persistante dans le contentieux contractuel entre logique de sécurité juridique et exigence d’équilibre contractuel et économique. Le prix est un élément substantiel du contrat : sa déformation progressive par l’absence d’actualisation affaiblit la portée du consentement initial et compromet l’exécution loyale du marché. Ne pas tirer de conséquences structurelles d’un tel vice contribue à accroître l’incertitude sur la portée réelle des obligations issues du Code de la commande publique.

 

[1] CE, 29 décembre 2008, n° 296930 N° Lexbase : A9630EBB.

[2] CE, 19 juillet 2017, n° 392707 N° Lexbase : A2037WNR.

[3] Désormais repris à l’article R. 2112-14 du Code de la commande publique N° Lexbase : L2526LRY.

[4] CE, 3 avril 2024, n° 472476 N° Lexbase : A64072ZC.

[5] CE, 8 mars 2023, n° 464619 N° Lexbase : A53639H4.

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