La lettre juridique n°515 du 7 février 2013

La lettre juridique - Édition n°515

Éditorial

France-Allemagne : "Bon anniversaire !"

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N5717BTW

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 27 Mars 2014


"J´ai mis mon complet neuf, mes souliers qui me serrent"...

Comme en amour, la politique est affaire de symboles. Chacun aura remarqué la timidité, pour ne pas dire la morosité, dans laquelle a été célébré le soixantième anniversaire du couple franco-allemand. Les divergences notables entre les exécutifs du couple y sont certainement pour beaucoup. Et, si "l'Allemagne [était] un partenaire indispensable et accommodant", selon De Gaulle, lors de la signature du Traité d'amitié et de coopération entre Paris et Bonn, le 22 janvier 1963, dit "Traité de l'Elysée", on ne peut pas dire que le "géant économique" soit toujours d'humeur ou de caractère conciliant avec le "géant politique et militaire". La perméabilité aux recommandations et encouragements venant de l'étranger constitue même une "marque de fabrique" de la Chancelière. De là à fredonner plus volontiers un autre standard d'Aznavour, "Tu t'laisses aller", il n'y a parfois qu'un vibrato...

Pourtant, plus discrètement, ces "noces de diamant" ont bien été célébrées avec plus d'éclat qu'il n'y paraît, notamment au Journal officiel du 29 janvier 2013. Est ainsi publiée la loi du 28 janvier 2013, autorisant la ratification de l'accord, signé à Paris le 4 février 2010, entre la République française et la République fédérale d'Allemagne instituant un régime matrimonial optionnel de la participation aux acquêts. Le texte est sinon fondamental dans l'érection du couple franco-allemand, du moins hautement symbolique en ce qu'il jette les bases d'un régime matrimonial concilié au sein des couples franco-allemands.

Si le "Traité de l'Elysée" doit beaucoup à l'amitié sincère unissant, d'abord, De Gaulle et Adenauer, puis Pompidou et Brandt, Giscard d'Estaing et Schmidt, Mitterrand et Kohl, enfin Chirac et Schröder, une attention particulière a toujours été portée à ce que ce soient les peuples, eux-mêmes, qui portent sur les fonts baptismaux le jeune couple franco-allemand.

Cette alliance nouvelle entre les deux ennemis héréditaires devait donc célébrer un rapprochement sur le plan des affaires internationales, sur celui de la défense commune, une convergence économique, une unité monétaire, un rapprochement fiscal, une reconnaissance culturelle mutuelle... Mais l'amour dans tout cela ?

Les différences importantes entre les régimes matrimoniaux français et allemands, et notamment entre les deux régimes légaux, génèrent de nombreuses difficultés pour les couples franco-allemands. Face à cette situation, il était apparu opportun de créer, par le biais d'un accord bilatéral, un régime optionnel supplémentaire, inspiré des régimes de la participation aux acquêts existants dans chacun des deux pays, qui fonctionne selon des règles simples et modernisées, identiques en France et en Allemagne. Après deux années de négociations, l'accord a été signé à Paris le 4 février 2010, par les ministres de la Justice français et allemand. Cet accord représente une avancée juridique majeure pour les couples, en leur permettant d'adopter un régime matrimonial qui se compose, fonctionne et se liquide selon des règles communes afin de permettre une plus grande sécurité juridique en France et en Allemagne.

L'instauration de cette option pour un régime de participation aux acquêts, régime de droit commun en Allemagne, est des plus emblématique pour le "couple franco-allemand". Durant la vie commune, c'est le régime de la séparation de biens qui s'applique. Chaque partie conserve l'administration, la jouissance et la libre disposition des biens possédés avant le mariage, des héritages et donations, des revenus personnels et des actifs acquis avec ces revenus personnels. Il n'y a donc pas de masse commune. Mais au moment de la dissolution du mariage, chacun a le droit de participer pour la moitié aux acquêts nets constatés dans le patrimoine de l'autre, c'est-à-dire à hauteur de la moitié en valeur de l'enrichissement. C'est sans doute la tournure actuelle que prend la construction européenne et, plus singulièrement, le chemin que prend le "directoire franco-allemand". Le régime de la communauté réduite aux acquêts ne semble pas être au goût du jour, surtout après les échecs constitutionnels et les crises monétaires européennes.

"Ce soir est important, car c´est l´anniversaire
Du jour où le bonheur t´avait vêtue de blan
c"

Alors réjouissons-nous, même l'amour est désormais soumis au "Traité de l'Elysée", de quoi faire oublier définitivement le "diktat de Versailles"...

Et, pour reprendre Aznavour et sa chanson fleuve :
"Par les rues lentement nous marchons en silence
Tu souris, je t´embrasse et tu souris encore
La soirée est gâchée mais on a de la chance
Puisque nous nous aimons l´amour est le plus fort
Bon anniversaire ! Bon anniversaire !
Bon anniversaire !
"

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Avocats/Institutions représentatives

[Focus] Gouvernance de la profession : le barreau de Paris pour un Ordre national

Lecture: 5 min

N5664BTX

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par Anne-Laure Blouet Patin, Directrice de la Rédaction

Le 07 Février 2013

Véritable "serpent de mer" pour la profession, la Gouvernance n'en finit pas de susciter débats, polémiques et passes d'armes entre les institutions représentatives. Et le sujet, lancé depuis quelques années déjà, revient régulièrement sur le devant de la scène, aucun consensus n'arrivant à être trouvé entre les "trois grands" : le Conseil national des barreaux, la Conférence des Bâtonniers et le barreau de Paris... Dernier acte en date, l'adoption, le 15 janvier 2013, d'une motion par le conseil de l'Ordre parisien demandant la création d'une mission consultative. L'objet de cette commission : retranscrire le projet de réforme de la gouvernance de la profession issu du barreau parisien... En 2011, sous le bâtonnat de Jean Castelain, les avocats parisiens avaient été sollicités sur le thème de la gouvernance. A un premier sondage, quelque 3 047 avocats, sur les 22 555 inscrits à Paris, soit 13,51 % du barreau parisien, s'étaient exprimés à 90 % en faveur d'un pouvoir normatif et d'un pouvoir de représentation de la profession au niveau national, avec un "bâtonnier national" élu au suffrage universel direct, pour 75 %. Au référendum du 7 décembre 2011, 6 871 avocats parisiens votants s'étaient alors prononcés à 74 % pour un Ordre national à la place du CNB, à 78 % pour un président élu au suffrage universel direct, à 57 % pour un regroupement des ordres au niveau régional et à 66 % pour un rattachement des organismes techniques à l'Ordre national. Et le couperet tombait quelques jours après avec la publication des résultats d'une enquête TNS-Sofres, commandée par le CNB, qui concluait à un Conseil national des barreaux "inefficace" et au désir, par les avocats interrogés, d'avoir une seule et unique organisation pour les représenter au niveau national... De son côté le "Parlement de la profession" a tenté d'avancer. Lors de son assemblée générale des 16 et 17 novembre 2012, le bureau du CNB a présenté sous forme d'un rapport d'étape, qui constitue un simple document de travail, l'état de ses réflexions sur l'organisation de la profession d'avocat. Les réflexions du bureau portent essentiellement sur une évolution du CNB de nature à favoriser celle de la profession, aux fins de l'efficacité de son organisation et de sa représentation institutionnelle. Dans ce cadre, les axes de réforme soumis au débat de l'assemblée générale ont trait :

- au système électoral ;

- à la durée du mandat des membres du CNB et aux modalités de désignation de son président ;

- aux vice-présidents élus et de droit du CNB ;

- aux missions de l'institution nationale et à sa dénomination ;

- aux aspects financiers de la réforme ;

- à la coordination entre le CNB et les organismes techniques de la profession ;

- à la création d'une chambre disciplinaire d'appel.

Une synthèse de l'ensemble des contributions sur ce sujet sera présentée à l'assemblée générale du mois de février 2013, puis soumise au vote de l'assemblée de mars prochain.

Ainsi, fort logiquement, c'est devant son conseil de l'Ordre que l'ancien Bâtonnier Jean Castelain a présenté son rapport visant à la naissance d'un Ordre national, apportant ainsi sa contribution au sujet !

Le rapport prévoit la création d'un Ordre national qui se substituerait progressivement, de plein droit, à chacun des 161 Ordres existants. Il ne s'agirait ni d'un organe parlementaire, ni d'un organe exécutif, mais d'un Ordre, organisme dans lequel les avocats se reconnaissent naturellement, et auquel l'affiliation des avocats serait obligatoire.

La mission principale de cet Ordre national serait de traiter de "toutes questions intéressant l'exercice de la profession", pouvoir actuellement reconnu à chaque Ordre sur le territoire de la République. Et seul cet Ordre national pourrait décider, pour l'ensemble de la profession, au niveau national, des questions de déontologie, de formation, d'accès. Plus généralement, il serait seul à fixer la politique de l'ensemble du barreau français (par exemple, de décider de l'exercice ou non de la profession d'avocat en entreprise).

La question se pose alors de la discipline. L'Ordre national serait-il une "super instance" disciplinaire ? Non. Pour le barreau parisien, l'Ordre national s'appuierait sur des formations disciplinaires régionales, par cour d'appel, auxquelles serait laissé l'actuel pouvoir disciplinaire, sauf à permettre au président de l'Ordre national de saisir une juridiction disciplinaire régionale si les Bâtonniers du ressort de la cour dans laquelle des manquements auraient été commis n'exerçaient pas leur pouvoir de poursuites.

Quid des barreaux ? Quid de l'organisation décentralisée de cet Ordre national ? Elémentaire, pour Paris : les barreaux de cours. La profession serait organisée de façon régionale par ressort de cour d'appel, le Bâtonnier de cour étant -sauf accord entre barreaux- le Bâtonnier du barreau le plus important en nombre du ressort de la cour d'appel. Mais, ces barreaux de cour ne seraient pas dotés de la personnalité morale...

Un président élu au suffrage universel. Le président de l'Ordre national des avocats serait élu par l'ensemble des avocats de France. Il tirerait de cette élection une légitimité incontestable et le pouvoir d'être la voix de l'ensemble de la profession. Son mandat serait de deux années, renouvelables une fois, pour permettre d'inscrire l'action dans la continuité, en gardant le rythme habituel des élections ordinales. L'usage d'une alternance Paris/Province dans le choix du président ne serait pas maintenu, compte tenu notamment du vote au suffrage universel.

Un financement assuré par les avocats. L'action de l'Ordre national serait financée par une cotisation forfaitaire par avocat. Elle serait recouvrée directement par l'Ordre national. Les comptes de l'Ordre national seraient certifiés par un commissaire aux comptes et soumis au contrôle de la Cour des comptes.

A l'issue de cette séance, que l'on peut supposer avoir été intense -le président du CNB, Christian Charrière-Bournazel en étant membre-, le conseil, afin que ces réflexions et propositions, et celles des autres composantes de la profession, interrogées parallèlement par le CNB, puissent être débattues avec recul et sérénité tout en intégrant d'autres réflexions inspirées d'autres professions et organisations, a adopté une motion visant à la création d'une commission ad hoc :

"le conseil de l'Ordre des avocats de Paris, réuni en sa séance du 15 janvier 2013, connaissance prise du questionnaire préparé par le Bureau du Conseil national des barreaux et du rapport de la commission Gouvernance du barreau de Paris, est d'avis de proposer la création d'une commission consultative (la Commission), composée de 11 membres, 2 désignés par le Président du CNB, 2 désignés par le Président de la Conférence des bâtonniers, 2 désignés par le bâtonnier de Paris -étant précisé que ces 6 membres désigneront le Président de la Commission- et 4 désignés parmi les membres de la société civile par le Président de la Commission pour présenter à la profession, après une large concertation avec ses représentants, le texte d'une proposition de loi créant un Ordre national des avocats".

Incontestablement, la position parisienne pourrait être vécue par certains comme une tentative de passage en force. Notamment pour la Conférence des Bâtonniers, dont le président, Jean-Luc Forget, rappelle qu'elle est l'expression du maillage du territoire... Et encore le 25 janvier dernier, lors de l'Assemblée générale statutaire de la Conférence : "Les Ordres ne doivent pas, ne peuvent pas se substituer à l'institution nationale. Celle-ci ne doit pas, ne peut pas, se substituer aux Ordres".

Affaire à suivre... encore...

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Baux commerciaux

[Jurisprudence] Les conditions de la résiliation d'un bail commercial en cas de perte de la chose louée

Réf. : Cass. civ. 3, 19 décembre 2012, n° 11-26.076, FS-P+B (N° Lexbase : A1556IZN)

Lecture: 8 min

N5626BTK

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par Fabien Kendérian, Maître de conférences HDR à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, IRDAP (EA 4191), Chargé d'enseignement à l'Université Panthéon-Sorbonne - Paris I

Le 07 Février 2013

Bail commercial et droit commun des baux du Code civil. Rendu à propos d'un bail commercial, l'arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de la cassation ici rapporté, publié au Bulletin, permet de faire utilement le point sur les conditions de la résiliation du bail en cas de perte de la chose louée par cas fortuit. C'est l'article 1722 du Code civil (N° Lexbase : L1844ABW) qui constitue le siège de la matière. Aux termes de ce texte appartenant au droit commun des baux -et dont la rédaction est restée la même depuis 1804-, "si, pendant la durée du bail, la chose louée est détruite en totalité par cas fortuit, le bail est résilié de plein droit ; si elle n'est détruite qu'en partie, le preneur peut, suivant les circonstances, demander ou une diminution du prix, ou la résiliation même du bail". Et le texte d'ajouter que, "dans l'un et l'autre cas, il n'y a lieu à aucun dédommagement" (pour un commentaire de l'article 1722 du Code civil, v. Code des baux, commenté par J. Lafond, B. Vial-Pedroletti, F. Kendérian et Ch. Coutant-Lapalus, LexisNexis, 11ème éd., 2012, p. 22-23, avec les réf ; v., égal., les obs. de B. Vial-Pedroletti, in J.-Cl. Bail à loyer, Fasc. 286, 2012). Rappelons que cet article 1722 a une portée générale et s'applique aux baux commerciaux (v. Cass. civ. 3, 1er mars 1995, n° 93-14.275, publié N° Lexbase : A7727ABS, Bull. civ. III, n° 59, RD imm., 1995, p. 392, obs. J. Derruppé, D., 1997, somm. p. 305, obs. L. Rozès ; CA Paris, 16ème ch., sect. A, 5 janvier 1993, D., 1993, inf. rap. p. 122 ; adde, G. Teillais, Perte de la chose louée et baux commerciaux, AJDI, 1998, p. 105). "Redécouverte" de l'article 1722 du Code civil par les bailleurs commerciaux. Texte longtemps resté méconnu -et, en tout cas, jusqu'ici peu utilisé par les bailleurs-, l'article 1722 du Code civil est aujourd'hui de plus en plus souvent invoqué par ces derniers pour tenter de s'affranchir de leurs obligations découlant du statut des baux commerciaux. La "redécouverte" de ce texte par les bailleurs, notamment commerciaux, peut s'expliquer par la faveur récemment manifestée par la Cour de cassation à l'endroit du texte, en particulier dans deux arrêts rendus dans une même affaire en 2011, où il était question de la perte, par le preneur évincé par congé du bailleur, de son indemnité d'éviction en cas d'incendie des lieux loués. D'abord, par un arrêt du 4 janvier 2011, la Cour, saisie d'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) prétendant que l'article 1722 n'était pas conforme au principe constitutionnel du respect de la propriété privée garanti par les articles 2 (N° Lexbase : L1366A9H) et 17 (N° Lexbase : L1364A9E) de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789, a refusé de renvoyer la QPC au Conseil constitutionnel, motif pris que cet article 1722 "ne fait manifestement que tirer la conséquence nécessaire de la disparition de l'objet même de la convention que les parties avaient conclu et poursuit un objectif d'intérêt général en assurant, lors de l'anéantissement de leurs relations contractuelles dû à une cause qui leur est étrangère, un équilibre objectif entre leurs intérêts respectifs" (Cass. QPC, 4 janvier 2011, n° 10-19.975 N° Lexbase : A7276HXR), AJDI 2011, p. 133, obs. Y. Rouquet ; Rev. loyers, 2011, p. 59, obs. Ch. Lebel ; RJDA, 2011, n° 491, avec les obs. ; JCP éd. E, 2012, 1094, n° 3, obs. H. Kenfack ; RTDCom., 2011, p. 318, n° 3, nos obs.). Ensuite, par un arrêt du 29 juin 2011, la Cour a considéré que l'article 1722 est conforme tant à l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales (N° Lexbase : L1625A29) qu'à l'article 17 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (N° Lexbase : L8117ANX), relatifs au droit de propriété, et que le bailleur peut, en cas de destruction totale du bien loué par un incendie, se soustraire au paiement de l'indemnité d'éviction non encore définitivement fixée, en invoquant ledit article 1722 (Cass. civ. 3, 29 juin 2011, n° 10-19.975, FS-P+B N° Lexbase : N7305BSD, Bull. civ. III, n° 115 ; JCP éd. E, 2011, 1645 ; BRDA, 14/11, n° 18 ; D., 2011, p. 1899, obs. Y. Rouquet ; ibid., 2012, p. 1854, obs. M.-P. Dumont-Lefrand ; Rev. loyers, 2011, p. 354, obs. Ch. Lebel ; Loyers et copr., 2011, comm. 273, note E. Chavance ; Administrer, août-septembre 2011, p. 27, obs. J.-D. Barbier ; ibid., p. 30, obs. D. Lipman-W. Boccara ; Ann. Loyers, 2011, p. 1279, obs. A. Cerati-Gauthier ; JCP éd E, 2012, 1094, n° 11, obs. H. Kenfack ; RTDCom., 2011, p. 728, nos obs., J. Prigent, La destruction de la chose louée entraîne la perte du droit à l'indemnité d'éviction, Lexbase Hebdo n° 231 du 28 juillet 2011 - édition affaires N° Lexbase : N7305BSD). Ces deux arrêts ont pu être lus par certains bailleurs -dont probablement celui de l'espèce jugée le 19 décembre 2012-, comme un encouragement à invoquer le texte.

L'affaire. En l'espèce, des locaux donnés à bail commercial avaient également été endommagés par un incendie. Cependant, ces derniers n'avaient, ici, pas été entièrement détruits, puisque la partie du commerce abritée sous une verrière était restée intacte. Malgré tout, la société bailleresse avait assigné la société locataire en constatation de la résiliation de plein droit du bail, sur le fondement de l'article 1722 du Code civil.

La cour d'appel (CA Rennes, 7ème ch., 25 mai 2011, n° 10/05691 N° Lexbase : A6934HSM), après avoir rappelé les termes de l'article 1722 du Code civil, a souligné que le bail n'est résilié de plein droit qu'en cas de destruction totale de l'immeuble, ce qui suppose, selon elle, qu'il y ait "impossibilité absolue et définitive d'user de la chose louée conformément à sa destination ou nécessité d'effectuer des travaux dont le coût excède la valeur de cette chose". Or, en l'espèce, les experts d'assurance et l'architecte avaient estimé la reconstruction possible, celle-ci ayant, au demeurant, été exécutée, de sorte qu'il n'existait pas d'impossibilité absolue et définitive d'user de la chose louée conformément à sa destination ; et le coût des travaux n'excédant pas, par ailleurs, le prix de cette chose, la cour d'appel a finalement débouté la bailleresse de sa demande de résiliation du bail.

La société bailleresse s'est alors pourvue en cassation en soutenant, d'une part, qu'il y a perte du bien loué, au sens de l'article 1722 du Code civil, lorsque celui-ci est devenu impropre à sa destination, et, d'autre part, que c'est à la date du sinistre que doit être examinée la possibilité d'user du bien conformément à sa destination.

Peu sensible à cette argumentation, la troisième chambre civile de la Cour de cassation, dans son arrêt du 19 décembre 2012, rejette le pourvoi en ces termes : "Mais attendu qu'ayant constaté que les locaux n'avaient pas été entièrement détruits par l'incendie, relevé que les experts d'assurance et un architecte avaient estimé leur reconstruction possible et retenu que les travaux de reconstruction avaient été réalisés pour un coût n'excédant pas le prix de la chose louée, la cour d'appel, qui pouvait prendre en compte des éléments postérieurs au sinistre, en a déduit à bon droit qu'il n'existait pas, à la suite du sinistre, d'impossibilité absolue et définitive d'user de la chose louée conformément à sa destination de nature à entraîner la résiliation de plein droit du bail".

Analyse. En jugeant de la sorte, la Haute juridiction apporte à la fois une confirmation (I) et une précision (II) quant aux conditions de la résiliation de plein droit d'un bail, en l'occurrence commercial, en cas de perte de la chose louée par cas fortuit.

I - La Cour de cassation confirme, tout d'abord, que la résiliation de plein droit du bail, par application de l'article 1722 du Code civil, ne peut être obtenue que dans le cas où la chose louée a été entièrement détruite, ou bien encore dans celui où elle est devenue impropre à sa destination (jurisprudence constante : Cass. civ. 1, 5 juillet 1965, n° 63-12-772 N° Lexbase : A3239I74, Bull. civ. I, n° 446 ; Cass. civ. 3, 1er juin 1967, n° 65-13.388 N° Lexbase : A3240I77, Bull. civ. III, n° 223 ; Cass. civ. 3, 17 octobre 1968, n° 66-13.032 N° Lexbase : A0931AUZ, Bull. civ. III, n° 383 ; Cass. civ. 3, 20 janvier 1981, n° 79-14.576 N° Lexbase : A7411AGL, Bull. civ. III, n° 15 ; Cass. civ. 3, 19 mars 1997, n° 95-16.719 N° Lexbase : A0566ACX, Bull. civ. III, n° 62 ; RJDA, 1997, n° 615, avec les obs. ; Gaz. Pal., 1997, 2, pan. p. 291 ; adde, CA Grenoble, ch. urg., 27 févr. 2008, n° 07/00383, Loyers et copr. 2008, comm. 216, obs. B. Vial-Pedroletti ; CA Toulouse, 2ème ch., 1ère sect. 6 avril 2011, n° 08/04763 N° Lexbase : A3391HB9, Loyers et copr., 2011, comm. 320, note E. Chavance). Mais, encore faut-il, dans le deuxième cas, que le preneur se trouve dans l'impossibilité absolue et définitive d'user de la chose louée conformément à sa destination (V. déjà, utilisant une formule très proche dans le cas d'immeubles, certes partiellement détruits, mais devenus impropres à l'industrie prévue au bail, Cass. civ. 1, 5 juillet 1965, n° 63-10.325, préc. et Cass. civ. 3, 17 octobre 1968, n° 66-13.032, préc ; v. aussi, à propos d'appartements totalement détruits par un incendie, CA Paris, 6ème ch., sect. C, 10 janvier 2006, n° 2004/05603 N° Lexbase : A0370DNZ, AJDI 2006, p. 276 ; et CA Bourges, 1ère ch., 9 novembre 1999, n° 9900963, Gaz. Pal., 2001, 2, somm. p. 1253). Tel n'était pas le cas en l'espèce, à l'évidence, puisque les locaux n'avaient pas été entièrement détruits par l'incendie, tandis que ceux endommagés avaient fait l'objet de travaux de reconstruction dont le coût n'excédaient pas leur valeur (v. supra). A cet égard, la Cour de cassation confirme également que la chose louée ne saurait être considérée comme détruite lorsque le coût des travaux de remise en état n'atteint pas sa valeur vénale. Il ne peut, en effet, y avoir perte économique que si le coût des travaux de reconstruction excède cette valeur (v. Cass. civ. 3, 9 décembre 2009, n° 08-17.483, FS-P+B N° Lexbase : A4396EPI, Bull. civ. III, n° 269 ; D., 2010, p. 92 ; ibid., p. 1169, obs. N. Damas ; Loyers et copr., 2010, comm. 45, note E. Chavance ; Administrer, janvier 2010, p. 43, obs. D. Lipman-W. Boccara ; Rev. loyers, 2010, p. 65, obs. Ch. Quément ; LPA, 14 juin 2010, p. 33, note R. Raffi ; adde les arrêts cités in Code des baux, commenté par J. Monéger, 23ème éd., Dalloz, 2012, ss. C. civ., art. 1722, spéc. p. 98, n° 8). L'arrêt rapporté est d'un grand classicisme sur tous ces points.

II - La Cour de cassation apporte ensuite la précision -à notre connaissance inédite- selon laquelle les juges du fond peuvent prendre en compte des éléments postérieurs au sinistre pour apprécier l'impossibilité absolue et définitive d'user de la chose louée conformément à sa destination. Dans son pourvoi, le bailleur soutenait le contraire (v. supra), en se fondant très certainement sur un arrêt d'appel ayant jugé, à propos d'un bail d'habitation, que l'impossibilité de jouir des lieux loués s'apprécie au moment de la survenance du sinistre (v. CA Bourges, 1ère ch., 9 novembre 1999, n° 9900963, préc., admettant la résiliation du bail alors même que le logement était devenu habitable à la suite d'importants travaux de réfection). La Cour de cassation, dans l'arrêt rapporté, rejette cette dernière analyse et permet ainsi de sauver le bail lorsque, à la suite de la réalisation de travaux de reconstruction n'excédant pas la valeur de la chose louée, il est de nouveau possible d'en faire un usage normal, c'est-à-dire conforme à sa destination. Cette solution doit être pleinement approuvée. En effet, la résiliation du bail, notamment commercial, doit, compte tenu de sa gravité, demeurer la solution ultime. Elle ne doit pouvoir être obtenue par le bailleur que si l'importance de la perte subie par l'immeuble rend absolument et définitivement impossible l'usage de la chose louée. En l'espèce, non seulement la reconstruction de la chose était possible, mais elle avait, de surcroît, été exécutée (v. supra). Dans ces conditions, il n'y avait pas lieu de prononcer la résiliation du bail commercial au titre de l'article 1722 du Code civil.

Au final, il résulte de cet arrêt du 19 décembre 2012 que, contrairement à ce qu'avaient pu croire certains bailleurs après les arrêts précités des 4 janvier et 29 juin 2011 (v. supra), la résiliation de plein droit du bail, par application de l'article 1722 du Code civil, reste enfermée dans des conditions strictes, qui seront assez rarement réalisées en pratique. Cela est parfaitement normal, car ni la lettre, ni l'esprit du texte, ne sont de nature à permettre au bailleur d'obtenir trop facilement la résiliation du contrat, surtout sans dédommagement du locataire. Cela était vrai en 1804 et l'est encore plus aujourd'hui où le bail, notamment commercial, est considéré comme un bien de l'entreprise, protégé en tant que tel par un statut d'ordre public limitant les résiliations en cours de bail, et garantissant au preneur, outre une durée minimale de la location de neuf ans, un droit au renouvellement pour la même durée, ou, à défaut, à une indemnité d'éviction. De tels avantages ne sauraient être perdus pour des raisons futiles. C'est la raison pour laquelle la Cour de cassation s'en tient à une interprétation stricte de l'article 1722 du Code civil, et il faut l'en approuver.

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Expropriation

[Jurisprudence] Chronique de droit de l'expropriation - Février 2013

Lecture: 13 min

N5619BTB

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par Pierre Tifine, Professeur à l'Université de Lorraine et directeur adjoint de l'Institut de recherches sur l'évolution de la Nation et de l'Etat (IRENEE)

Le 07 Février 2013

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité de droit de l'expropriation rédigée par Pierre Tifine, Professeur à l'Université de Lorraine et directeur adjoint de l'Institut de recherches sur l'évolution de la Nation et de l'Etat (IRENEE). Elle traitera, tout d'abord, d'un arrêt rendu le 19 novembre 2012 par le Tribunal des conflits par lequel celui-ci revient sur la distinction entre l'indemnisation des préjudices accessoires à la procédure d'expropriation et la réparation des dommages de travaux publics (T. confl., 19 novembre 2012, n° 3845). Dans la deuxième décision commentée, la Cour de cassation précise les modalités d'interruption du délai d'appel contre le jugement fixant les indemnités en cas d'introduction d'une demande d'aide juridictionnelle (Cass. civ. 3, 7 novembre 2012, n° 11-22.947, FS-P+B N° Lexbase : A6685IWI). Enfin, dans le troisième arrêt étudié, la Cour suprême rappelle que les juges du fond ont l'obligation de rechercher, lorsqu'ils y sont invités, si la situation des parcelles expropriées ne pourrait pas être considérée comme privilégiée (Cass. civ. 3, 6 novembre 2012, n° 11-23.952, F-D).
  • La délicate distinction entre l'indemnisation des préjudices accessoires à la procédure d'expropriation et la réparation des dommages de travaux publics (T. confl., 19 novembre 2012, n° 3845 N° Lexbase : A5235IX8)

Le partage de la procédure d'expropriation entre une phase administrative et une phase judiciaire est susceptible d'entraîner un certain nombre de difficultés du point de vue de la détermination de la juridiction compétente, comme l'illustre une nouvelle fois l'arrêt n° 3845 du Tribunal des conflits du 19 novembre 2012. Le requérant avait obtenu de la cour d'appel d'Orléans une indemnité correspondant aux différents chefs de préjudice subis à la suite d'une expropriation dont l'objet avait été de permettre de construire une autoroute qui avait divisé en deux parties sa propriété. Cependant, la cour avait considéré qu'elle n'était pas compétente pour réparer le préjudice lié à la nécessité de réaménager les allées de la propriété. En effet, il s'agissait, selon les juges, d'un dommage de travaux publics relevant de la seule compétence du juge administratif. Condamnée en première instance par le tribunal administratif d'Orléans, la société X a interjeté appel devant la cour administrative d'appel de Nantes, laquelle a choisi de saisir le Tribunal des conflits dans le cadre de la procédure de prévention des conflits négatifs organisée par l'article 34 du décret du 26 octobre 1849, portant règlement d'administration publique déterminant les formes de procédure du Tribunal des conflits (N° Lexbase : L5010IPA) (1). Le tribunal considère que le préjudice dont il est demandé réparation est "accessoire à l'expropriation des terrains servant d'assise à l'autoroute" et conclut en conséquence à la compétence du juge judiciaire.

L'article L. 13-13 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L2935HLB) précise que "les indemnités allouées doivent couvrir l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain, causé par l'expropriation". Cependant, seuls peuvent être réparés par les juridictions de l'expropriation les dommages qui découlent directement de la dépossession. En particulier, il convient de distinguer, lorsqu'il est recouru à la procédure d'expropriation en vue de l'exécution de travaux publics ou la construction d'ouvrages publics, les dommages qui sont la conséquence de la construction ou du fonctionnement de l'ouvrage public qui relèvent de la compétence du juge administratif, de ceux qui sont directement liés à l'emprise sur la propriété privée et qui sont réparés par le juge de l'expropriation.

Sont, ainsi, considérés comme des dommages de travaux publics les dommages occasionnés par la réalisation de l'ouvrage public en vue de laquelle l'expropriation a été poursuivie. Il a été jugé que le juge administratif est compétent pour accorder une indemnité pour la reconstruction d'un puits situé hors emprise des terrains expropriés. Sont, également, qualifiés de dommages de travaux publics les différents troubles de voisinage qui peuvent résulter de la construction des ouvrages, tels, par exemple, les bruits, vibrations et poussières résultant de la proximité d'une autoroute. Il en va de même lorsque la construction d'une route nationale serait de nature à porter atteinte à "un environnement de calme et de verdure très favorable". De même, sont considérés comme des dommages de travaux publics ceux causés par l'occupation temporaire des terrains nécessaires à la réalisation de ces travaux en application de la loi du 29 décembre 1892, relative aux dommages causés à la propriété privée par l'exécution des travaux publics (N° Lexbase : L1804DN7).

En revanche, il y a préjudice direct, au sens de l'article L. 13-3 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L2919HLP), lorsque l'expropriation conduit à scinder en deux une exploitation agricole. En effet, indépendamment des travaux publics qui seront mis en oeuvre ultérieurement, l'expropriation entraîne en tant que telle une dépréciation de la propriété en partie expropriée et une aggravation de ses conditions d'exploitation. C'est cette solution qui a été retenue par le Tribunal des conflits dans son arrêt du 5 décembre 1977 (2), dans lequel les juges ont considéré "que le préjudice [...] résulte directement de l'expropriation elle-même qui en lui enlevant certaines parcelles a divisé en deux parties [la] propriété antérieurement d'un seul tenant et a créé, de ce fait, une difficulté d'exploitation indépendamment des travaux publics effectués par l'autorité expropriante [...] l'indemnité d'expropriation doit, en principe, couvrir tous les dommages subis par l'exproprié du fait de l'opération entreprise même au regard des parcelles qui lui restent, et c'est ensuite à tort que le juge de l'expropriation initialement saisi de la demande d'indemnité spéciale de reconstruction de l'étable a décliné la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire à en connaître". Le juge de l'expropriation tiendra compte, notamment, de l'allongement de parcours qui résulte directement du démembrement de propriété. Il pourra également considérer, par exemple, que l'implantation d'un axe ferroviaire à proximité d'un château présentant un intérêt architectural et historique entraîne une dépréciation qui doit être indemnisée par le juge de l'expropriation.

Comme on peut l'observer, la distinction entre les dommages liés à l'expropriation et ceux occasionnés par les travaux publics ultérieurement mis en oeuvre est assez subtile et elle peut entraîner un certain nombre de difficultés pratiques. Il est tout à fait possible que même si le juge judiciaire accepte de réparer le préjudice résultant de l'expropriation, les travaux publics et l'édification de l'ouvrage public pourront conduire le juge administratif à accorder ultérieurement une indemnisation complémentaire. Le Conseil d'Etat a ainsi jugé, à l'occasion d'un arrêt du 7 juillet 2006 (3), que, lorsque l'expropriation s'accompagne d'un remembrement, le propriétaire d'une exploitation coupée en deux par la création d'une voie publique peut percevoir, pour les terrains qu'il conserve après remembrement, une indemnité au titre des dommages de travaux publics pour la perte de valeur vénale de ces terrains et la détérioration de leurs conditions d'exploitation. Cette indemnité ne doit pas être confondue avec l'indemnisation par le juge judiciaire de l'expropriation et des préjudices accessoires, qui peuvent également être constitués par la perte de valeur vénale des terrains dont il reste propriétaire et de leurs conditions d'exploitation, indépendamment des travaux et opérations qui seront ultérieurement mis en oeuvre.

On voit bien à travers cet arrêt à quel point peut être délicate la distinction entre les dommages de travaux publics et les dommages liés à l'expropriation, ce qui explique la persistance des difficultés de détermination du juge compétent et la saisine du Tribunal des conflits dans la présente affaire. Les juges rappellent, ce qui n'est pas pour faciliter la distinction entre les différentes catégories de dommages subis, que l'indemnité d'expropriation doit, en principe, couvrir tous les dommages subis par l'exproprié du fait de l'opération entreprise "même au regard des parcelles qui demeurent sa propriété". En l'espèce, l'expropriation avait abouti à une division d'une propriété privée en deux parties, ce qui avait rendu nécessaire le réaménagement du réseau d'allées de cette propriété. Ce préjudice apparaît donc comme un accessoire à l'expropriation des terrains servant d'assise à l'autoroute, et non pas comme un dommage qui serait lié à la mise en oeuvre de travaux publics ou au fonctionnement de cet ouvrage, ce qui justifie la compétence du juge judiciaire. C'est seulement si le fonctionnement même de cette autoroute occasionnerait de nouvelles nuisances que le juge administratif pourrait être ultérieurement saisi pour la réparation de dommages de travaux publics.

  • Interruption du délai d'appel contre le jugement fixant les indemnités en cas d'introduction d'une demande d'aide juridictionnelle (Cass. civ. 3, 7 novembre 2012, n° 11-22.947, FS-P+B N° Lexbase : A6685IWI)

Faisant exception aux dispositions de l'article 954 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L0386IGE), l'article R. 13-49 du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L3177HLA) définit des règles spécifiques relatives à l'échange des mémoires entre les parties dans le cadre de la procédure d'appel contre un jugement fixant les indemnités d'expropriation. Selon l'alinéa premier de cet article, "l'appelant doit, à peine de déchéance, déposer ou adresser son mémoire et les documents qu'il entend produire au greffe de la chambre dans un délai de deux mois à dater de l'appel". Il faut ici préciser que la computation de ces délais tient compte de la date de l'envoi, et non pas de celle de la réception du mémoire. S'il est admis que la déclaration d'appel peut suppléer à l'absence d'un mémoire ultérieur dès lors qu'elle contient une énonciation suffisante des prétentions de l'appelant, la violation de ces dispositions est, néanmoins, fréquemment sanctionnée par la Cour de cassation. Il a, par exemple, été récemment jugé que doit être cassé un arrêt qui s'est fondé, pour fixer le montant des indemnités, sur des éléments de comparaison annexés à un mémoire d'appel responsif déposé après l'expiration du délai de deux mois. Plus généralement, la Haute juridiction considère que le délai de deux mois énoncé par l'article R. 13-49 est compatible avec les exigences du procès équitable au sens de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L7558AIR). La Cour considère, en effet, que le principe de l'égalité des armes n'est pas méconnu dès lors que ces dispositions s'appliquent indifféremment à l'expropriant ou à l'exproprié, selon que l'un ou l'autre relève appel principal de la décision de première instance.

Dans son arrêt n° 11-22.947 du 7 novembre 2012, la Cour de cassation va pourtant admettre que le délai d'appel contre le jugement fixant les indemnités est interrompu en cas d'introduction d'une demande d'aide juridictionnelle. Pratiquement dix ans après, jour pour jour, elle revient sur la solution qu'elle avait auparavant dégagé à l'occasion d'un arrêt du 6 novembre 2002 (4). Dans cette précédente affaire, après avoir relevé que l'appelant n'avait déposé son mémoire d'appel que postérieurement au délai de deux mois, la Cour suprême avait rappelé qu'aucune disposition légale ne prévoyait que ce délai pouvait être suspendu par une demande d'aide juridictionnelle. En conséquence, elle considérait que l'exproprié, qui avait bénéficié de la désignation d'un avocat par décision du bureau d'aide juridictionnelle du tribunal de grande instance, était déchu de son appel formé en son nom par ce même avocat, dès lors que le délai de deux mois de l'article R. 13-49 n'avait pas été respecté. La Cour avait également estimé que cette solution était conforme avec les exigences du procès équitable visées par l'article 6 § 1 de la Convention. Or, c'est justement sur ce point précis que la position de la Cour de cassation a évolué. En effet, ce n'est pas l'interprétation des dispositions nationales et, plus précisément, du décret n° 91-1266, portant application de la loi n° 91-647 du 10 juillet 1991 relative à l'aide juridique (N° Lexbase : L0627ATE) qui est en cause. De fait, si les articles 38 et 39 de ce décret prévoient que les demandes d'aide juridictionnelle peuvent avoir un effet interruptif des délais, celui-ci se limite aux actions devant la juridiction du premier degré et aux recours devant la Cour de cassation. Par ailleurs, aucun texte particulier n'énonce que la demande d'aide juridictionnelle en appel suspend le délai de deux mois prévu à l'article R 13-49 du Code de l'expropriation.

En revanche, les juges vont considérer que le "droit à un procès équitable, au sens de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme et des libertés fondamentales, implique que le bénéficiaire de l'aide juridictionnelle soit placé dans la position d'être assisté, concrètement et effectivement, d'un auxiliaire de justice [...] se trouve, dès lors, nécessairement interrompu par le dépôt d'une demande d'aide juridictionnelle -jusqu'à la désignation de l'auxiliaire- le délai dans lequel l'auteur d'un recours est tenu de déposer un mémoire ou des conclusions au soutien de ses prétentions". La juridiction judiciaire suprême s'inspire ici manifestement de la solution retenue par la Cour européenne des droits de l'Homme dans sa décision du 6 octobre 2011 (5). S'agissant du délai d'appel fixé à l'article 1034 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1309H4A), si la Cour n'a pas voulu contester "la légitimité du formalisme institué par le droit interne", elle a, néanmoins, considéré que "le respect du délai d'appel fixé à [cet article] présuppose que l'individu qui s'est vu accorder l'aide juridictionnelle ait été effectivement placé dans une situation qui lui permette de saisir la juridiction de renvoi avec l'assistance d'un avocat". Dans cette affaire, à la suite d'un manque de diligence du bureau d'aide juridictionnelle, le requérant n'avait pu présenter son appel dans les délais qui lui étaient imposés. La Cour en a déduit "qu'en déclarant l'appel du requérant irrecevable pour tardiveté, les autorités ont porté une atteinte injustifiée à son droit d'accès à un tribunal pour la détermination de ses droits et obligations de caractère civil" au sens de l'article 6 § 1 de la Convention.

Certes, cette affaire n'est pas exactement comparable à celle qui fait l'objet du présent commentaire : en l'espèce, il n'est pas question d'une défaillance du service public de la justice, mais exclusivement de la brièveté du délai de l'article 13-49 du Code de l'expropriation qui impose à l'appelant de produire son mémoire dans les deux mois à dater de l'appel.

Ceci étant, l'arrêt du 7 novembre 2012 s'inscrit dans une tendance plus générale de prise en compte des incidences procédurales de l'aide juridictionnelle, sur le seul fondement de l'article 6 § 1 de la Convention. Ainsi, notamment, la Chambre sociale de la Cour de cassation a pu considérer, à l'occasion d'un arrêt du 28 janvier 2009 (6), que, "lorsque, dans une procédure prud'homale soumise à la règle de l'unicité de l'instance, une partie demande, dans le délai de deux ans prévu par l'article 386 du code de procédure civile, l'aide juridictionnelle pour accomplir la diligence mise à sa charge par la juridiction, le délai de péremption s'arrête de courir tant qu'il n'a pas été définitivement statué sur cette demande". Une solution identique a été appliquée s'agissant de l'interruption du délai de l'article 528-1 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L6677H7G) par un arrêt de la deuxième chambre civile du 21 octobre 2010 (7). Comme dans ces deux affaires, c'est manifestement la volonté de privilégier l'accès à la justice, au détriment du formalisme parfois excessif imposé par les textes, qui inspire le raisonnement des juges dans leur arrêt du 7 novembre 2012.

  • Les juges du fond ont l'obligation de rechercher, lorsqu'ils y sont invités, si la situation des parcelles expropriées ne pourrait pas être considérée comme privilégiée (Cass. civ. 3, 6 novembre 2012, n° 11-23.952, F-D N° Lexbase : A6765IWH)

La valeur des terrains à bâtir est en règle générale très supérieure à celle des terres agricoles et c'est pour cette raison que l'évaluation de ces biens fait l'objet de règles spécifiques. Selon l'article L. 13-15 II du Code de l'expropriation (N° Lexbase : L7555IMR), cette qualification est réservée aux terrains qui à la date de référence -c'est à dire un an avant l'ouverture de l'enquête prévue à l'article L. 11-1 (N° Lexbase : L8041IMR) ou, dans le cas visé à l'article L. 11-3 (N° Lexbase : L2892HLP), un an avant la déclaration d'utilité publique- remplissent deux conditions cumulatives. Tout d'abord, les parcelles doivent effectivement être desservies par une voie d'accès, un réseau électrique, un réseau d'eau potable et, dans la mesure où les règles relatives à l'urbanisme et à la santé publique l'exigent pour construire sur ces terrains, un réseau d'assainissement. Ces réseaux doivent, d'une part, être situés à proximité immédiate des terrains en cause et être de dimensions adaptées à leur capacité de construction. D'autre part, ils doivent être situés dans un secteur désigné comme constructible par un plan local d'urbanisme rendu public ou approuvé ou par un document d'urbanisme en tenant lieu.

S'agissant de cette dernière condition, la qualification de terrain à bâtir sera donc écartée lorsque le terrain n'est pas constructible, sans que soit prises en compte les possibilités de construction future au regard d'une possible évolution des règles d'urbanisme et de la présence d'équipements. C'est pour cette raison que les juges admettent de reconnaître qu'un terrain qui ne correspond pas aux critères de qualification des terrains à bâtir, puisse se voir reconnaître "une situation privilégiée", ce qui permettra une meilleure indemnisation, supérieure à celle des autres terrains agricoles.

En l'espèce, les juges relèvent que les constatations sur place et les photographies font ressortir que l'accès aux parcelles des requérants s'effectue par un chemin de terre battue, non viabilisé. Dès lors, elles ne pouvaient être considérées comme desservies par une voie d'accès et la qualification de terrain à bâtir devait donc être exclue.

Pourtant, les requérants avaient produit des attestations qui laissaient présager d'une évolution de la situation de leurs parcelles. D'une part, le maire de la commune avait fait état de sa volonté d'intégrer dans le futur ces parcelles dans un espace constructible. D'autre part, les propriétaires du fonds voisin de celui des requérants attestaient qu'ils prévoyaient de réaliser des travaux de viabilisation de la voie reliant leurs parcelles à celles des requérants. Comme on l'a vu, cependant, les juges ne doivent prendre en compte, pour la qualification de terrain à bâtir, que la situation à la date d'évaluation des parcelles litigieuses.

Si la qualification de terrain à bâtir devait donc écartée, la Cour rappelle qu'une parcelle "peut cependant bénéficier d'une plus-value de situation en considération, notamment, de son emplacement privilégié". C'est justement ce que soutenaient les requérants qui évoquaient "que les parcelles expropriées sont situées dans un espace exceptionnel, à proximité de la ville de Propriano, qu'elles dominent le Golfe de Valinco et sont prolongées par des zones résidentielles en pleine expansion qui confinent avec une plage de sable fin". Or, la cour d'appel avait omis de rechercher, comme elle y était invitée, si la situation des parcelles expropriées ne pouvait pas être considérée comme privilégiée, ce qui entraîne la cassation de l'arrêt déféré. La Cour de cassation adopte ici une solution calquée sur celle appliquée lorsque la qualité de terrain à bâtir est évoquée par les requérants et que les juges omettent de préciser la qualification du terrain exproprié.


(1) CAA Nantes, 3ème ch., 13 octobre 2011, n° 09NT01334 (N° Lexbase : A8486HYX).
(2) T. confl., 5 décembre 1977, n° 02058 (N° Lexbase : A8113BDT).
(3) CE 4° et 5° s-s-r., 7 juillet 2006, n° 255315, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A3525DQM).
(4) Cass civ. 3, 6 novembre 2002, n° 01-70.135, FS-D (N° Lexbase : A6812A3P).
(5) CEDH, 6 octobre 2011, Req. 52124/08 (N° Lexbase : A6277HY7).
(6) Cass. soc., 28 janvier 2009, n° 07-42.287, FS-P+B+R (N° Lexbase : A7016ECT).
(7) Cass. civ. 2, 21 octobre 2010, n° 09-66.510, FS-P+B (N° Lexbase : A4277GCE).

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Fiscalité des entreprises

[Chronique] Chronique de fiscalité des entreprises - Février 2013 (spéciale loi de finances pour 2013 et loi de finances rectificative pour 2012)

Lecture: 17 min

N5627BTL

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par Thibaut Massart, Professeur, Directeur du Master 2 fiscalité de l'entreprise de l'Université Paris-Dauphine

Le 07 Février 2013

Lexbase Hebdo - édition fiscale vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique d'actualité en droit fiscal des entreprises réalisée par Thibaut Massart, Professeur, Directeur du Master 2 fiscalité de l'entreprise de l'Université Paris-Dauphine. Cette dernière chronique consacrée aux récentes lois de finances (loi n° 2012-1509 du 29 décembre 2012, de finances pour 2013 N° Lexbase : L7971IUR et loi n° 2012-1510 du 29 décembre 2012, de finances rectificative pour 2012 N° Lexbase : L7970IUQ) porte sur trois mesures touchant les entreprises. Deux dispositifs portent sur la fiscalité des grandes entreprises, qui tend, de plus en plus vers une autonomie juridique par rapport à la fiscalité des entreprises classique, tant les mesures les concernant en propre sont nombreuses. Ainsi, les règles concernant les acomptes de l'IS, payés par les grandes entreprises, sont modifiées (loi de finances pour 2013, art. 26). Par ailleurs, le crédit d'impôt recherche est élargi, de façon à comprendre certaines dépenses d'innovation. Cette mesure est, notamment, favorable aux PME (loi de finances pour 2013, art. 71). Enfin, l'exit tax applicable aux entreprises qui transfèrent leur siège ou leur établissement stable à l'étranger est précisée (loi de finances rectificative pour 2012, art. 30), de façon à prendre en compte les dernières évolutions communautaires en la matière.
  • Le nouveau régime des acomptes d'IS pour les grandes entreprises

Présentation du dispositif

L'article 26 de la loi de finances pour 2013 modifie le régime des acomptes d'impôt sur les sociétés applicable aux grandes entreprises (CGI, art. 1668 N° Lexbase : L0163IWX et 1731 A N° Lexbase : L0162IWW). Les aménagements apportés portent à la fois sur le seuil de chiffre d'affaires à partir duquel les grandes entreprises sont tenues de s'acquitter de ce dernier acompte, ainsi que sur ses modalités de calcul. Le nouveau texte étend ainsi l'obligation d'acquitter le quatrième acompte d'IS par référence au bénéfice estimé de l'exercice en cours aux entreprises réalisant un chiffre d'affaires de 250 millions d'euros, et non plus seulement 500 millions d'euros, au cours du dernier exercice clos ou de la période d'imposition. Le texte augmente également la fraction de l'IS estimé à prendre en compte pour le calcul du dernier acompte :
- 75 % (au lieu de 66,66 %), du montant d'IS estimé au titre de l'exercice, pour les entreprises dont le CA est compris entre 250 millions d'euros et 1 milliard d'euros ;
- 85 % (au lieu de 80 %) du montant d'IS estimé au titre de l'exercice, pour les entreprises dont le CA est compris entre 1 milliard d'euros et 5 milliards d'euros ;
- 95 % (au lieu de 90 %) du montant d'IS estimé au titre de l'exercice, pour les entreprises ayant un CA supérieur à 5 milliards d'euros.

Les sanctions prévues à l'article 1731 A, à savoir l'application des intérêts de retard et de la majoration de 5 % en cas d'insuffisance de versement de ce dernier acompte par référence au bénéfice estimé, s'étendent aux entreprises dont le CA excède 250 millions d'euros.

Finalité de la réforme

Par cette réforme, qui s'applique aux exercices ouverts à compter du 1er janvier 2013, et qui concernera, concrètement, l'acompte versé le 15 décembre 2013, le législateur souhaitait accroître le rendement budgétaire de l'IS de 2013 en renforçant le lien temporel entre bénéfice imposable et paiement effectif de l'impôt. En augmentant la fraction d'IS estimé à prendre en compte pour le calcul du dernier acompte, la loi nouvelle rend, a priori, la somme des acomptes plus proche de l'IS définitivement dû. Sur cette base, le législateur espère que la mesure rapportera 1 milliard d'euros en 2013. En revanche, début 2014, le solde d'IS déclaré par les grandes entreprises au titre de l'exercice 2013 sera amputé de ce milliard d'euros d'acomptes supplémentaires versés en 2013. Un gain budgétaire sera attendu sur le montant du dernier acompte qui sera versé fin 2014 au titre de 2014. Autrement dit, il est demandé aux grandes entreprises de faire un effort de trésorerie, en payant plus tôt l'IS qu'elles doivent acquitter.

Mise en oeuvre de la réforme

Cependant, compte tenu du contexte économique actuel, l'objectif poursuivi par cette réforme ne sera pas facile à atteindre.

Rappelons en effet qu'en application du 1 de l'article 1668 du CGI, les entreprises redevables de l'IS sont tenues de procéder au versement de quatre acomptes trimestriels provisionnels. Ces acomptes sont déterminés à partir des résultats du dernier exercice clos à la date de leur échéance et dont le délai de déclaration est expiré. Par conséquent, le premier acompte est calculé à partir du résultat de l'avant-dernier exercice clos et fait l'objet d'une régularisation lors du versement de l'acompte suivant. Chacun des acomptes trimestriels est égal, en principe, au quart de l'impôt liquidé. Les dates limites de paiement de ces acomptes d'IS, fixées en fonction des dates de clôture des exercices, sont arrêtées aux 15 mars, 15 juin, 15 septembre et 15 décembre de chaque année. A l'issue de ces paiements, les entreprises procèdent à la liquidation du solde de l'IS sous déduction des acomptes déjà payés, au plus tard le 15 du quatrième mois qui suit la clôture de l'exercice (soit le 15 avril pour les sociétés dont l'exercice comptable coïncide avec l'année civile). Si le montant de ces derniers est supérieur à celui de l'impôt dû, l'administration fiscale restitue l'excédent à l'entreprise.

Les grandes entreprises, dont le chiffre d'affaires est aujourd'hui au moins égal à 250 millions d'euros (au lieu de 500 millions d'euros avant la réforme) doivent déterminer le montant de leur dernier acompte en fonction du résultat prévisionnel de l'exercice en cours et non du dernier exercice clos. C'est précisément ce dernier acompte, appelé parfois "cinquième acompte", qui fait l'objet de la présente réforme. La quotité du montant de l'IS estimé servant de base au calcul du dernier acompte des grandes entreprises était fixée à 2/3, 80 % ou 90 % en fonction du chiffre d'affaires de l'entreprise. Le montant du "cinquième acompte" n'était en conséquence plus important que le quatrième acompte "ordinaire" que si l'impôt sur les sociétés estimé au titre de l'exercice était supérieur d'au moins 50 % par rapport à celui du dernier exercice pour les entreprises dont le chiffre d'affaires était compris entre 500 millions et un milliard d'euros ou d'au moins 25 % pour les entreprises dont le chiffre d'affaires était supérieur à un milliard d'euros et était au plus de 5 milliards, ou d'au moins 11,1 % pour les entreprises dont le chiffre d'affaires était supérieur à 5 milliards d'euros. Avec les nouveaux seuils, il faudra que l'évolution du résultat soit d'au moins 33,33 % par rapport à celui du dernier exercice pour les entreprises dont le chiffre d'affaires est compris entre 250 millions et 1 milliard d'euros, ou d'au moins 17,65 % pour les entreprises dont le chiffre d'affaires est supérieur à 1 milliard d'euros et au plus de 5 milliards, ou d'au moins 5,26 % pour les entreprises dont le chiffre d'affaires est supérieur à 5 milliards d'euros.

Autant dire que la réforme n'aura aucun impact sur les comptes publics de 2013 si les résultats prévisionnels des grandes entreprises à la fin 2013 restent aussi médiocres que les résultats réalisés en 2012. D'autant que la règle de modulation des acomptes d'IS à la baisse ou leur suspension n'a pas été modifiée. Ainsi, une entreprise pourra toujours suspendre ou moduler à la baisse le versement de ses acomptes lorsqu'elle estime que le montant total des acomptes déjà versés au titre de l'exercice en cours est égal ou supérieur à la cotisation totale d'IS dont elle sera redevable au titre de cet exercice avant imputation des crédits d'impôt.

  • Les nouvelles règles du crédit impôt recherche

Présentation des nouvelles règles

L'article 71 de la loi de finances pour 2013 modifie les règles du crédit impôt recherche (CIR). En premier lieu, le nouveau texte crée une sorte de crédit d'impôt "innovation" au sein du crédit impôt "recherche". Les dépenses éligibles à ce crédit d'impôt portent principalement sur "des activités de conception de prototype de nouveaux produits ou installations pilotes de même nature". Ces dépenses d'innovation éligibles donnent lieu à un crédit d'impôt plafonné à 400 000 euros par an et à l'application d'un taux réduit CIR de 20 % (au lieu de 30 %).

En deuxième lieu, et pour financer l'extension du champ d'application du CIR, sont supprimés les taux majorés de CIR de 40 % et 35 % accordés au titre des deux premières années d'application de ce dispositif.

En troisième lieu, afin de sécuriser la gestion fiscale du CIR par les entreprises, le délai pour déposer une demande de rescrit CIR est allongé jusqu'à six mois avant la date limite de dépôt de la déclaration spéciale de CIR.

L'introduction du CIR "innovation"

Ces nouvelles règles nous amènent à approfondir le crédit d'impôt "innovation". Le législateur a, en effet, élargi le champ des dépenses éligibles au CIR à certaines opérations d'innovation, en aval de la phase de recherche et développement (R&D), et portant sur "des activités de conception de prototype de nouveaux produits ou installations pilotes de même nature". Comme le crédit impôt "innovation" est moins généreux que le CIR "général", il faudra désormais clairement distinguer entre ce qui relève de l'innovation proprement dite et la recherche.

Le CIR "général"

Rappelons qu'en application de l'article 244 quater B du CGI (N° Lexbase : L0202IWE), les entreprises qui exposent des dépenses de recherche peuvent bénéficier d'un crédit d'impôt, dit "crédit d'impôt recherche". Les catégories de dépenses éligibles sont limitativement énumérées par la loi, comme les dotations aux amortissements des immobilisations créées ou acquises à l'état neuf et directement affectées à des opérations de recherche. En application de l'article 49 septies F de l'Annexe 3 au CGI (N° Lexbase : L1286HML), les dépenses de recherche sont entendues comme :
- les dépenses de recherche fondamentale, dont l'objet est d'"apporter une contribution théorique ou expérimentale à la résolution des problèmes techniques" ;
- les dépenses de recherche appliquée, "qui visent à discerner les applications possibles des résultats d'une recherche fondamentale ou à trouver des solutions nouvelles permettant à l'entreprise d'atteindre un objectif déterminé choisi à l'avance" ;
- les dépenses de développement expérimental (y compris la réalisation de prototypes ou d'installations pilotes), "dans le but de réunir toutes les informations nécessaires pour fournir les éléments techniques des décisions, en vue de la production de nouveaux matériaux, dispositifs, produits, procédés, systèmes, services ou en vue de leur amélioration substantielle".

Comme le soulignait déjà la doctrine administrative (instruction fiscale du 21 février 2012, BOI 4 A-3-12 N° Lexbase : X1581AKR ; repris dans le BoFip - Impôts, BOI-BIC-RICI-10-10-10-20 N° Lexbase : X7463ALY), "les activités de R&D ne sont donc qu'un sous-ensemble des activités d'innovation et le critère fondamental permettant de distinguer la R&D des activités connexes est l'existence, au titre de la R&D, d'un élément de nouveauté non négligeable et la dissipation d'une incertitude scientifique et/ou technique".

Les dépenses rentrant dans le CIR "innovation"

Sont désormais éligibles d'autres dépenses d'innovation, intervenant plus en aval de la recherche proprement dite, dont le socle est constitué des "dotations aux amortissements des immobilisations créées ou acquises à l'état neuf et affectées directement à la réalisation d'opérations de conception de prototypes ou installations pilotes de nouveaux produits autres que les prototypes et installations pilotes mentionnés au a" (CGI, art. 244 quater B, II, k). Cette rédaction est, en apparence, proche de celle retenue par le a du II de l'article 244 quater B, pour la définition générale des dépenses éligibles au crédit impôt recherche "général", à savoir "les dotations aux amortissements des immobilisations, créées ou acquises à l'état neuf et affectées directement à la réalisation d'opérations de recherche scientifique et technique, y compris la réalisation d'opérations de conception de prototypes ou d'installations pilotes".

En réalité, il faudra distinguer entre les prototypes et installations pilotes relevant de la phase de recherche des prototypes ou installations pilotes de nouveaux produits. La chose ne sera pas facile, car le prototype et l'installation pilote réalisés dans la phase d'innovation n'ont pas davantage vocation à être mis sur le marché que ceux réalisés dans la phase de recherche. La loi nouvelle dispose expressément que "le prototype ou l'installation pilote d'un nouveau produit est un bien qui n'est pas destiné à être mis sur le marché, mais à être utilisé comme modèle pour la réalisation d'un nouveau produit". Par ailleurs, la notion de nouveau produit est entendue restrictivement comme un bien corporel ou incorporel qui n'est pas encore mis à disposition sur le marché et qui se distingue des produits existants ou précédents par des performances supérieures sur le plan technique, de l'éco-conception, de l'ergonomie ou de ses fonctionnalités.

Pour seule illustration de ces concepts, le Gouvernement a indiqué au rapporteur général qu'"une PME du secteur de l'ameublement qui réaliserait, en collaboration avec des designers, des prototypes pour une nouvelle gamme de tables fabriquées dans des matériaux composites nouveaux, pas encore utilisés dans le secteur et plus respectueux de l'environnement que d'autres matériaux, pourrait bénéficier du CIR (partie innovation-prototype), son projet correspondant à des performances supérieures en matière d'éco-conception et d'ergonomie. A l'inverse, une modification qui se limiterait à changer de quelques centimètres le diamètre de la table ou la couleur du vernis du bois ne serait pas reconnue comme relevant de l'innovation". Cet exemple ne suffit pas à lever toutes les interrogations.

Le constat de performances supérieures sur le plan de l'éco-conception implique préalablement une définition juridique de ce dernier concept, que le présent article ne fournit pas. L'administration fiscale pourrait éventuellement s'inspirer de la définition de l'éco-conception proposée par l'Association française de normalisation (AFNOR) : la prise en compte des aspects environnementaux d'un produit, dès sa conception. Une PME dont les procédés de production cesseraient de négliger l'avenir de la planète pourrait alors bénéficier d'un soutien fiscal, sous réserve de réaliser un prototype de son nouveau produit "co-conçu".

Les performances supérieures sur le plan de l'ergonomie s'entendent du point de vue du nouveau produit, et non du point de vue des conditions de réalisation de ce produit par les personnels concernés. L'identification de performances supérieures des fonctionnalités d'un produit nouveau devrait être moins malaisée, même si une instruction fiscale devra nécessairement préciser chacune de ces notions, caractérisées pour l'heure par un certain flou.

Pourquoi un CIR "innovation" au sein du CIR "général" ?

On notera que, lors des débats parlementaires, certains députés de l'opposition avaient souhaité ne pas créer un CIR "innovation", mais seulement étendre le champ d'application du CIR, afin que les entreprises n'aient pas à opérer une distinction subtile entre l'innovation et la recherche. Ils redoutaient, en cas de contrôle, une propension du contrôleur fiscal à la requalification de dépenses de recherche et développement en dépenses d'innovation, dans la mesure où le CIR "innovation" est moins généreux que le CIR "général". Jérôme Cahuzac, ministre du Budget, a cependant conforté la position du Gouvernement en affirmant que la différence de taux entre les dépenses éligibles s'explique par le fait que "les dépenses d'innovation sont rentables à beaucoup plus court terme que les dépenses de recherche. En outre, les dépenses d'innovation sont peu génératrices d'externalités positives pour la collectivité, contrairement aux dépenses de recherche et développement".

Il en résulte que le CIR "innovation" est effectivement moins généreux que le CIR "général". D'abord, le CIR est exclusivement réservé aux petites et moyennes entreprises (PME), au sens de l'Annexe I au Règlement (CE) n° 800/2008 de la Commission, du 6 août 2008, déclarant certaines catégories d'aide compatibles avec le marché commun en application des articles 87 et 88 du Traité (Règlement général d'exemption par catégorie) (N° Lexbase : L3848IGM). Ensuite, les dépenses éligibles entrent dans la base du CIR dans la limite de 400 000 euros par an et bénéficient d'un taux d'aide de 20 %, alors que le taux du CIR est, en principe, de 30 % pour la fraction des dépenses éligibles inférieure ou égale à 100 millions d'euros (et de 5 % pour la fraction excédant ce montant). En revanche, à l'instar de ce que prévoit le droit existant pour le CIR "général", le nouveau k de l'article 244 quater B fait entrer dans l'assiette du crédit d'impôt innovation un certain nombre de dépenses afférentes ou accessoires aux opérations de conception de prototypes ou installations pilotes de nouveaux produits. Il en est ainsi des dépenses au titre du personnel directement et exclusivement affecté à la réalisation de ces opérations, des dépenses de fonctionnement, retenues à hauteur d'un forfait similaire à celui applicable pour le CIR "général" (75 % des dotations aux amortissements + 50 % des dépenses de personnel), des différentes dépenses relatives à la propriété intellectuelle des opérations, ou encore les dépenses d'innovation sous-traitées, dès lors qu'elles sont confiées à des organismes agréés, qu'il s'agisse d'entreprises ou de bureaux d'études et d'ingénierie.

  • Les nouvelles règles de l'exit tax pour les sociétés

Présentation de la réforme

L'article 30 de la loi de finances rectificative pour 2012, afin d'être en conformité avec la jurisprudence communautaire, apporte des précisions sur les modalités d'imposition en cas de transfert de siège ou d'établissement hors de France. Les sociétés résidentes qui procèdent à une telle opération sont désormais autorisées à payer de manière fractionnée la taxation immédiate des plus-values latentes afférentes aux actifs transférés en dehors du territoire national (CGI, art. 221 N° Lexbase : L0316IWM et 1763 N° Lexbase : L0315IWL).

L'évolution du droit communautaire

La Commission européenne porte une attention très vigilante aux "taxes de sortie" (exit tax), qu'elles frappent les ménages ou les entreprises. En effet, elles ne doivent pas empêcher la libre circulation des personnes, des biens, des services ou des capitaux, ni entraver la liberté d'établissement dans l'Union européenne.

La jurisprudence communautaire reconnaît néanmoins aux Etats membres la faculté d'imposer les plus-values latentes afférentes aux actifs de sociétés résidentes qui transfèrent leurs actifs dans un autre Etat membre de l'Union européenne, dès lors du moins que cette restriction à la liberté d'établissement reste proportionnée à l'objectif légitime de juste répartition de la matière imposable entre Etats membres.

Or, dans la droite ligne de l'arrêt "Marks & Spencer" (CJUE, 13 décembre 2005, aff. C-446/03 N° Lexbase : A9386DL9), qui avait rappelé que "la réduction des recettes fiscales ne saurait être considérée comme une raison impérieuse d'intérêt général pouvant être invoquée pour justifier une mesure en principe contraire à une liberté fondamentale", la Cour de justice de l'Union européenne a jugé par trois arrêts des 29 novembre 2011 (CJUE, 29 novembre 2011, aff. C-371/10 N° Lexbase : A0292H39, Dr. fisc., n° 5, février 2012, p. 42, note G. Blanluet), 6 septembre 2012 (CJUE, 6 septembre 2012, aff. C-38/10 N° Lexbase : A3087IS7) et 31 janvier 2013 (CJUE, 31 janvier 2013, aff. C-301/11 N° Lexbase : A4602I49), que les législations portugaise et hollandaise qui prévoient la taxation immédiate des plus-values latentes afférentes aux actifs de sociétés résidentes qui transfèrent leurs actifs en dehors du territoire national en même temps que leur siège social ne constituent pas une restriction proportionnée. En revanche, un paiement fractionné de l'imposition sur plusieurs années, à l'instar de ce que prévoient les législations suédoise et allemande, permet de concilier, selon la CJUE, la liberté d'établissement et l'objectif de juste répartition de la matière imposable entre Etats membres.

La Commission européenne a demandé à la France de s'expliquer sur son régime de taxation immédiate prévu à l'article 221 du CGI, le Gouvernement a préféré modifier la réglementation existante plutôt que d'attendre une probable condamnation.

Présentation du droit antérieur

Il faut avouer que la loi française était, à la fois, peu claire et non conforme au droit de l'Union européenne.

En application de l'article 221 du CGI, le transfert à l'étranger du siège ou d'un établissement stable d'une entreprise redevable de l'impôt sur les sociétés entraînait -à l'instar de la dissolution de la société ou de la création d'une personne morale nouvelle- les conséquences fiscales de la cessation d'entreprise. Il en résultait l'imposition immédiate des bénéfices non encore imposés.

Cependant, afin de mettre la législation française en conformité avec le droit de l'Union européenne, le dernier alinéa du 2 de l'article 221 prévoyait une exception au principe de taxation immédiate des bénéfices en cas de transfert à l'étranger.

Mais il existait une exception à cette exception. En effet, cette exception au principe de la cessation d'entreprise ne s'appliquait que dans la mesure où le transfert de siège d'une société française dans un autre Etat membre ne s'accompagnait pas du transfert total des actifs. A contrario, le transfert total des actifs entraînait, par conséquent, l'imposition immédiate des bénéfices d'exploitation dégagés depuis la date d'ouverture de l'exercice en cours, des bénéfices en sursis d'imposition et des plus-values latentes afférentes aux éléments d'actif immobilisé. Même en cas de transfert partiel, la taxation immédiate des actifs transférés semblait possible. Les actifs maintenus au bilan d'un établissement stable français, ainsi que les bénéfices d'exploitation et les bénéfices en sursis d'imposition restaient cependant taxables en France du fait du maintien d'un établissement stable.

Cette exception à l'exception ne ressortait nullement de la loi, mais de l'interprétation qu'en donnait l'administration dans un projet d'instruction jamais publié.

Dans ces conditions, il semblait nécessaire que la France précise expressément le régime de l'exit tax pour les entreprises, tout en se conformant à la nouvelle orientation jurisprudentielle de la CJUE.

Le nouveau régime de l'exit tax

En premier lieu, le nouveau régime opère une distinction plus claire du régime de taxation applicable selon la destination du transfert de siège ou d'établissement.

Le régime d'imposition immédiate est maintenu en cas de transfert dans un Etat étranger autre qu'un Etat membre de l'Union européenne, ou qu'un Etat partie à l'Espace économique européen (EEE), pour autant que ce dernier ait signé avec la France une convention d'assistance administrative en vue de lutter contre la fraude et l'évasion fiscales, ainsi qu'une convention d'assistance mutuelle en matière de recouvrement.

En second lieu, il est établi un régime spécifique pour les transferts de siège ou d'établissement dans un pays de l'Union européenne ou de l'EEE et qui s'accompagne du transfert d'éléments d'actifs. Il est prévu une option de paiement fractionné de l'exit tax. Cette solution semble effectivement conforme aux dernières décisions de la CJUE. Le paiement fractionné constitue incontestablement un avantage de trésorerie pour l'entreprise. Mais elle se traduit également par une charge administrative pour cette dernière, sous forme d'une déclaration annuelle à l'administration fiscale de l'Etat membre d'origine, car cet Etat doit être en mesure de suivre, en dehors de ses frontières, l'évolution de l'actif de la société, pour le cas où cet actif serait éventuellement cédé. La CJUE en a ainsi conclu que "dans ces conditions, une réglementation nationale offrant le choix à la société [...] entre, d'une part, le paiement immédiat du montant de l'imposition, qui crée un désavantage en matière de trésorerie pour cette société, mais la dispense de charges administratives ultérieures, et, d'autre part, le paiement différé du montant de ladite imposition, assorti, le cas échéant, d'intérêts selon la réglementation nationale applicable, qui est nécessairement accompagné d'une charge administrative pour la société concernée, liée au suivi des actifs transférés, constituerait une mesure qui, tout en étant propre à garantir la répartition équilibrée du pouvoir d'imposition entre les Etats membres, serait moins attentatoire à la liberté d'établissement".

La nouvelle rédaction du 2 de l'article 221 reprend cette idée. L'impôt sur les sociétés calculé à raison des plus-values latentes constatées sur les éléments de l'actif immobilisé transférés et des plus-values en report ou en sursis d'imposition est acquitté dans les deux mois suivant le transfert des actifs, soit pour la totalité de son montant, soit, sur demande expresse, pour le cinquième de son montant. Le solde est acquitté par fractions égales au plus tard à la date anniversaire du premier paiement au cours des quatre années suivantes. Au cours de cette période, la société peut choisir de solder sa dette à tout moment.

Le solde devient immédiatement exigible si la société cède les éléments d'actifs (elle réalise la plus-value) ou qu'elle les transfère dans un Etat non membre de l'Union européenne ou de l'EEE. Il en va de même en cas de dissolution de la société ou de non-respect d'une des échéances de paiement.

Lorsque la société opte pour le fractionnement de son paiement, elle est tenue d'adresser "chaque année au service des impôts des non résidents, un état conforme au modèle fourni par l'administration faisant apparaître les renseignements nécessaires au suivi des plus-values latentes sur les éléments de l'actif immobilisé transférés". A cette fin, le I de l'article 1763 du CGI applique une amende fiscale de 5 % des sommes omises en cas de défaut de production ou de caractère inexact ou incomplet des documents devant être transmis à l'administration fiscale.

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Procédure pénale

[Chronique] Chronique de procédure pénale - Février 2013

Lecture: 16 min

N5646BTB

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par Guillaume Beaussonie, maître de conférences en droit privé, membre du CRDP de l'Université François-Rabelais de Tours (EA 2116), et Madeleine Sanchez, docteur en droit, auditrice de justice

Le 07 Février 2013

Lexbase Hebdo - édition privée vous invite à retrouver, cette semaine, la chronique bimestrielle en procédure pénale de Guillaume Beaussonie, Maître de conférences en droit privé, membre du CRDP de l'Université François-Rabelais de Tours (EA 2116), et de Madeleine Sanchez, Docteur en droit, Auditrice de justice. Au sommaire de cette chronique, au principal, une séquence européenne notoire : les nouvelles condamnations de la France par la Cour de Strasbourg en raison de la motivation insuffisante des arrêts rendus par certaines cours d'assises (CEDH, 10 janvier 2013, Req. 44446/10 ; CEDH, 10 janvier 2013, Req. 53406/10 ; CEDH, 10 janvier 2013, Req. 61198/08). Parallèlement à cela, en interne, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a donné quelques précisions intéressantes relatives à la portée de l'autorité de la chose jugée au pénal sur le pénal (Cass. crim, 12 décembre 2012, n° 12-82.905, F-P+B), à la légitimité de certains pouvoirs conférés par la loi au président d'une cour d'assises (Cass. crim., 12 décembre 2012, n° 12-80.788, F-P+B), ou encore à la portée de la communication du dossier pénal à un avocat durant la garde à vue de son client (Cass. crim., 18 décembre 2012, n° 12-85.735, F-P+B). I - La portée de l'autorité de la chose jugée au pénal sur le pénal
  • L'autorité de la chose jugée est aussi un attribut des jugements erronés (Cass. crim, 12 décembre 2012, n° 12-82.905, F-P+B N° Lexbase : L9881IQZ)

Pour la Chambre criminelle de la Cour de cassation, "il se déduit de [l'article 6 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9881IQZ)], que le principe de l'autorité de chose jugée, fût-ce de manière erronée, fait obstacle à ce qu'une chambre de l'instruction remette en cause le jugement définitif par lequel la juridiction correctionnelle s'est dessaisie sans statuer sur l'action publique et a renvoyé le ministère public à mieux se pourvoir". Autrement -et moins maladroitement- dit, l'immutabilité attachée à toute décision rendue par un juge pénal, en l'occurrence le juge correctionnel, ne souffre pas des erreurs qui ont éventuellement été commises lors de cette décision, lorsqu'il n'est plus possible pour quiconque d'exercer une voie de recours (1).

En l'espèce, une personne avait fait l'objet d'une convocation par procès-verbal devant le tribunal correctionnel. Celui-ci, estimant que les investigations accomplies au cours de l'enquête n'avaient pas été suffisantes, renvoyait le ministère public à mieux se pourvoir, ce que la loi n'autorise pourtant pas dans un tel cadre (2). Le procureur de la République n'interjetait pas appel, mais il ouvrait une information contre personne non dénommée, relativement aux mêmes faits, ce que le juge d'instruction considérait comme irrégulier.

La chambre d'instruction consécutivement saisie donnait raison à ce dernier, constatant que, dans le cadre de la procédure de convocation par procès-verbal, il n'était effectivement pas dans le pouvoir du tribunal correctionnel de renvoyer le ministère public à mieux se pourvoir. Elle précisait, en renfort de sa décision, différents points de droit : le tribunal aurait alors dû vider sa saisine et statuer au fond ; le jugement prononcé aurait pu être attaqué par la voie de l'appel ; et, ayant opté pour la saisine du tribunal correctionnel, le procureur de la République ne pouvait plus, ensuite, ouvrir une information.

Malgré ces précisions, la censure tombait : soulevant d'office le moyen pris de la violation de l'article 6 du Code de procédure pénale, la Cour de cassation, sur le fondement de la règle précédemment énoncée, percevait une violation de la loi dans la décision ainsi prise par la chambre de l'instruction. Selon la Cour de cassation, en effet, en renvoyant le ministère public à mieux se pourvoir, le tribunal correctionnel s'était, "même à tort", dessaisi sans statuer sur l'action publique par un jugement devenu définitif. Ce jugement, bien que n'étant susceptible de recevoir aucune suite, faisait autorité, et ne pouvait donc pas, même indirectement, être remis en cause par une autre juridiction, quelle qu'elle soit.

Au final, comme le démontre l'absence de renvoi de l'affaire à une autre cour d'appel, la décision est de pur principe. C'est une leçon de droit donnée par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, dont le véritable intérêt est peut-être de renseigner sur la nature de la vérité qui est en cause dans tout procès, fût-ce un procès pénal : c'est une vérité judiciaire, nécessairement relative, dont il faut se contenter, quand bien même elle ne serait pas la Vérité.

Guillaume Beaussonie, Maître de conférences en droit privé, CRDP Tours (EA 2116)

II - La légitimité des pouvoirs du président d'une cour d'assises

  • La décision du président d'une cour d'assises de faire consigner au procès-verbal des débats certaines déclarations de l'accusé ne constitue pas la manifestation d'une opinion sur la culpabilité de ce dernier (Cass. crim., 12 décembre 2012, n° 12-80.788, F-P+B N° Lexbase : A1142IZC)

Les pouvoirs du président d'une cour d'assises diffèrent sur bien des points de ceux dont disposent les présidents des autres juridictions. Pour cette raison notamment, un garde-fou spécifique est posé par l'article 328 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L3546DGG), texte en vertu duquel ledit président "a le devoir de ne pas manifester son opinion sur la culpabilité" de l'accusé. C'est, finalement, rappeler que la particularité de ses pouvoirs ne délivre pas le président de la cour d'assises de son obligation d'impartialité et du respect de la présomption d'innocence.

En l'espèce, l'accusé percevait, en la décision du président de la cour d'assises de retranscrire dans le procès-verbal des débats une partie des déclarations qu'il avait tenues lors de son interrogatoire, la manifestation d'une opinion de culpabilité à son encontre. Cela paraissait plutôt opportun, l'article 328 du Code de procédure pénale ayant constitué le fondement de bien des rappels à l'ordre de présidents d'assises parfois un peu trop zélés (3).

Au surplus, propre à la cour d'assises, le procès-verbal des débats est, en principe, dressé au seul "effet de constater l'accomplissement des formalités prescrites" (4) ; ce n'est pas un acte d'information (5). Mais, tout le problème était là, l'article 379 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L3776AZU) autorise exceptionnellement et discrétionnairement le président de la cour à y faire mentionner les réponses des accusés et le contenu des dépositions. C'est ce qui s'était passé en l'espèce, où le président avait fait mentionner certaines déclarations de l'accusé dans le procès-verbal des débats.

Du point de vue de la loi, il n'y a rien à reprocher à cette pratique qui est, comme on vient de le souligner, prévue par le Code de procédure pénale. Plus largement, ce pouvoir s'inscrit dans la tradition française d'un juge fort dans sa quête de la manifestation de la vérité. La Cour de cassation rejetait donc le pourvoi, précisant simplement que "la décision du président de faire consigner au procès-verbal des débats, en application de l'article 379 du Code de procédure pénale, certaines déclarations de l'accusé, ne saurait être interprétée comme une manifestation d'opinion sur la culpabilité de ce dernier".

Du point de vue de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, en revanche, texte par ailleurs également invoqué au soutien du pourvoi formé par l'accusé, il n'est pas certain que cette affirmation de la Chambre criminelle suffise à convaincre qu'il existe alors une apparence suffisante d'impartialité, apparence dont on sait pourtant le rôle fondamental qu'elle joue, en la matière, pour la Cour de Strasbourg (6).

Guillaume Beaussonie, Maître de conférences en droit privé, CRDP Tours (EA 2116)

III - La portée de la communication du dossier pénal durant la garde à vue

  • Les pièces communiquées à l'avocat d'une personne gardée à vue se limitent à celles qui sont énumérées à l'article 63-4-1 du Code de procédure pénale ; la demande de l'avocat doit porter précisément sur les pièces autorisées (Cass. crim., 18 décembre 2012, n° 12-85.735, F-P+B N° Lexbase : A1613IZR)

Au premier abord, pas vraiment de surprise, dans cet arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 18 décembre 2012 : d'une part, le caractère incomplet de l'accès de l'avocat d'une personne faisant l'objet d'une garde à vue aux pièces de la procédure, va encore provoquer de nombreuses saisines de la Cour de cassation, dans le dessein d'obtenir son extension ; d'autre part, ces saisines auront pour seul aboutissement, soit le rappel de la loi au requérant (7), soit, le cas échéant, celui de la jurisprudence du Conseil constitutionnel (8), l'une et l'autre s'accordant sur le caractère suffisant d'un tel accès.

Pour autant, le fait que l'on puisse seulement accéder à un dossier pénal limité suppose-t-il nécessairement qu'il faille rejeter, purement et simplement, toute demande qui porterait sur l'entier dossier ? Autrement dit, la demande du dossier intégral ne porte-elle pas inéluctablement sur celle d'une partie de ce même dossier ?

La réponse de la Cour de cassation, faisant alors sien le raisonnement mené par la chambre de l'instruction, étonne : dans une telle situation, où il a seulement été demandé le dossier dans son intégralité, "il appartient à l'avocat de la personne gardée à vue qui peut consulter le procès-verbal établi en application de l'article 63-1 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9742IPI), le certificat médical établi en application de l'article 63-3 (N° Lexbase : L9745IPM) ainsi que les procès-verbaux d'audition de son client, d'en faire la demande expresse". Faute de quoi, comme en l'espèce, il n'aura accès à rien !

On s'éloigne assurément du formalisme intelligent qui caractérise généralement la procédure pénale -et qui, au demeurant, est plutôt censé protéger le mis en cause-, et cette solution n'est pas sans rappeler les temps sombres où la Chambre criminelle semblait avoir oublié que la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme s'imposait également à elle. Cela n'apparaît pas de très bon aloi, à l'heure où l'on annonce que, très prochainement, quelques arrêts strasbourgeois seront rendus sur le sujet.

Guillaume Beaussonie, Maître de conférences en droit privé, CRDP Tours (EA 2116)

IV - La motivation des arrêts rendus par les cours d'assises

Le 10 janvier 2013, la cinquième section de la Cour européenne des droits de l'Homme a rendu plusieurs décisions intéressant la motivation des arrêts rendus par les cours d'assises françaises, les recours se fondant sur l'allégation d'une violation de l'article 6-1 de la Convention européenne (N° Lexbase : L7558AIR) (9). La formulation des questions posées aux cours d'assises concernées était au coeur des solutions dégagées par la Cour de Strasbourg.

Dans l'affaire "O. contre France", le requérant était condamné le 7 juin 2006 par la cour d'assises du Morbihan pour meurtre, en récidive, à la peine de trente ans de réclusion criminelle. La cour d'assises de l'Ille-et-Vilaine, désignée pour statuer sur son appel, le condamnait le 17 octobre 2008 à la même peine, et fixait une période de sûreté à hauteur des deux tiers de la peine. La question, unique, à laquelle la cour donnait une réponse affirmative, était la suivante :

"L'accusé A. O. est-il coupable d'avoir à Lorient, département du Morbihan, entre le 27 octobre 2003 et le 7 novembre 2003, donné volontairement la mort à [L. L.] ?".

Dans l'affaire "L. contre France", le requérant, d'abord condamné le 25 avril 2007 par la cour d'assises d'Ille-et-Vilaine à la peine de douze ans de réclusion criminelle, l'était à nouveau par la cour d'assises des Côtes d'Armor le 27 mars 2009 à quinze ans de réclusion criminelle pour viols sur mineure de quinze ans par ascendant légitime, viols sur mineure de quinze ans par personne ayant autorité, et agressions sexuelles sur mineure de quinze ans par ascendant ou personne ayant autorité.

Les questions, qui portaient sur des faits commis sur deux filles et une belle-fille de l'accusé, étaient ainsi formulées:

"Question n° 1 : L'accusé O. L. est-il coupable d'avoir à La Morlaye (Oise), entre le 1er janvier 1982 et le 31 décembre 1983, commis sur la personne de [A.], par violence, contrainte ou surprise des actes de pénétration sexuelle de quelque nature qu'ils soient ?

Question n° 2 : [A.], née le 20 juin 1977, était-elle, à la date des faits ci-dessus spécifiées à la question n° 1, âgée de moins de quinze ans ?

Question n° 3 : L'accusé O. L. est-il le père légitime de [A.] ?

Question n° 4 : L'accusé O. L. est-il coupable, en tant que citoyen français, d'avoir à La Panne (Royaume de Belgique), entre le 1er juillet 1985 et le 15 septembre 1985, commis sur la personne de [S. P.], par violence, contrainte ou surprise, des actes de pénétration sexuelle de quelque nature qu'ils soient ?

Question n° 5 : [S. P.], née le 8 août 1973, était-elle, à la date des faits ci-dessus spécifiés à la question n° 4, âgée de moins de quinze ans ?

Question n° 6 : L'accusé O. L. avait-il, à la date des faits ci-dessus spécifiés à la question n° 4, autorité sur [S. P.], comme étant le mari de la mère de cette mineure, celle-ci résidant chez eux ?

Question n° 7 : L'accusé O. L. est-il coupable d'avoir à Vieux-Viel, département d'Ille-et-Vilaine, entre le 1er mars 1999 et le 31 mars 2000, commis des attentats à la pudeur sur la personne de [M.], mineure de quinze ans comme étant née le 8 mars 1986 ?

Question n° 8 : Les attentats à la pudeur ci-dessus spécifiés à la question n° 7 ont-ils été commis avec violence, contrainte ou surprise ?

Question n° 9 : L'accusé O. L. est-il le père légitime de [M.] ?

Question subsidiaire n° 1 : L'accusé O. L. est-il coupable d'avoir à Vieux-Viel, département d'Ille-et-Vilaine, entre le 1er mars 1999 et le 31 décembre 2000, commis sur la personne de [M.], par violence, contrainte, menace ou surprise, des agressions sexuelles exemptes d'actes de pénétration ?

Question subsidiaire n° 2 : [M.], née le 8 mars 1986, était-elle, à la date des faits ci-dessus spécifiés à la question subsidiaire n° 1, âgée de moins de 15 ans ?

Question subsidiaire n° 3 : L'accusé O. L. est-il le père légitime de [M.] ?"

La cour répondait "oui à la majorité de dix voix au moins" aux six premières questions et aux trois questions subsidiaires, "non" à la septième question, les questions 8 et 9 étant considérées "sans objet".

Enfin, dans l'affaire "A. contre France", le requérant bénéficiait tout d'abord d'un non-lieu après une instruction diligentée pour meurtre. Après la découverte du faux témoignage de son épouse, une instruction était réouverte pour charges nouvelles. Le requérant était acquitté le 20 décembre 2006 par la cour d'assises des Alpes-Maritimes. Sur appel du ministère public, il était finalement condamné le 11 octobre 2007, pour meurtre, par la cour d'assises des Bouches-du-Rhône à la peine de vingt ans de réclusion criminelle. Les questions étaient les suivantes:

"Questions principales :

1 - L'accusé M. A. est-il coupable d'avoir à Nice (département des Alpes Maritimes), entre le 26 octobre et le 2 novembre 1977, en tout cas sur le territoire national et depuis temps non couvert par la prescription de l'action publique, volontairement donné la mort à [A.R.] ?

2 - L'accusé M. A. avait-il, préalablement à sa commission, formé le dessein de commettre le meurtre ci-dessus spécifié ?

Questions subsidiaires :

3 - Est-il constant qu'à Nice (département des Alpes Maritimes), entre le 26 octobre et le 2 novembre 1977, en tout cas sur le territoire national et depuis temps non couvert par la prescription de l'action publique, il a été donné volontairement la mort à [A.R.] ?

4 - Le meurtre spécifié à la question n° 3 a-t-il été commis avec préméditation ?

5 - L'accusé M. A. est-il coupable d'avoir à Nice (département des Alpes Maritimes), entre le 26 octobre et le 2 novembre 2007 [sic], en tout cas sur le territoire national et depuis temps non couvert par la prescription de l'action publique, donné des instructions en vue de commettre le meurtre spécifié à la question n° 3 et qualifié à la question n° 4 ?

- L'accusé M. A. est-il coupable d'avoir à Nice (département des Alpes Maritimes), entre le 26 octobre et le 2 novembre 2007 [sic], en tout cas sur le territoire national et depuis temps non couvert par la prescription de l'action publique, sciemment, par aide ou assistance, facilité la préparation ou la consommation du meurtre spécifié à la question n° 3 et qualifié à la question n° 4 ?".

Il fut répondu "oui à la majorité de dix voix au moins" aux deux questions principales, les questions subsidiaires étant considérées "sans objet".

Dans chacune de ces affaires, un pourvoi en cassation s'appuyant notamment sur la violation de l'article 6-1 de la Convention européenne faute de motivation de l'arrêt de condamnation, était formé. Tous étaient rejetés par la Chambre criminelle de la Cour de cassation, dont la position de l'époque consistait à dire que "sont reprises dans l'arrêt de condamnation les réponses qu'en leur intime conviction, magistrats et jurés composant la cour d'assises [...], statuant dans la continuité des débats, à vote secret et à la majorité qualifiée des deux tiers, ont donné aux questions sur la culpabilité, les unes, principales, posées conformément au dispositif de la décision de renvoi, les autres, subsidiaires, soumises à la discussion des parties ; [...] en cet état, et dès lors qu'ont été assurés l'information préalable sur les charges fondant la mise en accusation, le libre exercice des droits de la défense ainsi que le caractère public et contradictoire des débats, l'arrêt satisfait aux exigences légales et conventionnelles invoquées" (10).

Pourtant, les utilités de la motivation des décisions de justice sont multiples. En plus de l'obliger à se justifier (11), elle permet le contrôle d'un degré minimal de persuasion du juge (12), qui doit non seulement être convaincu puisque, en matière pénale, le doute conduit à la relaxe ou à l'acquittement, mais aussi convaincre (13). Ces fonctions sont, comme l'énonce la Cour européenne, propres à prévenir l'arbitraire de la juridiction de jugement, autre fonction essentielle de la motivation. En effet, l'arbitraire disparaît derrière la preuve, puisque cette dernière implique une démonstration et ne se contente pas d'assertions sans fondement.

Il en résulte que la Cour européenne considère que, même si "la Convention ne requiert pas que les jurés donnent les raisons de leur décision et [si] l'article 6 ne s'oppose pas à ce qu'un accusé soit jugé par un jury populaire même dans le cas où son verdict n'est pas motivé. Il n'en demeure pas moins que, pour que les exigences d'un procès équitable soient respectées, le public et, au premier chef, l'accusé doit être à même de comprendre le verdict qui a été rendu. C'est là une garantie essentielle contre l'arbitraire" (14), formule reprise dans les affaires tranchées le 10 janvier 2013.

Il fallait donc que la France trouve un système combinant adroitement l'exigence de motivation, à laquelle la Cour de Strasbourg n'impose pas de formalisme particulier, et les particularités de la procédure pénale française, au rang desquelles figure le secret des délibérés.

L'article 365-1 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9537IQB) issu de la loi n° 2011-939 du 10 août 2011 (N° Lexbase : L9731IQH) semble avoir trouvé le bon équilibre. Il prévoit que le président ou l'un des magistrats assesseurs rédige la motivation de l'arrêt, cette dernière consistant, en cas de condamnation, "dans l'énoncé des principaux éléments à charge qui, pour chacun des faits reprochés à l'accusé, ont convaincu la cour d'assises. Ces éléments sont ceux qui ont été exposés au cours des délibérations menées par la cour et le jury [...], préalablement aux votes sur les questions. La motivation figure sur un document annexé à la feuille des questions appelé feuille de motivation, qui est signée conformément à l'article 364" (N° Lexbase : L4373AZY).

Dans les trois espèces soumises à notre lecture, la loi du 10 août 2011 n'avait pas encore été votée et, comme cela a été indiqué plus haut, la Cour de cassation avait maintenu sa position ancienne : est conforme à la Convention européenne la simple réponse par oui ou par non aux questions formulées à l'attention de la cour d'assises.

La censure de la Cour européenne des droits de l'Homme paraissait donc inéluctable. Elle a bien été la solution choisie dans les affaires "A. et O. contre France". A l'occasion de ces deux procédures, après avoir rappelé que de nombreuses garanties étaient offertes à l'accusé par le droit français, elle a constaté que, dans les circonstances très complexes de l'espèce, les questions étaient non circonstanciées et laconiques, alors que les faits étaient très contestés, et elle a conclu à la violation de l'article 6-1 de la Convention.

En revanche, dans l'affaire "L. contre France", la Cour européenne a estimé que le droit au procès équitable du requérant avait été respecté. A la différence des deux autres affaires, elle relève que l'affaire n'était pas complexe. Elle ajoute que, malgré l'absence de distinction entre les éléments de violence, de contrainte, de menace ou de surprise, le requérant "ne saurait prétendre avoir été, pour cette seule raison, empêché de comprendre le verdict qui a été rendu, en particulier compte tenu de la circonstance que les faits ont été commis par un ascendant sur des victimes mineures de son entourage immédiat" (15). La Cour souligne, enfin, que "douze questions, composant un ensemble précis et exempt d'ambiguïté sur ce qui était reproché au requérant, ont été posées".

Si l'on peut comprendre le premier argument, les suivants ne manqueront pas d'étonner. Ainsi, la prétendue précision des questions posées à la cour d'assises ne convainc pas. En effet, dans ces trois affaires jugées le 10 janvier 2013, les questions posées ne portaient que sur les éléments constitutifs des infractions reprochées, avec ou sans circonstance aggravante selon le cas, et avec question sur la complicité le cas échéant. Les formules retenues étaient, toutes, la reprise de ce que l'on nomme la "qualification détaillée" de chaque infraction, utilisée de la mise en examen à l'ordonnance de mise en accusation dans le cadre d'une information judiciaire. Cette formule permet la précision d'éléments de fait, comme, en cas d'agressions sexuelles, la nature même des actes reprochés, ou, en cas d'homicide volontaire, celle du geste mortifère par exemple. Aucune précision de la sorte ne figure dans les questions posées à la cour d'assises des Côtes d'Armor dans l'affaire "L. contre France". La seule différence pertinente de traitement entre l'affaire "L. contre France" et les affaires "O. et A. contre France" réside dans l'absence de complexité de la première, l'argument relatif aux qualificatifs de violence, contrainte, menace ou surprise ne pouvant convaincre, puisqu'il revient à considérer que l'accusé, déclaré coupable, sait forcément ce dont on l'accuse, explication qui lui fait justement défaut et dont il a voulu se plaindre devant la Cour européenne des droits de l'Homme.

La conséquence principale des deux condamnations de la France consiste dans l'ouverture pour les requérants du droit à voir réexaminer la décision pénale rendue en violation de la Convention européenne dont la procédure, introduite par la loi n° 2000-516 du 15 juin 2000 (N° Lexbase : L0618AIQ) aux articles 626-1 et suivants du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L4001AZ9). La presse a déjà relayé la décision de la commission de réexamen saisie par M. A., et qui conduit ce dernier à effectuer un troisième passage devant une cour d'assises (16).

Madeleine Sanchez, docteur en droit, auditrice de justice


(1) Sur l'autorité de la chose jugée en droit pénal, voir A. Botton, Contribution à l'étude de l'autorité de la chose jugée au pénal sur le civil, Bibl. sc. crim., t. 49, LGDJ, 2010.
(2) La confusion de la juridiction correctionnelle provient sans doute du fait que cela est possible en matière de comparution immédiate, les règles relatives aux deux procédures étant présentées dans un même paragraphe du Code de procédure pénale (C. pr. pén., art. 393 et s. N° Lexbase : L3799AZQ). Mais l'article 397-2 (N° Lexbase : L3722IGX), qui autorise un renvoi du dossier au procureur de la République, ne concerne que la comparution immédiate. Voir d'ailleurs, à cet égard, nos observations : Chronique de procédure pénale - Décembre 2012, Lexbase Hebdo n° 509 du 13 décembre 2012 - édition privée (N° Lexbase : N4867BTG).
(3) Voir H. Angevin, Jcl. Proc. pén., art. 323 à 346, Fasc. 20 : cour d'assises. - Débats. - Production et discussion des preuves. - Déroulement des débats, nos 40 et s..
(4) C. pr. pén., art. 378 (N° Lexbase : L3775AZT).
(5) Cass. crim., 22 mars 1873, Bull. crim., n° 79.
(6) Voir par exemple CEDH, 14 mai 1989, Req. 10486/83 (N° Lexbase : A2759I7C).
(7) C. pr. pén., art. 63-4-1 (N° Lexbase : L9630IPD).
(8) Cons. const., décision n° 2011-191/194/195/196/197 QPC, du 18 novembre 2011, "Garde à vue II" (N° Lexbase : A9214HZB).
(9) En plus des présentes décisions, voir aussi : CEDH, 10 janvier 2013, Req. 30010/10, F. c/ France (N° Lexbase : A0314I3Z), Req. 60995/09, V. c/ France (N° Lexbase : A0321I3B).
(10) Cass. crim., 14 octobre 2009, n° 08-86.480, FP-P+F (N° Lexbase : A9993ELP), Bull. crim., n° 170. Dans le même sens : Cass. crim., 20 janvier 2010, n° 09-80.772 (N° Lexbase : A0665ESG), n° 09-82.186 (N° Lexbase : A7901ER3), n° 09-80.009 (N° Lexbase : A7888ERL), F-D; Cass. crim., 20 janvier 2010, n° 09-80.652 (N° Lexbase : A7891ERP), Bull. crim., n° 13 ; Cass. crim., 20 janvier 2010, n° 08-88.301 (N° Lexbase : A7784ERQ), Bull. crim., n° 14 ; Cass. crim., 15 juin 2011, n° 10-80.508, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A6187HTC) : voir notre note, Chronique de procédure pénale - Juillet 2011, Lexbase Hebdo n° 450 du 28 juillet 2011 - édition privée (N° Lexbase : N7203BSL).
(11) Un magistrat de la Cour de cassation considère que la justification rationnelle de la décision constitue la fonction primordiale de la motivation : J.-P. Ancel, La rédaction de la décision de justice en France, RIDC, 1998, p. 841, spéc. p. 848.
(12) En ce sens, voir M.-C. Nagouas-Guérin, Mythe et réalité du doute favorable en matière pénale, RSC, 2002, p. 283, spéc. p. 287.
(13) Selon le mot d'un auteur, "est preuve, non ce qui est convaincant, mais ce qui a convaincu, et bien plus, a convaincu le juge" : C. Lombois, La présomption d'innocence, Pouvoirs, n° 55, 1990, p. 89.
(14) CEDH, 2 février 1999, Req. 31913/96, Saric c/ Danemark ; CEDH, 16 novembre 2010, Req. 926/05, Taxquet c/ Belgique (N° Lexbase : A0241GHE) [GC], § 89.
(15) § 65.
(16) Sous réserve de vérification, la décision de la commission de réexamen n'étant pas encore publiée au jour où ces lignes sont écrites.

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Rel. individuelles de travail

[Manifestations à venir] Réseaux sociaux internes, vers un nouveau dialogue social dans l'entreprise

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N5711BTP

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Le 07 Février 2013

A l'occasion de la remise des diplômes à la promotion 2011-2012, l'Association des anciens élèves du Master Professionnel en apprentissage "Développement des Ressources Humaines" de l'Ecole de Management de Paris I - Sorbonne organise une conférence le vendredi 22 février 2013 de 18h30 à 20h00 à l'amphithéâtre Lefebvre en Sorbonne sur le thème : "Réseaux sociaux internes, vers un nouveau dialogue social dans l'entreprise"
  • Avec la participation de

- Sébastien Lebreton, Directeur des Ressources Humaines France, Alcatel-Lucent ;

Olivier Durecu, Secrétaire CFDT du Comité de Groupe, Alcatel-Lucent France ;

Laurent Mahieu, Secrétaire général adjoint Cadres-CFDT, Membre du Bureau du Conseil d'Administration de l'Apec et administrateur de l'Anact ;

- Laurence Pécaut-Rivolier, Conseiller référendaire à la Chambre Sociale de la Cour de cassation ;

Gilles Trudeau, professeur à la Faculté de droit de Montréal ;

La conférence sera animée par Jean-Emmanuel Ray, professeur à l'Ecole de droit de la Sorbonne, co-Directeur du M2 Pro "Développement des RH".

  • Renseignements et inscriptions

Entrée gratuite, mais nombre de places limité

Inscription obligatoire à l'adresse

Se munir d'une carte d'identité

Entrée par la place de la Sorbonne, 75005 (Métro Cluny, Odéon ou RER Luxembourg).

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Rupture du contrat de travail

[Jurisprudence] Nouvelles illustrations de l'obligation de sécurité de résultat de l'employeur

Réf. : Cass. soc., deux arrêts, 23 janvier 2013, n° 11-18.855, FS-P+B (N° Lexbase : A8713I34) et n° 11-20.356, FS-P+B (N° Lexbase : A8754I3M)

Lecture: 6 min

N5632BTR

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 07 Février 2013

Deux nouveaux arrêts rendus par la Chambre sociale de la Cour de cassation, le 23 janvier 2013, illustrent la fermeté de la Haute juridiction à l'égard des employeurs lorsqu'est en cause le non-respect de leur obligation de sécurité de résultat. Dans la première affaire, c'est la frontière entre vie personnelle et vie professionnelle qui cède devant un employeur qui avait agressé un salarié en dehors du temps et du lieu de travail mais pour un "différend d'ordre professionnel" (I). Dans la seconde, une salariée avait attendu plusieurs mois pour prendre acte de la rupture de son contrat de travail, et a obtenu gain de cause (II).
Résumés

- Cass. soc., 23 janvier 2013, n° 11-20.356, FS-P+B : justifie la prise d'acte de la rupture de son contrat de travail le fait pour un employeur d'agresser verbalement une salariée, en congé de maladie depuis le matin, au cours d'une soirée où celle-ci se trouvait à son club de bridge, peu important que les faits, qui étaient relatifs à un différend d'ordre professionnel, se soient déroulés en dehors du temps et du lieu de travail.

- Cass. soc., 23 janvier 2013, n° 11-18.855, FS-P+B : l'employeur, tenu d'une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, manque à cette obligation lorsqu'un salarié est victime sur le lieu de travail de violences physiques ou morales, exercées par l'un ou l'autre de ses salariés, quand bien même il aurait pris des mesures pour faire cesser ces agissements.

Commentaire

I - Responsabilité de l'employeur et "différend d'ordre professionnel"

Cadre juridique. L'employeur est débiteur, à l'égard de ses salariés, d'une obligation de sécurité de résultat qui l'oblige à répondre des atteintes réalisées à leur santé, ou à leur sécurité.

Même si cette obligation a été formellement déconnectée du contrat de travail depuis 2005 (1) et qu'elle est fondée sur les dispositions du Code du travail et les Directives communautaires pertinentes (2), il s'agit d'une responsabilité qu'on pourrait qualifier de "professionnelle", c'est-à-dire liée aux relations professionnelles entretenues avec le salarié. Mais qu'en est-il lorsque le différend qui oppose le salarié à son employeur se déroule en dehors du temps et du lieu de travail ?

Dans de nombreuses hypothèses, c'est l'employeur qui invoque contre le salarié certains faits, et ce dernier se défend en opposant leur caractère non-professionnel ; on sait toutefois que cet argument n'empêche pas que le salarié, auteur par exemple de faits de harcèlement commis en dehors du temps et du lieu de travail (3), soit sanctionné disciplinairement dès lors que ces faits se rattachent à la vie professionnelle. Il suffit de constater que les protagonistes sont collègues de travail pour que le rattachement à l'exécution du contrat de travail soit établi (4), à plus forte raison lorsque le salarié coupable a abusé du pouvoir que lui conféraient ses fonctions (5). On peut d'ailleurs considérer que ces faits, quoique commis en dehors du temps de travail, continuent de produire des effets sur la durée, à l'instar d'un salarié qui consomme des stupéfiants pendant ses temps de repos mais qui se trouve encore sous l'emprise des effets lorsqu'il reprend son service (6).

Problématique particulière. Mais peut-on également en tirer des incidences professionnelles, singulièrement permettre au salarié de demander à la juridiction prud'homale la résiliation judiciaire, aux torts de l'employeur, du contrat de travail, voire prendre acte de cette rupture pour cette raison, lorsque ce sont les faits reprochés à l'employeur qui ont été commis en dehors du temps et du lieu de travail ? C'est à cette question que répond positivement la Cour de cassation, comme on pouvait d'ailleurs s'y attendre.

L'affaire. Une salariée embauchée en qualité de pharmacienne avait été agressée par son employeur alors qu'elle se trouvait à son club de bridge, en dehors de ses heures de travail. Celui-ci lui reprochait, en effet, de s'être fait porter absente le jour même et pour des raisons médicales, et avait fait irruption, le soir même, au club de bridge de la salariée pour lui réclamer de manière très vindicative le justificatif de son arrêt de travail. L'intervention avait été très mal vécue par la salariée car la Cour de cassation relève que "l'intéressée, choquée, s'était trouvée dans un état de sidération nécessitant le secours des personnes présentes".

L'employeur tentait d'obtenir la cassation de l'arrêt qui avait considéré que la prise d'acte, par la salariée, de la rupture de son contrat de travail, devait produire les effets d'un licenciement sans cause réelle et sérieuse, et faisait valoir, dans le cadre de son pourvoi, que les faits en cause "étaient sans relation avec les obligations contractuelles de l'employeur comme s'étant produits en dehors du lieu et du temps de travail, [et] ne pouvaient constituer une faute ou un manquement de l'employeur à ses obligations contractuelles justifiant le prononcé d'une prise d'acte de la rupture aux torts de l'employeur".

L'argument n'a pas convaincu la Haute juridiction qui rejette le pourvoi après avoir relevé que ces faits "étaient relatifs à un différend d'ordre professionnel", peu important dès lors qu'ils "se soient déroulés en dehors du temps et du lieu de travail".

Une sévérité justifiée. Cette solution est parfaitement justifiée car on sait que la conclusion d'un contrat de travail créé, entre le salarié et l'employeur, une situation juridique qui s'étend au-delà du temps et du lieu de travail. Dès lors, il est logique que soient rattachés au contrat de travail les "différends d'ordre professionnel", à plus forte raison quand c'est l'employeur qui repousse les frontières séparant la sphère personnelle de la sphère professionnelle (7).

Utilisé pour la première fois à notre connaissance par la Haute juridiction, ce critère, qui succède à d'autres qui visent à saisir la même réalité (8), nous semble particulièrement opportun pour assouplir la frontière qui sépare les sphères professionnelle et personnelle, singulièrement lorsque le franchissement de cette frontière est imputable à l'employeur (9).

II - L'employeur garant de la sécurité des salariés dans l'entreprise

L'affaire. Une salariée avait rencontré des difficultés relationnelles importantes avec son responsable hiérarchique direct qui avait fait l'objet d'une première mise à pied disciplinaire. Après une nouvelle plainte de l'intéressée, appuyée par certains collègues, l'employeur avait saisi l'inspection du travail d'une demande d'autorisation de licenciement, puisque l'intéressé était délégué syndical, qui lui avait été refusée. Trois jours après un nouvel avertissement, une altercation avait eu lieu entre la salariée et son supérieur qui l'avait insultée et bousculée. L'employeur avait alors réalisé une déclaration d'accident du travail et obtenu l'autorisation de licencier l'agresseur. La salariée avait pour sa part saisie la juridiction prud'homale d'une demande de dommages et intérêts en réparation du manquement de l'employeur à son obligation de sécurité, puis pris acte de la rupture de son contrat de travail.

La juridiction prud'homale avait considéré que la prise d'acte par la salariée devait produire les effets d'une démission, après avoir considéré que cette rupture était intervenue 21 mois après les premiers faits, et que le manquement de l'employeur à son obligation de sécurité de résultat ne revêt pas, compte tenu de l'existence d'un affrontement entre deux salariés titulaires de postes de direction, un caractère de gravité de nature à justifier la prise d'acte.

C'est cette décision qui se trouve ici cassée, la Haute juridiction ayant considéré que "l'employeur, tenu d'une obligation de sécurité de résultat en matière de protection de la santé et de la sécurité des travailleurs, manque à cette obligation lorsqu'un salarié est victime sur le lieu de travail de violences physiques ou morales, exercées par l'un ou l'autre de ses salariés, quand bien même il aurait pris des mesures pour faire cesser ces agissements".

Une sévérité excessive ? Si nous comprenons la règle posée, nous avouons ne plus comprendre son application dans des espèces comme celle-ci. Qu'un salarié prenne acte de la rupture de son contrat de travail dans le prolongement de faits de harcèlement, ou de discrimination, dont il est la victime, et qu'on lui permettre de quitter l'entreprise en en imputant la rupture à son employeur, en sa qualité de victime, semble légitime (10). Mais lorsqu'un temps aussi long sépare les faits qui justifient la prise d'acte, et celle-ci, alors on peut se douter de la cause même de la prise d'acte, et de leur caractère déterminant.

Jusqu'à présent, l'argument n'a jamais convaincu la Cour de cassation qui a toujours refusé d'examiner le comportement de l'employeur pour le dégager de toute responsabilité (11), qu'il s'agisse d'observer que l'employeur avait modifié les conditions d'exécution du contrat de travail de la victime pour le soustraire à l'influence néfaste d'un collègue de travail (12), ou d'envisager la question du point de vue de la force majeure exonératoire (13).

Mais lorsque l'employeur a réagi et qu'un délai assez long est intervenu, on se demande si l'argument tiré du harcèlement demeure pertinent pour justifier la rupture (14). Ne pourrait-on alors pas considérer que le salarié, victime de harcèlement, devrait réagir dans un délai relativement rapide pour prendre acte de la rupture, à l'image de l'employeur qui doit sanctionner rapidement le salarié une fois les faits établis, bref de subordonner la prise d'acte aux torts par le salarié à l'existence d'une faute grave de l'employeur, et ce pour éviter les effets d'aubaine ?


(1) Cass. soc., 29 juin 2005, n° 03-44.412, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8545DIC), Dr., soc. 2005, p. 971, chron. J. Savatier ; Cass. soc., 28 février 2006, n° 05-41.555, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A2163DNG), Dr. soc., p. 214, obs. J. Savatier.
(2) En ce sens notre étude Droit du travail et responsabilité civile, RDT, 2007, p. 752.
(3) Parfois le critère de rattachement est simplement le lieu de travail, même si les faits sont commis en dehors du temps de travail : Cass. soc., 4 octobre 2011, n° 10-18.862, FS-P+B (N° Lexbase : A5970HYR) : ainsi le salarié "qui avait laissé son chien pendant trois heures à l'intérieur de son véhicule stationné sur le parking de l'entreprise et n'avait pas été en mesure de l'empêcher d'attaquer une salariée sur ce parking, la cour d'appel a ainsi caractérisé un manquement du salarié à son obligation de ne pas mettre en danger, dans l'enceinte de l'entreprise, d'autres membres du personnel", v. les obs. de S. Tournaux, L'obligation de sécurité du salarié à l'égard de ses collègues, Lexbase Hebdo n° 458 du 20 octobre 2011 - édition sociale (N° Lexbase : N8229BSL).
(4) Cass. soc., 19 octobre 2011, n° 09-72.672, FS-P+B (N° Lexbase : A8479HYP) : "en contact en raison de son travail".
(5) Cass. soc., 11 janvier 2012, n° 10-12.930, FS-P+B, sur le second moyen (N° Lexbase : A5262IA7), v. les obs. de L. Casaux-Labrunée, Le harcèlement sexuel en dehors du temps et du lieu de travail constitue une faute grave, Lexbase Hebdo n° 470 du 26 janvier 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N9830BSU).
(6) Constitue une faute grave le fait pour un salarié, appartenant au personnel critique pour la sécurité d'une compagnie aérienne, de consommer des drogues dures pendant des escales entre deux vols, se trouvant ainsi sous l'influence de produits stupéfiants pendant l'exercice de ses fonctions : Cass. soc., 27 mars 2012, n? 10-19.915, FS-P+B (N° Lexbase : A9930IGU), v. les obs. de S. Tournaux, Frontière entre vie personnelle et vie professionnelle : l'influence de la sécurité au travail, Lexbase Hebdo n°481 du 12 avril 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N1356BTE).
(7) Sur ces franchissements de frontière : L. Casaux-Labrunée, Vie privée des salariés et vie de l'entreprise, Dr. soc., 2012, p. 331.
(8) Ainsi le critère du "rattachement à la vie de l'entreprise" (Cass. soc., 10 février 2008, n° 07-41.820, FS-P+B N° N° Lexbase : A7240EBR : "les propos injurieux tenus par le salarié concernait sa supérieure hiérarchique et avaient été prononcés devant trois adultes qu'il était chargé d'encadrer : [...] le fait litigieux se rattachait à la vie de l'entreprise").
(9) V. notre étude, Amour et travail : retour sur un retour sur un drôle de ménage, Dr. soc., 2010, p. 35.
(10) Cass. soc., 3 février 2010, n° 08-40.144, FP-P+B+R (N° Lexbase : A6060ERU), août à décembre, mais dans l'intervalle la salariée continuait à subir les effets de la situation dégradée depuis le mois d'août, v. les obs. de S. Tournaux, La vigueur retrouvée de l'obligation de sécurité de résultat, Lexbase Hebdo n°383 du 18 février 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N2358BNN) ; Cass. soc., 3 février 2010, n° 08-44.019, FP-P+B+R (N° Lexbase : A6087ERU), 17 mars à 31 mars ; Cass. soc., 15 décembre 2010, n° 09-41.099, F-D (N° Lexbase : A2481GN9), 7 juillet à 10 août.
(11) Solution constante depuis Cass. soc., 21 juin 2006, n° 05-43.914, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A9600DPA), v. nos obs., L'employeur responsable du harcèlement moral dans l'entreprise, Lexbase Hebdo n° 223 du 13 juillet 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N0835ALI).
(12) Cass. soc., 19 janvier 2012, n° 10-20.935, F-D (N° Lexbase : A1504IBC).
(13) Cass. soc., 4 avril 2012, n° 11-10.570, FS-P+B (N° Lexbase : A1271IIW), v. les obs., L'employeur peut-il s'exonérer de son obligation de sécurité de résultat ?, Lexbase Hebdo n° 482 du 19 avril 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N1460BTA).
(14) La question pourrait se poser en des termes identiques s'agissant de la qualification de faute inexcusable en droit de la sécurité sociale ; dans cette hypothèse le constat de l'absence de mesures de prévention ou de réaction pourra être pris en compte : dernièrement Cass. civ. 2, 8 novembre 2012, n° 11-23.855, F-D (N° Lexbase : A6811IW8), v. les obs., de M. Del Sol, Accident cardiaque du salarié : les pratiques managériales liées au stress au révélateur de l'obligation de sécurité et de la faute inexcusable, Lexbase Hebdo n° 510 du 20 décembre 2012 - édition sociale (N° Lexbase : N4958BTS).

Décision

- Cass. soc., 23 janvier 2013, n° 11-18.855, FS-P+B (N° Lexbase : A8713I34)

Cassation partielle, CA Douai, 31 mars 2011, n° 10/01368 (N° Lexbase : A6262HSQ)

Textes visés : C. trav., art. L. 1231-1 (N° Lexbase : L8654IAR), L. 1232-1 (N° Lexbase : L8291IAC) et L. 4121-1 (N° Lexbase : L3097INZ)

Mots-clés : obligation de sécurité de résultat, harcèlement, prise d'acte

Liens base :

- Cass. soc., 23 janvier 2013, n° 11-20.356, FS-P+B (N° Lexbase : A8754I3M)

Rejet, CA Paris, Pôle 6, 10ème ch., 3 mai 2011

Textes concernés : C. trav., art. L. 1231-1 (N° Lexbase : L8654IAR), L. 1237-1 (N° Lexbase : L1389H9C), L. 1232-1 (N° Lexbase : L8291IAC) et L. 1235-1 (N° Lexbase : L1338H9G)

Mots-clés : obligation de sécurité de résultat, différend d'ordre professionnel, prise d'acte

Liens base :

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Transport

[Manifestations à venir] Le contexte environnemental du transport de marchandises

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N5629BTN

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Le 08 Février 2013

Le Master 2 Droit des Transports de l'Université Toulouse 1 Capitole, dirigé par le Professeur Christophe Paulin, organise, le 21 février 2013, en présence de M. Dominique Bussereau, ancien ministre, Député et Président du Conseil général de la Charente-Maritime, un colloque ayant pour thème "Le contexte environnemental du transport de marchandises". Le transport de marchandises est source de nombreuses incidences environnementales négatives. L'émission de gaz à effets de serre, l'épuisement des ressources de combustibles fossiles, les déversements d'hydrocarbures en mer en sont des exemples types. Or les législateurs national et communautaire interviennent de plus en plus en matière de transport et d'environnement pour permettre d'articuler les deux et d'obtenir une mobilité durable. L'enjeu de ce colloque est de répondre aux questions des professionnels du transport en la matière et de leur permettre de se mettre en conformité avec les exigences environnementales sans cesse plus poussées.
  • Programme

Matinée

- 8h00 : Petit-déjeuner

- 8h30 : Le renforcement des activités de fret ferroviaire pour une meilleure réalisation des objectifs environnementaux
M. Chauvineau, Président de l'association Objectif OFP

- 9h15 : Une impulsion nécessaire pour aller dans le sens d'un transport plus propre : la mise en place de l'éco-taxe
M. Sacuto, Responsable de la division des transports routiers - Service Transports Infrastructures et Déplacements - DREAL Midi Pyrénées

- 10h : Pause

- 10h30 : Vers une alternative aux carburants fossiles : le développement des biocarburants.
M. Gillmann, Ingénieur d'affaires stratégie biocarburants, Total Marketing & services

- 11h15 : Vers un transport aérien plus respectueux de l'environnement
M. Albano, Directeur délégué environnement Air France

- 12h : Débat - Pause déjeuner - Buffet

Après-midi

- 14h00 : L'aménagement et l'exploitation des ports maritimes eu égard aux normes imposées pour le transport et la manutention des marchandises dangereuses
M. Rezenthel, Docteur en droit et avocat

-14h15 : La responsabilité des professionnels du transport en matière de transport maritime (exemple de l'Erika)
M. Banel, Délégué général de l'association des Armateurs de France

- 15h30 Pause

- 16h00 - La promotion du transport maritime : la nécessité de la mise en place de l'Ecobonus à la française
M. Millour, Délégué général du BP2S

- 16h45 : Débat - Cocktail

  • Lieu

Amphithéâtre Colloque MI V
Manufacture des Tabacs
21, Allée de Brienne 31 000 Toulouse

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